Alioune Badara Fall |
« On peut dire qu’une réforme constitutionnelle est bonne quand celle-ci va dans le sens du renforcement de l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés individuelles. »
Y a-t-il une bonne et une mauvaise réforme
constitutionnelle ?
La réforme
constitutionnelle est avant tout nécessaire. Aucune Constitution n’est
éternelle et les conditions de sa réforme sont inscrites dans la Constitution
elle-même. Pourquoi faut-il réformer la Constitution ? Pour l’adapter à des
circonstances nouvelles qui surviennent dans un pays, provoquant des
changements plus ou moins importants dans la vie de l'Etat ou de la société.
C'est le cas, par exemple, lorsque des traités sont signés par un Etat avec
d'autres Etats, ou avec des organisations internationales. Ces traités influent
nécessairement sur le fonctionnement de la vie politique du pays en question.
Celui-ci doit alors modifier sa Loi fondamentale pour y inscrire les nouvelles
dispositions. Mais toutes les réformes ne sont pas dictées par des impératifs
objectifs.
Elles
sont nécessaires, mais pas nécessairement positives ?
Exactement. Il
arrive parfois que les dirigeants s’engagent dans des révisions
constitutionnelles par intérêt partisan. Combien de fois n’a-t-on pas vu,
notamment en Afrique, des chefs d’Etat modifier les dispositions de la
Constitution pour prolonger leur mandat ? On peut dire qu’une réforme
constitutionnelle est bonne quand celle-ci va dans le sens du renforcement de
l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés individuelles.
A
quelle catégorie appartient, selon vous, la réforme en cours en Côte d’Ivoire ?
C'est une
question délicate. Tout d’abord, les discours tenus ici et là entretiennent une
ambiguïté. S’agit-il d’une révision constitutionnelle ou de la mise en place
d’une nouvelle Constitution ? Les éléments de discours des autorités, évoquant l’entrée en
scène d’une IIIe République, laissent à penser qu’il
s’agit d’une nouvelle Constitution. Mais dans ce cas, il aurait fallu mettre en
place une Assemblée constituante, qui seule est habilitée à adopter un nouveau
projet de Constitution. Or, il semble que seules quelques dispositions de
l'ancienne Constitution – mais tout de même importantes – ont été modifiées, et
d'autres ajoutées. Dans ces conditions, il serait plus juste, d'un point de vue
juridique, de parler de révision constitutionnelle, car les autres dispositions
du texte fondamental actuellement en vigueur sont restées intactes. Il est moins
question d'un avant-projet de Constitution que d'une Loi de
révision constitutionnelle. C'est cette dernière
hypothèse qui me paraît devoir être retenue dans le cas ivoirien
présent. Par ailleurs, plusieurs des nouvelles dispositions adoptées me
semblent ambiguës ou en recul par rapport aux acquis démocratiques de la Côte
d'Ivoire. Je considère notamment que ce pays régresse en abrogeant
l’obligation de soumettre au référendum populaire toute nouvelle réforme des
conditions d’éligibilité du président de la République. Cela permettra au
président de faire adopter ces réformes importantes par voie parlementaire. C’est
un véritable recul démocratique.
Est-ce
que la validation de l’avant-projet de la Constitution par l’Assemblée
nationale, alors que l’opposition n’y siège pas, est problématique du point de
vue de l’esprit des lois ?
L’opposition
ivoirienne ne siège pas à l’Assemblée nationale parce qu’elle avait boycotté
les législatives de 2011. Cela dit, je ne crois pas qu’on
puisse faire valider une nouvelle Constitution par l’Assemblée nationale sans
que toutes les forces vives de la nation y soient présentes. L'idéal aurait été
que les modifications soient le résultat d'un consensus entre tous les
protagonistes, notamment politiques, sur les futures institutions du pays. Mais
je tiens l’opposition ivoirienne comme premier responsable de cette situation.
Quand on boycotte les élections, on laisse le champ libre à l'arbitraire.
L’un
des principaux objectifs de la réforme en cours était d’en finir avec le
concept d’« ivoirité » imaginé dans les années 1990 pour empêcher Alassane
Ouattara, dont les parents étaient d’origine burkinabè, de se présenter à la
présidence. La suppression de l’article relatif à ce concept n’est-elle pas une
avancée en matière de droits et de libertés ?
Comme beaucoup
de pays Africains, la Côte d’Ivoire est un pays multi-ethnique. Dans ces
conditions, réduire l’identité ivoirienne à une question d'origine est une
folie. Le président Ouattara, qui a lui-même été victime de cette idéologie
identitaire, a eu raison de vouloir supprimer cette obligation. Mais
malheureusement, la modification apportée dans le cadre de la réforme en cours
ne va pas assez loin. Le comité
d’experts chargé de réécrire ces lois problématiques
aurait pu être plus « révolutionnaire » en rompant avec
cette « ivoirité » qui a empoisonné le pays. On s'est au
contraire contenté de remplacer le fameux article 35
de la Constitution votée en 2000 par une nouvelle
disposition qui exige désormais que l’un des parents, et non plus les deux,
soit de nationalité ivoirienne. Cette nouvelle disposition est encore très
restrictive, d’autant que le candidat en question pourrait être né dans le pays
et posséder la nationalité ivoirienne, sans que ses parents ne soient Ivoiriens.
Pourquoi remonter aux parents ? Par ailleurs, l’assouplissement des conditions
d’éligibilité du président va jusqu’à supprimer la limite d’âge maximale de 75
ans pour être candidat. Etant donné que le président Ouattara a aujourd’hui 74
ans, je suis enclin à penser, tout comme l’opposition ivoirienne, que rien ne
l’empêchera demain de faire un troisième mandat s’il le souhaite, quitte à
faire réviser par voie parlementaire la limite des deux mandats prévue par la
loi. Je sais que le président Ouattara a déclaré qu’il n’envisageait pas de
briguer un troisième mandat, mais tous les calculs stratégiques sont
possibles. On a déjà assisté dans le passé sur le continent à des
revirements spectaculaires à ce sujet, au point que rien ne nous surprendrait
dans le cas ivoirien. Les Africains sont des génies de la manipulation des Constitutions.
La
réforme en cours prévoit la création d’un Sénat. Est-ce que la formation du
Sénat va dans le sens du renforcement de la démocratie ?
Connaissez-vous
cette anecdote amusante qu’on raconte au sujet des pères fondateurs américains,
Thomas Jefferson et George Washington ? Un après-midi, le duo était en train de
discuter de la configuration du futur Congrès américain, en prenant le thé. Or,
comme le thé était chaud, Jefferson s’est brûlé la langue. Son interlocuteur a
profité de l’opportunité pour revenir sur sa marotte, le Sénat, en comparant la
soucoupe, qui permet de refroidir le thé, à la Chambre haute qui, elle, selon
Washington, permet de refroidir les ardeurs et les passions de la Chambre
basse. Voilà comment la polémique concernant la création d’un Parlement
bicaméral a été résolue outre-Atlantique. Au-delà de cette anecdote, la
question d'une deuxième Chambre est soit liée à la forme de l'Etat, soit à un
besoin de parfaire le travail législatif.
Donc,
le Sénat est une avancée démocratique ?
Oui et non. En
réalité, dans tout Etat fédéral, il y a nécessairement un Sénat (ou une
deuxième Chambre) pour représenter les intérêts des Etats fédérés. En revanche,
dans un Etat unitaire comme la Côte d’Ivoire, l’existence du Sénat n’est pas
obligatoire et ne relève que d’un choix politique, comme c’est le cas en France
ou dans beaucoup d’autres pays avec une configuration politique similaire. Dans
les pays où le Sénat existe, il est censé contribuer à une meilleure
élaboration de la loi, en tempérant par exemple l’impulsivité des représentants
de la Chambre basse. En Afrique, où il n’y a en général que des Etats
unitaires, le Parlement bicaméral n’est pas nécessaire. Là où il existe, le
pouvoir s'en sert en général pour caser ses amis et ses alliés, à des coûts
dispendieux, alors que dans ces pays l’argent manque pour financer l’éducation,
la santé, le développement ! S’agissant du cas ivoirien, il est prévu par
ailleurs que dans le futur Sénat, un tiers des membres seront nommés par le
président de la République. Donc, loin de faire avancer la cause de la
démocratie, le Sénat ivoirien risque de servir de caisse d’enregistrement du pouvoir,
renforçant l’omnipotence du président.
Si
la réforme constitutionnelle est plébiscitée, l’exécutif ivoirien s’enrichira
d’un vice-président qui deviendra la deuxième personnalité de l’Etat. Après
avoir été longtemps influencée par le régime présidentiel français, diriez-vous
que la vie politique ivoirienne est en train de changer de paradigme et qu’elle
s’inspire désormais du système américain plutôt que de la France ?
La vie politique
ivoirienne est peut-être en train de s’américaniser, mais sans le système de
contrôle et de contrepoids prévus par le fédéralisme étatsunien. Le régime
ivoirien a emprunté au régime parlementaire le Premier ministre, mais ce n’est
pas un système parlementaire à proprement parler puisque le gouvernement n’est
pas responsable devant la Chambre. C’est un régime présidentiel. L’entrée en
scène d’un vice-président va créer une sorte de
tricéphalisme, avec le président, le vice-président et le Premier ministre. Le
prochain vice-président sera dorénavant la deuxième personnalité de l'Etat
derrière le président de la République, et au détriment du président de
l'Assemblée nationale, qui était jusqu'ici le numéro 2 sur le plan
protocolaire. Il est difficile de savoir comment ce cocktail va fonctionner.
Comme
vous le savez, le projet de Constitution validé par l’Assemblée nationale sera
soumis le 30 octobre à un référendum. L’opposition ivoirienne est vent debout contre cette
réforme. Si d’aventure,
le projet était rejeté par la population, que devrait faire le président ?
Démissionner ?
Aucune
disposition de la Constitution n’oblige le président de la République à
démissionner dans l’hypothèse où le projet de Constitution est rejeté par la
population lors de cette consultation. Il peut donc décider de garder sa
fonction présidentielle pour le reste du mandat pour lequel il est élu. La
Constitution l’y autorise. Cependant, il s’agira pour lui, dans les faits, d’un
incontestable désaveu politique qui peut porter atteinte à sa légitimité et
dans pareille configuration, apparaît indirectement la question de sa
responsabilité personnelle vis-à-vis des citoyens. Il peut en tirer les
conséquences et décider de démissionner. Comment ne pas penser au général
De Gaulle qui, comme on le sait, avait démissionné, suite à la victoire
du « non » lors du référendum qu'il avait organisé en
1969 ? En revanche, Jacques Chirac n'a pas démissionné après
le « non » au référendum sur la Constitution
européenne de 2005.
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ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou
l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu
informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des
mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
[1] -
Alioune Badara Fall est professeur de droit public à l'université Montesquieu
Bordeaux IV. Il est aussi directeur du Centre d'études et de recherches
sur les droits africains et sur le développement institutionnel des pays en
développement (LAM-CERDRADI).
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