mardi 8 novembre 2016

Où sont les insurgés d’octobre 2014 au Burkina Faso ? (1/2)



Ainsi naissent les révolutions... Et, comme tout ce qui naît,
elles peuvent aussi mourir.

Ils n’ont pas disparu, c’est certain, mais beaucoup sont mécontents, s’impatientent, se lamentent et gémissent, ou doutent. Mais que font-ils pour renouer avec l’élan insurrectionnel de 2014 ? À qui la faute ? À qui faut-il s’en prendre si les promesses de l’insurrection ne sont pas (toutes) tenues ?

Loin des nostalgiques de l’ancien pouvoir trentenaire, mais aussi sans se complaire dans la critique fatiguée et fatigante de ce régime débandé, on soutient fermement et rigoureusement ici que si l’élan révolutionnaire et prometteur est freiné et brisé aujourd’hui, c’est parce qu’il manque à l’insurrection de 2014 une dynamique et une force politiques qui lui restent fidèles et la (sup)portent.
Illusions et désillusions des insurgés
Pourtant ce sont, pour la plupart d’entre eux, des insurgés qui sont aujourd’hui au pouvoir et qui nous gouvernent, puisqu’ils appartiennent à un parti (MPP) qui a composé l’ancien CFOP dont la mobilisation, jointe à celle de la société civile, a abouti à l’insurrection fatale aux ennemis de l’alternance démocratique. Comment se fait-il donc que des insurgés soient ou puissent être aujourd’hui mécontents d’un pouvoir aux mains de dirigeants qui étaient eux-mêmes, en 2014, des insurgés ?

On s’abstient ici de toute critique facile et superficielle du pouvoir burkinabè actuel, pour cette raison qu’il ne s’est pas imposé à nous par la force d’un coup d’Etat, mais a été librement et démocratiquement choisi par les burkinabè. Ce qui ne veut pas dire qu’aucune critique ne devrait ni ne pourrait être formulée contre ce pouvoir et certaines de ses décisions.

Mais c’est précisément à l’égard du pouvoir actuel que se note la première grosse illusion des insurgés de 2014 : ils ont pensé et continuent de croire, à leurs propres dépens, qu’en portant au pouvoir un parti d’insurgés (et même si ce parti, le MPP, est un bien moindre mal qu’aucun des partis de l’ex-majorité anti-alternance), ils verraient leurs attentes et espoirs d’insurgés automatiquement et immédiatement satisfaits (surtout que, paraît-il, certains de nos dirigeants sont milliardaires en CFA, mais un pays ne devient pas riche parce que ses gouvernants sont riches !!) pour cette raison que des insurgés ne pourraient pas trahir des insurgés. Une foi bien naïve d’insurgés ! Car, en réalité le MPP, pas plus qu’aucun des autres partis de l’ex-CFOP insurgé, n’est pas un parti [issu] de l’insurrection. Comme les autres partis insurgés, ce parti aujourd’hui au pouvoir avait et a son agenda et son programme propres, lesquels ne datent pas de l’insurrection ou nés avec elle, et ne sont en rien, sinon après coup, inspirés par l’insurrection. Ce parti n’est donc pas « obligé », pas plus qu’un autre à sa place, d’incarner l’insurrection et de lui rester fidèle en tous points. N’étant pas un parti [issu] de l’insurrection mais, comme tous les partis d’insurgés, un parti d’avant l’insurrection, certaines des décisions du MPP au pouvoir peuvent heureusement retrouver, rencontrer et satisfaire l’élan insurrectionnel de 2014, pendant que d’autres s’en écartent et s’en éloignent selon l’agenda et le programme propres du parti. Ce qui ne devrait donc pas étonner.

On insiste ici sur le génitif subjectif dans « parti [issu] de l’insurrection », pour dire qu’un parti politique devait et devrait exister qui fut né et engendré par l’insurrection elle-même qui aurait ainsi son parti politique pour se donner forme, force et consistance politiques. C’est un constat : il n’existe pas aujourd’hui, au Burkina Faso, une force politique née avec et par l’insurrection, force qui aurait confirmé et assuré la nature révolutionnaire de l’insurrection. Conséquence : l’insurrection de 2014 reste une révolution sans révolutionnaires, un mouvement sans moteur qui le maintienne en mouvement et en action...

D’où deux autres grosses illusions des insurgés qui prennent leur source dans le constat qui vient d’être fait :

D’une part, l’illusion (voire l’erreur) d’une logique chosifiante de l’insurrection propre aux insurgés,
Voilà ça !
logique ou conception qui fait de l’insurrection une chose, un objet, un bien : « on nous a volé notre révolution », comme le répètent à (se) fatiguer certains insurgés. Mais si on leur a « volé » « leur » révolution, on s’étonne que les insurgés n’aient rien fait et surtout ne fassent rien pour se réapproprier politiquement et concrètement cette révolution née dans l’insurrection, après la parenthèse de la Transition, en se retrouvant dans une force politique propre qui serait allée aux élections présidentielles et législatives (mais peut-être que cela se fera avant les prochaines élections de 2020, c’est tout notre espoir personnel d’insurgé).

D’autre part l’illusion, chez les insurgés, d’une logique toute « terminusienne » du changement qu’ils ont espéré et attendent, c’est-à-dire un changement auquel ils croient naïvement parvenir et arriver comme un voyageur arrive à un terminus : « Ici changement, vous êtes arrivés au terminus du voyage », voici ce que beaucoup d’insurgés de 2014 croient pouvoir entendre ou lire sur un grand panneau suspendu au-dessus de tout le Burkina Faso !! Pour enfin s’exclamer et s’ébaudir : « Ça y est, voici le changement, nous y sommes ! »...

Évidemment, disant cela, on n’a rien à apprendre à tous ceux qui, individuellement ou collectivement, n’ont pas attendu l’insurrection de 2014 pour œuvrer en faveur du changement au pays dit des hommes intègres. Au contraire, ces citoyens ne font que poursuivre le travail et s’activer comme si rien ne s’était passé et n’avait changé, ce qui est la meilleure recherche du changement bien compris (je pense au Centre National de Presse Norbert Zongo, au Centre pour la Gouvernance Démocratique, au Balai Citoyen, et au Manifeste des intellectuels qui avait organisé une réflexion sur le changement avant l’insurrection, et qui devrait à mon avis la réactiver aujourd’hui après l’insurrection et la Transition). Mais il n’existe pas de force politique qui soit la traduction et l’expression de toutes ces forces du changement après l’insurrection.
Des insurgés sans conviction
Tout se passe donc comme si les insurgés avaient fait le plus dur en se soulevant les 30 et 31 octobre 2014, et comme si cette insurrection était la fin dernière des désirs de changement et pas un simple début d’éclaircie dans la longue nuit vers le changement. Mais c’est alors oublier que si nous avons pu venir à bout de l’ancien pouvoir, c’est parce que nous étions organisés et en synergie. De la même manière donc que Blaise Compaoré n’allait pas partir tout seul sans l’insurrection, de même les changements attendus n’arriveront pas sans une force politique à travers un parti de l’insurrection. Persuadés d’avoir fait le plus dur en s’insurgeant, les insurgés se croient désormais dispensés de toute lutte.
 aujourd'hui au pouvoir
LES MÊMES
hier au pouvoir
Tout se passe donc comme si nous nous étions insurgés sans conviction, mais en suivant simplement le mouvement, sans même savoir ce que nous voulions au juste. Une preuve en est les violences électorales et post-électorales graves dans lesquelles des (ex)-insurgés s’écharpent et se tuent pour des postes de maires, entre partis d’insurgés ou à l’intérieur d’un même parti d’(ex)-insurgés. Ces violences prouvent que des insurgés n’ont rien compris à leur insurrection contre Blaise Compaoré (une insurrection par hasard et par accident), puisqu’il lui était reproché de vouloir le pouvoir pour le pouvoir. En effet, du pouvoir à vie au pouvoir même local mais à mort et à couteaux tirés, on ne change pas de logique ni ne sort d’une conception du pouvoir vissée sur la personne.

Des gens qui se sont insurgés contre un pouvoir qu’ils ne voulaient pas excessif et personnel se battent et se tuent pour des postes de maires. Mais si l’on tue pour être maire, c’est que la conception que l’on a du pouvoir et de la représentation même les plus modestes et locaux reste singulièrement archaïque et plus centrée sur les personnes et les intérêts personnels que sur l’intérêt public ; c’est que, il faut le dire sans tergiverser, l’on manque cruellement d’élégance et de civilisation politiques, si ce n’est de civilisation tout court...

Si l’on se tue entre insurgés pour des postes de députés et de maires, que ne ferait-on pas pour être et rester président du Faso ?! Chasser Blaise Compaoré pour cause de boulimie et de personnalisation du pouvoir, et s’entre-tuer sauvagement pour de petits pouvoirs locaux autour de personnes et pas de valeurs républicaines, prouve que pour les Burkinabè (et les Africains au-delà) le pouvoir et la représentation en général, à tous les niveaux (y compris dans nos diasporas), ne se conçoivent que personnels, essentiellement liés à la personne et au « nom ». On cherche le pouvoir, on cherche à représenter pour sa seule personne et pas pour son pays (ou derrière son pays se cache à peine sa personne).

Mais c’est sans doute aussi cet excès de personnalisation qui empêche la naissance et la surrection d’une force politique qui soit un véritable « groupe en fusion » (pas groupe d’intimes), comme le dirait Jean-Paul Sartre, et éviter aux insurgés de n’être que de simples éléments épars d’un « collectif en série ». De même que cette personnalisation à outrance, décidément maladive et génétique empêche, malgré des diplômés qui égrènent leurs diplômes et titres comme des chapelets en temps de carême, qu’il y ait une vie proprement intellectuelle entre intellectuels burkinabè. Or, quand la vie intellectuelle d’un pays de 18 millions d’habitants est en souffrance et en délestage définitif, en plus que ce pays compte 90 % d’illettrés et d’analphabètes citadins et villageois, il ne faut pas s’étonner que des pratiques et mentalités qui semblent sortir tout droit de la brousse la plus épaisse et sauvage persistent et sévissent à tous les niveaux, politique et intellectuel, et que des insurgés reconduisent et pratiquent cela même contre quoi ils se sont insurgés, sans jamais s’en apercevoir : le délestage intellectuel nourrit la koglwéogoïsation des esprits !...

Ce qui est remarquable en Afrique et au Burkina en particulier, c’est que les peuples sont capables du meilleur dont pourtant ils ne tirent aucun profit et n’en font rien, même lorsque, comme au Burkina des insurgés, aucune force ni aucun pouvoir dictatorial ne les en empêche. Les révolutions africaines ont inspiré l’idée et la pratique d’une démocratie de la rue en Occident, mais sont restées volontairement ou involontairement impuissantes à se transformer en forces politiques de changement. Or sans organisation et dynamique politiques, les mouvements les plus populaires, les plus révolutionnaires et les plus prometteurs ne laissent derrière eux que déceptions et frustrations : c’est ce que les Espagnols du parti Podemos (« Nous Pouvons ») ont parfaitement compris après le grand élan populaire du 15 mai 2011 (M-15), et que les insomniaques Français de « Nuit Debout » sont en train de ne pas comprendre...

Où sont les insurgés que nous sommes ? S’ils existent individuellement, ils sont inexistants collectivement, et donc politiquement. L’insurrection de 2014 reste aujourd’hui orpheline non de père mais d’héritiers fidèles, convaincus et déterminés, à la hauteur de la rupture qu’elle représente. Seule une force politique pourrait assumer cette fidélité, en même temps qu’elle infléchirait la politique de tous les partis existants, y compris les partis d’ex insurgés lorsqu’ils s’éloignent des aspirations du peuple, et libérerait alors les OSC insurgées de la politique qu’elles font malgré elles : c’est parce qu’il n’existe pas de parti de l’insurrection qui fasse de la politique que les OSC comme le Balai Citoyen sont obligées d’intervenir parfois dans la politique alors qu’elles ne sont pas des partis politiques.

La question « Où sont les insurgés d’octobre 2014 ? » n’est donc pas seulement le titre d’un article en passant, mais l’appel pour une force politique des insurgés aux côtés des autres partis alors sous sa pression constante au profit du peuple. Aussi peut-elle être reprise par d’autres, et sera régulièrement reprise par moi-même, comme une chronique, jusqu’en 2020... L’objectif est de ne rien céder aux ruses et calculs qui consistent à décapiter la Transition des Kafando, Zida et Sy en la discréditant de corruptions et de détournements, et d’empêcher ainsi toute fidélité à l’insurrection que cette Transition a essayé d’incarner, et particulièrement toute fidélité qui voudrait s’appuyer sur Zida ou Sy pour constituer une force politique : là se trouve le piège dans lequel des insurgés sont en train de tomber pieds joints avec leurs bréviaires de champions en éthique qui refusent de constater que des prisonniers pour des faits graves sont libérés ou vont l’être pour continuer à faire de la politique au Burkina, pendant que nos petits pères blancs de l’éthique attendent des personnalités irréprochables aux mains pures et propres pour penser renouer avec l’élan révolutionnaire de 2014, ou pour « rectifier » la Transition. Nous ne croyons pas aux « rectifications » post-révolutionnaires et nous en méfions comme des chats échaudés. Nous croyons à la fidélité à un événement (l’insurrection) qui, précisément parce qu’il n’est pas imité hors du Burkina, demeure VRAI...

K.D.C. Dabiré
(C’est dans cette logique de fidélité active et dynamique à l’insurrection que je salue ici le jeune Maurice BEDA et son titre récent que j’ai pu apercevoir sur lefasonet : « Plus rien ne sera comme avant : moi j’y crois, et toi ? ». Continuer de croire à la rupture introduite au Burkina par l’insurrection, malgré tout, malgré les fautes et les erreurs à corriger sans "rectification", c’est cela la fidélité, et c’est l’unique protection contre les régressions et les retours en arrière)...

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE

Source : Lefaso.net 27 juin 2016

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