vendredi 11 novembre 2016

Bernard Binlin Dadié. Mémoire d’un « homme-siècle » pour une société de partage




B. Dadié faisant son entrée dans la salle du colloque le 22.09.2016
Crédits Alex Kipré

Conférence inaugurale du colloque international « Dadié, hier, aujourd’hui et demain » (Abidjan 22-23 Septembre 2016) prononcée par le professeur Séry Bailly, de l’ASCAD.

INTRODUCTION
C’est souventes fois que nous entendons, l’oncle Dadié, aujourd’hui à la place des oncles N’dabian et Assouan du roman Climbié, évoquer avec une précision peu commune, des événements qui se sont déroulés dans les années 1930 ou au-delà. Parfois, quand il parle, il ne réalise pas que parmi ses auditeurs, peu de gens étaient nés.
Et sur cette mémoire de Bernard B. Dadié, l’histoire africaine et universelle a laissé nombre de traces qu’il nous fait partager aussi bien dans ses conversations que dans ses œuvres de fiction.
En dehors de la surprise, du contentement et de la fierté que cette mémoire suscite en nous, nous interpelle-t-elle de façon significative ? Est-elle simplement du même ordre que sa longévité exceptionnelle, c’est-à-dire un autre exploit ? Peut-elle avoir un sens social que nous devons mettre au jour et dont nous pourrions tirer profit ?
Convenons que l’être humain est un être de projet, le biologiste Albert Jacquard dirait de désir et d’aventure par rapport à l’animal qui est un être de besoin. Mais le projet peut-il être conçu et réalisé sans la mémoire ? Sans elle, peut-on faire son histoire, et même simplement l’écrire ?
On voit alors apparaitre son importance sociale. Dogbowradji, dans notre mythologie, ne reconstruit le monde que grâce à sa mère qui représente la mémoire de l’ancien monde et la met à sa disposition. Sans elle, il n’aurait pu vaincre Zizimazi et Youcouriluè représentants d’un ordre autoritaire et répressif. Un dicton africain dit également qu’on s’assoit sur l’ancienne natte pour tisser la nouvelle.
On pourrait dire à Dadié « Que fais-tu là parmi les enfants ? ». On oublierait que dans la culture, le grand-père rejoint les petits-enfants dans l’exercice de l’innocence et de la liberté. Ainsi, l’insulte des adultes bien-pensants devient un compliment. Avec Senghor, Dadié est du côté du royaume d’enfance, ce dont témoigne son rire permanent. Voici un « homme-siècle », une authentique bibliothèque dont nous aurions tort de ne pas profiter.
S’il est vrai que la mémoire peut desservir les hommes en leur inspirant de mauvais sentiments, elle est utile et nécessaire pour leur identité individuelle et collective, pour leur liberté aussi, ce pourquoi nous devons tout d’abord rétablir sa légitimité.
LÉGITIMATION DE LA MÉMOIRE
Force nous est de reconnaitre que la mémoire peut desservir l’homme. Comme on parle de mauvais cholestérol, il peut y avoir une mémoire négative, plus nocive que la mémoire honteuse qu’évoquait Memel-Fotê[1]. Elle peut affecter la cohésion sociale en reproduisant les clivages et les rivalités, en condamnant les peuples et leurs leaders à être prisonniers du passé.
Il ne peut y avoir de tribalisme ni de communautarisme sans la mémoire. C’est elle, en effet, qui rappelle les origines, les ancêtres, les héritages, et les frontières. Dans ses excès, elle conduit ainsi vers le repli sur soi et les siens, au détriment des autres composantes de la société.
La mémoire, celle qui facilite la « tentation du mal » dont parle T. Todorov[2], peut faire de nous des héritiers des querelles du passé, et nous pousser à la revanche et à la vengeance. Un dicton de chez nous dit « Wa pani gwéné dé dré woubhia » (le souvenir de la bataille fait que la querelle ne finit pas). Chaque protagoniste, par l’entremise de la mémoire, continuerait de ressentir sa douleur et la perte des siens, ce qui fonderait son désir de poursuivre le combat.
La mémoire des douleurs étouffe la voix de l’espérance, conduit à l’aveuglement et à la haine, aux règlements de compte, avec le danger contre lequel Desmond Tutu nous met en garde, celui de nous voir devenir tous aveugles si nous appliquons avec rigueur la loi du Talion.
De là résulte l’éloge de l’oubli par Renan en faveur de la paix. En effet, après avoir établi son rôle dans la constitution de la nation, il exprime quelques craintes à propos de la mémoire. Guiomar lui  fait dire ce qui suit : « L’oubli, et je dirais même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la formation de la nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est vraiment pour la nation un danger » (L’idéologie nationale, Champ libre, 1974, p.13).
L’ultime reproche qu’on peut faire à la mémoire se dit d’un mot, passéisme. Cet enfermement dans le passé rend impossible l’émergence de nouvelles énergies pour relever les nouveaux défis et inventer le futur.
Dans son roman Prisonniers de la haine (2003), Venance Konan écrit « Quand un homme ne parle plus que de son passé, cela veut dire qu’il n’a plus d’avenir ou qu’il n’arrive plus à se projeter dans l’avenir » (p. 15). Cette critique s’adresse à ceux qui sont prisonniers de leur mémoire et pour lesquels le temps de la lutte et du rêve s’est arrêté.
Cependant, la mémoire a des avantages qui plaident en sa faveur. Elie Wiesel et l’Académie Universelle des Cultures qu’il présidait avant sa mort récente, ont consacré un colloque à la question « Pourquoi se souvenir ? ». La réponse de J-P Changeux est la suivante « "Pour agir mieux" avec plus de sagesse et plus de prudence, pour élaborer, de concert, un projet de paix, qui ne renouvelle pas les erreurs du passé tragique qui hante notre mémoire », car les peuples sans mémoire sont des peuples sans avenir ». (Pourquoi se souvenir ?, 1999, p. 22)
C’est dans cette même perspective qu’Alain Touraine se désole pour les peuples dominés en disant « Ecrasés par l’histoire, ils ont perdu la mémoire ». Ce phénomène se produit par une intériorisation, une naturalisation et en définitive une perpétuation des défaites du passé.
Tout en reconnaissant sa capacité à contrarier l’intégration humaine, le philosophe Régis Debray fait la part des choses. D’abord dans Le Feu sacré (2003), il admet qu’il « faut distinguer pour unir ». Ensuite dans L’intellectuel face aux tribus, il préconise d’« unir sans mélanger, fondre sans confondre », et ce, à la façon du tisserand[3].
Nous devons nous demander ce que, avec tant d’empressement, on nous invite à oublier : les joies et les rêves d’hier, de même que la schlague, le Code et les mauvais traitements subis. On entretient l’illusion que l’avenir ne nous réserve que des surprises agréables. On fait comme si le souvenir du malheur et la « recherche du bonheur » (le fameux « pursuit of happiness » de la Déclaration américaine) étaient contradictoires. Or, c’est en raison de l‘un qu’on est déterminé à conquérir l’autre.
Enfin, le passéisme n’est pas une fatalité. Alain Touraine a raison d’articuler mémoire et avenir. Il affirme que c’est elle qui construit le sujet de l’action historique. Il est rejoint en cela par R. Debray qui accorde à la mémoire une force « propulsive ».
Ce qui importe, c’est l’utilisation que chacun, individu ou peuple, fait de sa mémoire. Certains l’utilisent en faveur du progrès social. A ceux-là, nous pouvons dire « Honneur à ceux qui ont de la mémoire ! ». Sans mémoire, il n’y a pas de griot ni de notaire ! Il n’y a pas davantage de fidélité aux siens et à l’Afrique ! On nous fera croire que «L’histoire a commencé en Grèce pour culminer avec l’OTAN »[4], selon la formule d’Ayi Kwei Armah. 
Alors, si nous sommes édifiés par la précision de la mémoire de notre vénérable centenaire, quel est son intérêt dans notre histoire commune ? Il a vécu l’histoire, il en est un des grands témoins. Il en a gardé la mémoire. Celle-ci se manifeste dans les relations humaines (fidélité en amitié et en camaraderie…), les œuvres de fiction, le carnet de prison, et les articles de journaux, de même que dans la continuité de l’action politique. Quel usage Bernard B. Dadié fait-il de sa mémoire ? Du niveau social, promotion de l’identité et de l’unité, on arrive à celui qui est politique, en relation avec la défense de la liberté et l’avènement d’une société de partage.
MÉMOIRE, IDENTITÉ ET UNITÉ
L’historien américain Victor D. Hanson reprend le cri d’Eschyle face aux Perses : « O fils des Hellènes ». En quoi un descendant d’Anglo-saxon est-il héritier des Hellènes ? Pour quelle raison revendique-t-il cet héritage ? Il lui permet de légitimer les victoires des siens sur le reste de l’humanité et de les prolonger dans le temps. De Salamine (-480) à Gaugamèles avec Alexandre (-331), puis à Lépante (1571), aux guerres de conquête du 19ème siècle, des Zoulous aux Vietnamiens, l’Occident a toujours été victorieux,  proclame-t-il dans Why The West Has Won (2002).
Dans l’Algérie combattante, on a pu entendre « Enfants des Aurès ! ». A la suite de Cheick Anta Diop et Théophile Obenga, nous pourrions nous aussi nous écrier et dire : « O fils de Kemet ou de l’Ebibirman ». Cela, incontestablement, donnerait une profondeur à notre mémoire et lui fournirait des fondations plus solides.
L’identité nous dit d’où nous venons, ce que nous sommes et voulons demeurer en progressant. Par elle commence le refus de l’aliénation. On croit, à tort, que la grande valeur que l’oncle Assouan enseigne à Climbié, c’est le travail. Non. Le travail est important. Mais, on le retrouve aussi, dans une célébration lugubre et tragique, à l’entrée du camp d’Auschwitz « Arbeit macht frei » (Le travail, c’est la liberté).
L’oncle Assouan Koffi dit « Tes études t’apprendront à secourir tout homme qui souffre parce qu’il est ton frère. Ne regarde jamais sa couleur, elle ne compte pas ».  Nous sommes tous des humains. Cela n’empêche pas, pour autant, la présence dans l’œuvre de travailleurs korhogolais ou sierra-léonais, fantis ou kroumen, de Togolais, de Dahoméens comme on disait autrefois, de Sénégalais et d’Européens. Climbié et Dassi, le Togolais, s’appellent « fofo » qui signifie « frères ». La poésie et le théâtre de Dadié rappellent qu’une histoire de victimisation unit les Noirs d’Afrique et ceux des Amériques, d’Harlem à Rio. A son procès, c’est à dessein qu’il a évoqué la grande figure de Paul Robeson.
Il est même possible d’élargir la communauté des vivants à l’ensemble des créatures de l’univers. La légende dit : « En ces temps-là aussi tous les êtres habitaient ensemble ». On ne s’étonnera donc pas de la présence remarquée de plantes diverses et d’animaux puissants comme la panthère ou fragile comme le colibri. Dieu qui vivait près des humains s’est éloigné par la faute de l’une des leurs.
Quelles menaces pèsent alors sur l’identité et l’unité ? La mort est la menace la plus radicale qu’il faut combattre. En témoignent les obsèques de l’oncle N’dabian :
Des femmes, le torse nu, viennent, pleurant et se mouchant. Le ventre ceint d’une bande de cotonnade, certaines pleurent en sourdine, en rappelant toute l’histoire de la tribu, l’histoire de la famille, la biographie du mort. (25) 
Le défunt est une perte pour les siens mais le rituel rappelle qu’il leur appartient encore et toujours. La mémoire lie les vivants et les morts. Si elles donnent la vie, les femmes sont également les gardiennes de la mémoire et des généalogies, surtout dans les sociétés à Etat qui doivent s’assurer des transitions apaisées.
L’école coloniale, avec la badine qui ne badine pas, et avec la pratique du symbole, aspire à modifier l’identité des élèves en organisant l’oubli de leur langue et le reniement de leur personnalité culturelle.
Existaient aussi diverses formes de rivalité, avec les compétitions intellectuelles, sportives et les luttes pour l’emploi. En effet, de l’EPS de Bingerville à Gorée, les élèves subissent des concours qui mettent leur solidarité à rude épreuve. Climbié s’en souvient : « A Gorée, chacun défendait son pays, voulait imposer son pays », (110). De même, au football, sur le stade Géo-André, Grand-Bassam affronte Bouaké, et la rencontre devient opposition du Nord et du Sud (191-192). Quand on analyse cette harmonie en danger dans un ouvrage achevé le 18 avril 1953, on se croirait dans les années 2000 ! Le statut social et la question de l’emploi distinguaient et opposaient les différents groupes sociaux, notamment les originaires, les Sénégalais et Dahoméens, pour parler comme Climbié. Ce constat, ainsi qu’il apparait, a été fait bien avant les événements de 1958.
Il y a enfin l’absence de lieux de mémoire. Quand Dadié se réjouit de ce que la France dispose de Places comme celles de la Bastille et de la Nation, il déplore implicitement que nous en soyons privés. Du monument dédié à la lutte contre l’esclavage à la fontaine actuelle, en passant par la statue de Saint Jean, la commune de Cocody en sait quelque chose. Qui connait Lapalud dont le nom fut donné d’abord à la Place de la République ? Ce lieu a-t-il un écho dans notre mémoire ? Porte-t-il une histoire divisée ou partagée ? Que dire de ces monuments aux morts de guerres qui ne furent pas les nôtres et ces rues baptisées des noms de nos persécuteurs ? Dadié, par ironie, dit que cela donne la mesure de notre générosité.[5] Par indifférence ou insouciance mémorielle, notre espace ne nous parle pas, ne nous ressemble pas, ne nous rassemble pas.
Mais Dadié lui-même est un « homme-mémoire ». Il a vécu nombre d’événements historiques dont il peut témoigner en incarnant notre mémoire nationale.
La revue Présence africaine, les congrès des écrivains de 1956 et 1959, la Société Africaine de Culture, furent tous des rendez-vous de la mémoire de soi. Bernard Dadié a, chaque fois, répondu dignement présent.
De notre épopée nationaliste, il est le dernier grand « homme-trait d’union », un monument d’unité nationale. C’est cela que nous dit le Palais de la culture qui porte son nom. C’est la raison pour laquelle le prix Torres-Bodet  qu’il a reçu nous a tous rassemblés. Que ce soit pour son grand âge ou pour ses œuvres et son engagement, on observe un consensus national qui nous honore tous.
Dadié est enfin un « homme tam-tam » en plusieurs sens : incarnation de la nation comme les chaises royales, instrument de mobilisation et de résistance, gardien des généalogies, voix qui proclame ce que nous sommes, qui en appelle à tous ceux qui peuvent comprendre son message de grandeur. De là cette détresse des colons de tous les temps : « Comment puis-je dominer ce continent, ces hommes, lorsque le tam-tam, tous les soirs, leur tient le langage ancestral, les relie au passé ? » (207) Niangoran-Bouah disait « offri titi », Zegoua Nokan dit « Ophimoi ».
Doit-on déduire de la conscience identitaire un repli sur soi et un refus de tout progrès culturel ? La réponse de Dadié est clairement non. Il n’est pas comme le varan, un symbole de certaines personnes qu’il critique :
Elles ne peuvent plus faire le moindre effort pour s’adapter, pour comprendre les faits nouveaux, se mettre au niveau des nouvelles générations. Elles sont sourdes, (…), cristallisées dans leur élément. Elles sont devenues des statues… les statues d’une époque. (176)
Ces personnes varan sont pires encore, dès lors qu’elles œuvrent à effacer leurs propres traces.
L’identité, quoiqu’elle construise le sujet historique, ne produit pas le citoyen. On peut être homme mais sujet colonial. La citoyenneté implique des droits politiques à la conquête desquels Dadié a participé et une lutte pour la liberté et la fraternité dont il est le gardien de la mémoire.
MÉMOIRE, LIBERTÉ ET FRATERNITÉ
Plus que dans son corps ou avec celui-ci, B.B. Dadié résiste avec sa mémoire. Nous savons combien il affectionne ce récit de l’éminent instituteur qui a été giflé par un « garde-floco » dans les années 30. Ce geste a détruit sa vocation d’enseignant. Commençait là une contestable hiérarchie des valeurs accordant le primat à la force inculte sur l’élite de l’esprit, « floco » renvoyant à quelque chose de vide. Mais en définitive, en devenant écrivain, Dadié est demeuré un enseignant qui nous instruit sur notre passé, notre présent et notre avenir. Le Carnet de prison vise à lutter contre l’oubli et la répétition de l’histoire, contre l’asservissement, mais également à promouvoir la fidélité à ses rêves.
C’est elle qui permet le souvenir des temps d’avant la mise en dépendance, un temps de grandeur toujours relative, et combat la promotion intéressée de l’amnésie. La mémoire a une dimension subversive qui justifie les rituels de l’oubli appliqués aux nouveaux esclaves, selon Memel-Foté. Pour certains, c’était un jus de trois colas craché au visage, et pour d’autres une « médecine amnésiante », tout cela suivi par un rituel d’annexion (trois gifles et dation d’un nouveau nom (L’esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne, p.528).
Eprouvé par l’histoire, Dadié a pu garder sa mémoire, mais il a dû d’abord la constituer. De là l’intérêt de son parcours initiatique. Celui de Climbié le montre aux prises avec la badine du maître, prenant la clé des champs comme on se replie dans le maquis, et cherchant à se délivrer du symbole. Il est un héritier de son oncle Assouan qui lui demande de ne « jamais laisser piétiner ses droits d’homme, car même dans le plus dur esclavage, ces droits-là sont attachés à ta nature même. » (68). C’est lui qui montre à son neveu la photo d’un homme enchainé à Harlem.
Après les péripéties de l’école coloniale et les opportunités qu’elle lui a offertes, Dadié lui-même se nourrira aux récits des révolutions qui ont eu lieu en France et à Haïti, il mettra à profit les avantages du Front populaire de 1936. Ses années dakaroises, sa participation au Cercle d’Etude Franco-Africain (CEFA), achèveront de le rendre, selon ses propres termes, « inassimilable, indigeste et dissident ». De là remonte une réputation d’anti-français qui lui colle à la peau et qui repose sur un « malentendu », pour parler comme Climbié. Or, à l’instar de Senghor, tout ce qu’il voulait, c’était de voir la France être la France, un pays fidèle à ses propres valeurs. Quand elle devient amnésique, Dadié lui rafraîchit la mémoire en rappelant l’Abbé Grégoire et les Amis des Noirs, 1789, ses acteurs comme ses lieux de mémoire. Viendront ensuite les autres stations du chemin de croix du peuple ivoirien. Dadié a fait mieux qu’entretenir sa mémoire, il a constitué la nôtre qu’il invite à ne pas faillir.
Sans sa mémoire et la nécessité de sa promotion, il n’aurait pas écrit « Fidélité à l’Afrique », ce grand poème paru dans Afrique debout (1950). Sans elle, il n’aurait pas pu nous dire la vérité sur les affaires Sikali et Marie Gallo, sur le procès de 1949, sur les « voyages infructueux » ni les relations de son père avec Félix Houphouët-Boigny.
La mémoire de Bernard Dadié nous intéresse en ce qu’elle permet de prolonger le rêve nationaliste. Sa fierté est légitime quand il dit, d’une part, « J’étais là lorsque l’ange chassait l’ancêtre » (HDTLC, 19) et d’autre part,
Tu dors /Et je veille /… / Je suis le vieux guetteur / qui monte la garde sur les remparts / J’ai dans mes yeux, les aurores des temps anciens / Et dans la tête, la chanson des temps futurs.
Il est donc bien placé pour juger des résultats de nos indépendances.
A l’instar de Chinua Achebe qui parlait d’« indépendance cha-cha-cha », il nous apprend d’abord, que «Nous avons dansé, dansé … jusqu’à fatiguer » (27). Nos espérances étaient légitimement grandes !
Grâce à lui, en tant qu’oncle des indépendances, puisqu’il y a des pères des indépendances, nous avons une idée des rêves de départ et de la destination visée par le nationalisme africain.
Le vieux guetteur célèbre la mémoire de Kouamé Amelan, l’une des marcheuses de Grand-Bassam et représentante de l’héroïsme féminin célébré dans Carnet de prison :
Drapeau de la Dignité / Je te ramène aux sources du Djoliba /Où se nouèrent nos rêves » (34-35)
Le verbe « ramener » donne la mesure de l’écart qui nous sépare du congrès de Bamako où le RDA fut porté sur les fonts baptismaux.
Le danger qui menace ceux qui oublient est que l’histoire se répète. Un personnage d’Iles de tempête nous met en garde : « Connaissant ce qu’a été le passé pour nous, il nous faut préjuger de ce que nous réserve l’avenir, si jamais on nous remettait les fers ».
Si la mémoire  de Bernard B. Dadié retourne au temps de Toussaint et Moyse ou surtout Dessalines, c’est que ce temps n’est pas révolu ou « trépassé » comme dirait Léon Gontran Damas, l’homme du rapport sur les événements de Dimbokro. Si elle évoque les péripéties de la « panthéonisation » et de la « dépanthéonisation » de Marat et Mirabeau, c’est pour nous rappeler les incertitudes de l’histoire dont le verdict n’est jamais définitif.
Le vieux guetteur nous apprend que nous vivons dans une période de « clair-obscur », que « (nous) nous cherchons dans le faux jour des réverbères » (19). Il constate le 15 août 1960, huit jours après l’indépendance, que « Les marchands ont rebâti le temple / Le pain et le vin distribués sur la montagne / aux frères, sont remis sous verrou / Et l’écuelle dans nos mains, bâille / de faim et de soif » (32). Pire que cela, « Les balles étêtent encore les roses / dans les matins de rêve » (20). Il observe « Je tâtonne dans la nuit blanche, / dans le jour noir » (83) et finit par désespérer de son sort « Je ne me croyais plus / fils d’Adam / descendant de Noé / moi aussi sauvé par le Christ» (82). Dans Un nègre à  Paris, il exprime sa désillusion :
Dieu fasse que nous profitions des leçons que donne Paris. J’en doute face au déchainement des appétits, à la course effrénée aux honneurs. Nous vivons à une époque où s’édifient les grandes fortunes insolentes de demain. La politique couvre ces vastes opérations et le peuple sera toujours marri. (208)
Ce n’était pas faute d’avoir compris que « L’empire a changé de nom / Le négrier de fanion » (43).
Pourtant sa mémoire ne viendra pas s’abîmer dans l’amertume ni le désespoir. C’est elle qui garde le souvenir des rêves. Le vieux guetteur est en même temps le « grand prêtre » qui doit reprendre les rituels de propitiation, et le « vieux pèlerin » qui « depuis l’aube court le monde / pour ramasser les miettes de rires et de rêves » (83)
Dadié reprend la mer sur son radeau de fortune et garde son cap[6]. Selon le poète, la phrase doit se poursuivre après une « grande virgule dans l’histoire » (42). Il parle de la « nouvelle étape » (43) à affronter, car, « L’Afrique en attente dit toujours sa prière » (76).
Quelles sont les modalités de ce nouveau parcours avant d’en examiner la destination ? Le poète demande aux vieux tam-tams de guerre de se taire. Grâce à une mémoire charitable, l’auteur de Carnet de prison se contente de l’initiale D. en parlant du principal allié des colons dans les événements du 6 février 1949. La bataille se fera dans l’unité et la fraternité. Aussi peut-il dire : « Unissons nos mains / dans le grand matin / pour la prière nouvelle » (76). A cette fin, il faudra « rajeunir les vieux serments » (22). Mais aussi « Que de nos mains unies / jaillisse la flamme / Qui éclairera le nouveau trajet de l’homme » 33, « la route de demain /la route des Hommes /La route des Frères » (41). Dadié nous demande de changer le monde mais sans le brutaliser.
Comme chez J. Attali, S. Hessel et E. Morin, comme dans les œuvres de Kourouma et Armah, le chemin incarne la quête et déjà la destination. De là aussi le « waa-bhli-nié », le cheminer ensemble, promu par Memel-Foté[7]. Il s’agit, dit Dadié, de bâtir la « Cité nouvelle / Dont rêvaient nos pères » 27, le « village des hommes », et d’entonner « La Grande chanson de l’Homme sur terre ». 
Dadié est serein en ce qui concerne l’issue de cette quête au long cours. Il n’est ni «maître de l’heure » ni « maître du jour », mais il n’en a cure : « Lucioles dans les nouvelles ténèbres / Nous sommes les fous d’aujourd’hui et non du siècle » (72) ni de ce 21ème siècle. C’est depuis 1950 que, dans l’ultime vers du poème « Le temps des fous », Dadié nous dit « L’avenir nous appartient ». La faiblesse et l’incompréhension du moment le cèderont avec le temps, dans la durée. Il n’est pas le maître du temps ni ne cherche à le devenir, mais il souhaite être porté par lui. C’est ainsi qu’on passe du grand âge à l’immortalité.
L’occasion est bonne pour une confession. Telle est aussi la vocation de la mémoire. Dans un premier texte de 1983, j’ai fait une querelle injuste à Dadié en sous-estimant, au nom de la Nouvelle Démocratie de Mao Tse Toung, ce qu’on peut appeler la démocratie bourgeoise[8]. Cette critique a été reprise en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la révolution française dans la communication « Bernard B. Dadié et la Révolution française »[9] où cette dernière est présentée comme un piège. Sur les traces d’Ernst Cassirer, à la différence de l’oncle Assouan, j’ai critiqué le « droit naturel » comme la « grande idéologie de la libération bourgeoise » (La philosophie des Lumières, 1966).
Sans nous renier, mes congénères et moi avons tous été témoins des apories qui ont conduit par exemple aux errements khmers rouges. Nous voyons tous, combien il est encore difficile d’obtenir pour nos peuples, rien que la seule démocratie bourgeoise. Ce rêve qui n’est pas encore réalisé, mérite respect et engagement continu.
CONCLUSION
            Il n’y a pas d’« intellectuel à vie » dit R. Debray (21). Il faut toujours mériter le statut d’intellectuel. L’homme-siècle a agi en intellectuel toute sa vie. Nous pouvons l’ajouter à la liste d’artistes journalistes qui ont eu à interpeller l’humanité. Il a sa place aux côtés de Zola, Gide, Mauriac, Sartre, Neruda, Césaire et d’autres figures de la littérature mondiale.
            Ma mémoire sur la mémoire de Bernard B. Dadié ne pouvait être totalement inclusive. Aucune mémoire n’est parfaite. L’objectif était de retenir l’essentiel dans l’œuvre abondante et multiforme d’un centenaire toujours activement engagé.
Comment ne pas noter cependant la crise de la mémoire nationale ? La mémoire a cessé d’être un facteur d’unité, car elle a éclaté en plusieurs morceaux. Sans la résorption de la fracture mémorielle et la restauration d’une authentique mémoire nationale, il est à craindre que la réconciliation soit difficile à réaliser. Il importe donc de comprendre la diversité des mémoires, leurs origines, leurs formes et leur vérité historique. C’est à ce prix que nous pourrons bâtir ensemble la « cité nouvelle » dont Bernard Binlin Dadié a rêvé, avec nos pères et mères, nos grand-mères et grand-pères.
Pour finir, voici deux invitations poétiques à nous acquitter de notre devoir de mémoire :
« Redis-moi, hirondelle de jais / La chanson que disait l’aïeule / au soir de sa vie / Quel message m’a-t-elle laissé ? » (« Redis-moi » in Légendes et poèmes, p. 180)
« Mais toi souviens-toi » (« Souviens-toi », Ibid., pp. 164-165)
Honneur aux artisans de paix et de progrès !
Pr Séry Bailly

[1]. « La mémoire honteuse de la traite et de l’esclavage » in Pourquoi se souvenir ?
[2]. Mémoire du bien, tentation du mal, 2000.
[3]. L’intellectuel face aux tribus, 2008, p. 52. Cette option de l’unité africaine et de la distinction ethnique ne saurait échapper à tout lecteur de Carnet de prison.
[4][4] Osiris Rising, Per Anhk, 1995, p. 216.
[5] « Peut-on accuser les Ivoiriens de rancœur, eux qui n’ont pas cru nécessaire de gratter de leurs rues et de leurs places, le souvenir de leurs anciens colonisateurs ? », « Que vive la Côte d’Ivoire », Le Temps, 17-12-2004
[6] A la différence de Solo, dans Why Are We So Blest ? (1973) d’Ayi Kwei Armah, perclus par son « sentiment de terminus » (sense of terminus),
[7] « Le vent et la toile d’araignée ou de l’unité du monde dans la pensée négro-africaine », 1973.
[8] « Evolution and Limits of Ideology in B. Dadié’s works », in Annales de l’Université d’Abidjan, 1983.
[9] Voir Mises en crise, 2014

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire