« Les commentaires
sont libres, les faits sont sacrés ». La maxime de
Beaumarchais, l’Ivoirien Venance Konan et le Français François
Fillon semblent l’avoir oubliée. À les lire ou à les écouter,
on a l’impression que, pour eux, ce qui est sacré, ce ne sont pas
les faits mais les commentaires ou opinions. Or, nous apprend la
philosophe Hannah Arendt, « les faits sont les matières des
opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et
différentes passions, peuvent différer largement et demeurer
légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité des
faits » (cf. La Crise de la culture : huit exercices de pensée
politique, trad. de l’anglais par Claude Dupont et Alain Huraut,
Gallimard, Paris, 1989, p. 303). Je parlerai de Fillon, quelques
lignes plus loin. Pour l’heure, je voudrais m’intéresser à
« Fraternité Matin » dont les ventes auraient
considérablement baissé et où l’atmosphère serait devenue
délétère après que le Collectif des travailleurs Sauvons
FratMat (Cosaf) eut demandé le départ du directeur général.
Pourquoi les Ivoiriens achètent-ils et lisent-ils de moins en moins
le journal gouvernemental ? Si certains pointent le copinage, les
salaires à deux vitesses et la mauvaise gestion de M. Konan,
d’autres établissent un lien entre le recul du quotidien
abidjanais au premier trimestre 2016 (141 millions de F. CFA contre
165 millions de F. CFA à la même période en 2015) et la propension
de son directeur à s’écarter de la vérité des faits. À titre
d’illustration, prenons l’édito du 15 août 2016 où Konan
affirme clairement que chef de l’opposition et chef du FPI sont
deux fonctions incompatibles. Écrire cela suffit-il ? Non ! Il eût
fallu citer aussi un article de notre Loi fondamentale consacré à
cette supposée incompatibilité entre les deux responsabilités. Et
on eût aimé que, lui le donneur de leçons et partisan du slogan
creux « Ivoirien nouveau », nous dise pourquoi Ouattara,
son nouveau « maître et seigneur », continue de diriger
le RDR alors que l’article 54 de la Constitution du 1er août 2000
stipule que « les fonctions de président de la République
sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire, de
tout emploi public, de toute activité professionnelle et de toute
fonction de dirigeant de parti politique ».
Dans le même éditorial,
Venance Konan attribue à Laurent Gbagbo les propos suivants :
« Après la guerre, il faudra faire une relecture de la
Constitution et une modification constitutionnelle par référendum.
Tous les aspects qui semblent négatifs, confligènes, il faut les
enlever et les remplacer par les aspects qui rassemblent tous les
enfants de la Côte d’Ivoire ». Mais que signifie « une
modification constitutionnelle » dans la bouche de l’ancien
président ? À quoi pensait-il ? Selon Konan, quand L. Gbagbo parle
de modification constitutionnelle, il faut entendre modification de
l’article 35 qui « dispose que le Président ivoirien doit
être Ivoirien de naissance, né d’un père et d’une mère
eux-mêmes Ivoiriens de naissance ». Konan a certes le droit de
s’aplatir aujourd’hui devant celui qu’il pourfendait et
vilipendait hier ; libre à lui de moquer Affi comme il veut ;
personne ne l’empêche de faire partie de ceux qui réclament à
cor et à cri une nouvelle Constitution. Mais est-il
intellectuellement honnête de laisser croire que Laurent Gbagbo
voulait une nouvelle Constitution ? Peut-on revendiquer l’éthique
journalistique et prêter à une personne des intentions qu’elle
n’a jamais eues ? La langue française évolue-t-elle si vite que
modifier la Constitution y aurait la même signification qu’élaborer
une nouvelle constitution ? « Modifier » et « élaborer »
sont loin d’être des synonymes, tout comme la phrase « César
et ses légions ont franchi le Rubicon » est différente de la
proposition « César et ses légions ont franchi le Rubicon, la
République est en danger », à propos de la marche de César
sur Rome, le 12 janvier en l’an 49 avant Jésus-Christ. En 2008
(dans le Zanzan) comme en 2009 (lors de son discours à la nation),
Laurent Gbagbo n’a jamais plaidé pour que la Côte d’Ivoire se
dote d’une nouvelle Constitution. Par conséquent, il est faux
d’écrire que Ouattara est en train de « réaliser ce que
Laurent Gbagbo avait envisagé de faire en son temps »
(http://fratmat.info/edito/chef-de-l-opposition-et-chef-du-fpi-1). Ce
qui est vrai, en revanche, c’est que Venance Konan excelle, édito,
après édito, dans la désinformation et le mensonge. Or « être
journaliste, c’est prendre la parole dans l’espace social en
respectant des valeurs qui sont la recherche de la vérité,
l’exactitude, l’indépendance, l’impartialité, le respect du
public et la responsabilité » (Pierre Ganz, « La
critique des médias est légitime et nécessaire, mais il ne faut
pas tout mélanger » dans Actualités du 2 avril 2014).
Je pensais que tel ou tel
journaliste de l’opposition apporterait la réplique à cet édito
truffé de mensonges. Jusqu’au 5 septembre 2016, cette réplique
n’est pas venue. Dommage ! Car ceux qui veulent déconstruire un
pays commencent toujours par distiller des mensonges sur ce pays.
Nous avons laissé des imposteurs déverser trop de mensonges sur la
Côte d’Ivoire, intoxiquer des gens qui n’ont pas toujours la
possibilité de vérifier ce qu’ils lisent. Cela doit cesser. Il
est temps que nous prenions au sérieux le mot du poète grec Ésope
: « Les menteurs ne sont jamais plus fanfarons qu’en
l’absence de contradicteurs ».
François Fillon n’a
pas eu le temps de fanfaronner longtemps puisque l’historien
martiniquais Gilbert Pago n’a pas tardé à lui porter la
contradiction après les propos qu’il a tenus à Sablé-sur-Sarthe,
le dimanche 28 août 2016. Pour Fillon, « la France n’est
pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples
d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du nord, la France n’a pas
inventé l’esclavage ». Le discours de Fillon est
irrecevable pour la simple raison que son compatriote Michel de
Montaigne émettait, en 1588 déjà, ce jugement sur la colonisation
: « Notre monde vient d’en
trouver un autre… aussi grand, rempli et fourni que lui… J’ai
bien peur que nous ayons fort hâté son déclin et sa ruine par
notre contagion, et que nous ayons bien cher vendu nos opinions et
nos arts… Ce qui les a vaincus, ce sont les ruses et les boniments
avec lesquels les conquérants les ont trompés… Nous nous sommes
servis de leur ignorance et de leur inexpérience pour les mener à
la trahison, à la luxure, à la cupidité et à la cruauté, sur le
modèle de nos mœurs. Les facilités du négoce étaient-elles à ce
prix ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de
millions d’hommes passés au fil de l’épée, la plus riche et la
plus belle partie du monde bouleversée, pour faire le trafic des
perles et du poivre : Méprisables victoires ! » (cf.
Les Essais, Livre III, chap. VI). Quant à G. Pago, il rappelle que
les Kalinagos furent massacrés par les Français à l’île de la
Tortue, à Saint Martin, à Saint Eustache, à Saint Christophe, à
Antigua, à Montserrat, en Guadeloupe, à Marie Galante, aux Saintes,
en Martinique, à Sainte Lucie, à Grenade ; que ces massacres
durèrent « trente cinq ans, ramenant la population Kalinago à
moins de 10% de son chiffre d’avant 1625 » et que « rien
de cela ne s’apparente à un partage de la culture française ».
Il se souvient, par ailleurs, de la déclaration de Jules Ferry selon
laquelle abandonner la politique coloniale de la France, « c'est
abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire,
c'est descendre du premier rang au troisième et au quatrième »
(cf. G. Pago, « Fillon à l’aise dans le cambouis
identitariste » dans Mediapart du 5 septembre 2016).
![]() |
J.-C. Djereke
|
La France n’a peut-être
pas inventé l’esclavage mais Fillon ne peut nier le fait qu’elle
y a participé et qu’elle en a bien profité. Et dire que ce
monsieur aspire à diriger la France et qu’il pourrait avoir besoin
des voix des Français d’origine africaine et antillaise qui
continuent de porter les stigmates de l’esclavage ! Ce refus de
reconnaître et d’assumer la responsabilité de la France dans la
tragédie des Noirs, Fillon le partage malheureusement avec les
Sarkozy, Hollande et autres Juppé qui découvrent subitement que,
pour régler un contentieux électoral dans un pays, il est moins
coûteux et moins dangereux de recompter les bulletins que de
recourir à la force. Ainsi va la France, la « patrie des
droits de l’homme », qui, tout en défendant la démocratie
et le Conseil constitutionnel chez elle, les piétine en Afrique.
Source :
IvoireBusiness 5 Septembre 2016.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire