Image du film "Capitaines des ténèbres", de Serge Moati |
« Halte à la
repentance ! » piaffent en chœur les
perroquets, ressassant de leurs perchoirs que « les Français » n'ont
qu'une passion : « la haine de soi », afin d'expier un passé dont ils ne
sont plus fiers. Le siècle
dernier fut celui des luttes d'indépendance ; l'affaire, puisqu'entendue,
serait donc à classer — à l'heure, toutefois, où Eric Zemmour, jurant
à qui veut l'entendre de l'évidence du « rôle
positif » de la
colonisation, caracole sur les étals des librairies ; à l'heure où Alain
Finkielkraut, assurant que les autorités hexagonales ne firent « que du bien aux
Africains », est sacré à
l'Académie ; à l'heure où l'auteur de Vive l'Algérie française !, nous nommons Robert Ménard, a
transformé la ville de Béziers en sujet d'actualité, les
« vieilles lunes » n'ont-elles pas encore certaines choses à
dire ? L'historien Alain Ruscio remonte le temps pour nous faire entendre
ces voix qui, de gauche à droite, appelèrent à la guerre par
souci, cela va de soi, de « pacification ».
« Quelle drôle façon de
civiliser : pour apprendre
aux
gens à bien vivre, on commence par les tuer. »
Hô Chi Minh, 1925
Commençons
en 1580. Un penseur français, des plus fameux, écrit
ces lignes, devenues célèbres, que les plus intransigeants
anticolonialistes du xxe siècle n'auraient sans nul
doute pas désavouées : « Tant de villes rasées, tant de
nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée,
et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des
perles et du poivre ! […] Jamais l'ambition, jamais les inimitiés
publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si
horribles hostilités et calamités si misérables. » On aura reconnu Michel de
Montaigne, l'auteur des Essais.
Combien,
depuis cette époque et ces lignes, à l'ombre des drapeaux des puissances
colonisatrices, d'autres « villes rasées », de « nations exterminées », de « peuples passés au fil de l'épée » ? On pourrait se contenter de
cette question, sans crainte d'être contredit, et entrer dans les détails
et les descriptions, pour le moins horrible, des fusillades, des razzias, des
décapitations, des corvées de bois, des tortures, des viols, de
l'utilisation de l'aviation, des armes chimiques, du napalm… On pourrait
citer mille auteurs qui protestèrent, de Victor Hugo (« L'armée faite féroce par l'Algérie »)
à Anatole France, en passant par Albert Londres, André Gide, Malraux,
Aragon, Sartre ou encore François Mauriac… On pourrait, certes. Mais nous
resterions dans le comment ; or,
nous devons plutôt tenter de comprendre le pourquoi.
« Cette matrice a un nom :
l'idéologie coloniale. La violence n'est pas fortuite, mais nécessaire. Obligatoire. »
Les
violences coloniales sont le fruit de la rencontre conflictuelle entre, de la
part des hommes « blancs », un esprit de conquête et de suffisance,
porté par un racisme, alternativement agressif ou paternaliste (mais qui
se voulait en tout état de cause constatation de l'évidence), et, de
la part des hommes « de couleur », un refus de cette conquête, puis une
résistance, basés sur un sentiment national ou, tout simplement, sur
l'instinct de survie. Prenons, pour asseoir cette proposition, la première
expédition coloniale de l'ère moderne : la campagne d'Égypte, lancée
en mai 1798 et conduite par le général Bonaparte. Deux ans après, Jacques de Menou de Boussay, commandant en chef du Corps
expéditionnaire en Égypte (il succédait à Bonaparte et à Kléber), proclama
au peuple égyptien : « J'ai
reçu l'ordre de la République Française et du consul Bonaparte, de vous
rendre heureux : je ne cesserai d'y travailler. Mais je vous avertis aussi que
si vous n'êtes fidèles aux Français, que s'il vous arrivait encore,
pressés par de mauvais conseils, de vous élever contre nous, notre
vengeance serait terrible, et j'en atteste ici Dieu et son Prophète, tous
les maux retomberaient sur vos têtes. Rappelez-vous ce qui est arrivé au Caire,
à Boulaq, à Mahalat-el-Kabira, et autres villes de l'Égypte ? Le sang de
vos pères, de vos frères, de vos enfants, de vos femmes, de vos amis, a
coulé comme les flots de la mer ; vos maisons ont été détruites ; vos propriétés
ravagées et consumées par le feu. Quelle a été la cause de tout cela ? Les
mauvais conseils que vous avez écoutés, les hommes qui vous avaient
trompés. Que cette leçon vous serve pour toujours ! ».[1]
Un
demi-siècle plus tard, un médecin militaire séjournant en Algérie fit savoir :
« La force a été employée, non
point cruelle et barbare, mais tacticienne et protectrice. » Puis l'homme, Audouard de
son patronyme, de poursuivre : « On est conduit bien souvent à
corriger des inhumains en leur faisant éprouver les rigueurs de
l'inhumanité même ».[2] Une
formule qui pourrait figurer au fronton de toutes les expéditions
coloniales. Mais que l'on ne s'y méprenne pas : nous ne sommes pas ici
dans une absence de logique, dans un paradoxe qui pourrait presque prêter,
a posteriori, à sourire, mais dans la matrice même de l'esprit de la
conquête, puis de la pacification. Cette matrice a un nom : l'idéologie
coloniale. La violence n'est pas fortuite, mais nécessaire. Obligatoire.
Les propos avancés par de Menou de Boussay sont emblématiques en ce qu'ils
mettent en évidence le lien logique qui existe entre ledit esprit et la
violence qu'il induit : 1/ Nous vous libérons (« J'ai reçu l'ordre […] de vous rendre
heureux »), 2/ Mais si vous refusez, nous
vous tuons (« S'il vous arrivait […] de vous
élever contre nous, notre vengeance serait terrible »).
L'idéologie
coloniale se structure sur une notion clé : la hiérarchie. Celle, plus précisément, des
« races », des cultures et des civilisations et des hommes. Sans cela,
l'expansion impériale n'eût pu être possible. Sans la certitude que la «
race blanche » possédait, dans tous les domaines de l'existence, une
supériorité absolue. L'ouvrage phare du comte de Gobineau, Essai sur l'inégalité des races
humaines, qui
prétendait expliquer l'histoire des peuples et des civilisations, date de
1853 – soit quelques années après l'achèvement de la conquête de l'Algérie
et à l'orée des autres grandes conquêtes. Cette idéologie est manichéenne,
binaire : nous (= notre « race », notre culture, notre civilisation –
d'ailleurs la
seule qui
soit) représentons le degré supérieur d'évolution de l'Humanité, tandis que les
autres (en particulier les « races de couleur ») sont incapables de s'élever
par elles-mêmes jusqu'à nos conceptions. Nous devons dès lors les « élever
», autant que faire se pourra, jusqu'à un certain degré de civilisation.
« Nous
sommes chargés (soit par l'évolution, soit par la Providence) de
porter nos valeurs bien au-delà de nos frontières. »
Ce nous procède d'une généalogie double :
nous sommes, d'une part, porteurs des valeurs de libération inhérentes à
la République et aux Lumières, et, d'autre part, les représentants de la
vraie religion, celle du Christ. Ces deux conceptions, a priori
en opposition, s'avèrent souvent complémentaires aux colonies – on se
souvient du mot de Léon Gambetta, président du Conseil sous la Troisième République : « L'anticléricalisme n'est pas
un produit d'exportation ». Nous sommes chargés (soit par
l'évolution, soit par la Providence) de porter nos valeurs bien au-delà de
nos frontières. Nous avons une mission sur terre – un autre mot-clé. Il ne
s'agit pas d'un choix ni d'une hypothèse à envisager parmi d'autres : l'homme
blanc ne peut pas faire autrement qu'exporter ses valeurs, puis veiller,
naturellement, à leur respect. C'est le fameux « fardeau de l'homme blanc » énoncé par Rudyard Kipling dans un
poème publié en 1899. Si l'écrivain était britannique, ce caractère
fut particulièrement marqué en France.
Hommes politiques,
intellectuels et hommes de terrain eurent la certitude sincère d'être les
détenteurs de la Raison – majuscule ! – et possédaient de ce fait la tâche
historique d'en faire profiter les autres nations, pays, « races »,
etc. Prenons quelques exemples. Un poète, aujourd'hui oublié, qui eut
jadis son heure de gloire : « Toutesfois
l'Immortel voulut que nostre race // De ce vaste Univers couvrist toute la
face »[3] (Du Bartas,
« Les Colonies », 1584). Une chanson enthousiaste, signée Salle
en pleine apogée révolutionnaire, dédiée au légendaire bonnet phrygien.
Les couplets se suivent et, à chaque étape, dans le monde entier, ce
dernier libère un à un les pays… Voyons celui qui est consacré aux pays
musulmans : « L'esclave,
enfant de Mahomet // Libre en recevant ce bonnet // Va frapper ses
despotes // Déjà sous les yeux du Sultan // Il bénit le nouveau turban // Des
Français sans-culottes ».[4] Près
de quatre décennies plus tard, le lieutenant-général Louis de Bourmont proclamait à Toulon, à la
veille d'appareiller pour Alger : « La cause de la France est celle
de l'humanité. Montrez-vous digne de votre belle mission ».[5] Tout
est dit en deux phrases et en trois mots : France = humanité, donc
mission. On pourrait de toute évidence multiplier à l'envi ce type
de citations.
D'aucuns
s'en étonnèrent : ces Français, qui pensaient arriver en libérateurs, furent le
plus souvent accueillis à coups de fusils, de pierres ou de flèches ! La
résistance fut obstinée : il fallut dix-sept années pour mettre au pas
l'Algérie, jusqu'à la reddition d'Abd el-Kader en 1847 ; il fallut
un demi-siècle pour s'emparer de l'Indochine, avec la mort, en 1913, du
leader nationaliste De Tham. Quelle
conclusion fallait-il en tirer ? L'ingratitude des populations conquises, sans
doute... Puis, la conquête achevée, la pacification assurée, la France
coloniale, imprégnée dans toutes ses fibres de sa mission, est persuadée
qu'elle est en train de réussir. Elle roule des mécaniques, fière de
son bilan. Les « masses indigènes » lui sont reconnaissantes : elles
profitent de la « paix française », qu'elles peuvent comparer aux misères
et aux injustices qu'elles enduraient par le passé. Si, malgré tout,
mouvements de protestation il y a, ils sont provoqués par des « meneurs »
manipulés par « l'étranger », trouvant quelque intérêt inavouable à
menacer l'harmonie qui règne désormais dans les territoires pacifiés.
« Le colonisateur
est le chirurgien qui va se charger d'extirper la gangrène. Quitte à, en
chemin, couper çà et là quelques membres… »
Ces
fauteurs de troubles ne représentent, par définition, qu'une
infime minorité. Pour les tenants du système colonial, le doute n'est pas
permis : les populations nous sont fidèles, il ne peut y avoir, pour
récuser notre présence, que des minorités qui ne
représentent qu'elles-mêmes. Ainsi, lors des grandes révoltes paysannes du
centre Viêtnam de 1931, le ministre Paul Reynaud évoqua
« quelques centaines ou quelques
milliers de révoltés ».[6] Au
début de la guerre d'Indochine, le député Marius Moutet glosa, dans la Revue de l'Union française : « Une minorité entreprenante, audacieuse, téméraire,
fanatique, s'est donné figure de représenter l'unanimité du peuple
annamite ».[7] Même
son de cloche au Nord de l'Afrique : lors de la déposition du Sultan du
Maroc, Eugène Guernier – porte-parole du Parti colonial,
historien, professeur à Sciences-Po et membre de l'Académie des sciences
d'Outre-mer – affirma pour sa part : « Plus de 85 % de la population
du Maroc sont à nos côtés contre un sultan qui a failli à sa parole. » Et François Mitterrand de
renchérir, à l'Assemblé nationale, lorsqu'éclate en Algérie une guerre qui
ne dit pas son nom : « Tandis que quelques fanatiques multipliaient
les attentats, un immense peuple de huit à neuf millions d'hommes se
refuse à s'y associer et parfois, au contraire, s'élève contre eux. » Le maire d'Alger, par ailleurs
secrétaire d'État à la Guerre, entérina, sûr de ses chiffres : « 99 % de la population
algérienne réprouvent les récents troubles ».[8]
Ce « 99 % » est en tout point éloquent. Les
organismes sont fondamentalement sains (autrement dit : fidèles à la
métropole) mais ils sont attaqués par une maladie qui risque de
les emporter. On songe à la conférence qui inaugure le film Z,
réalisé par Costa-Gavras : le général, interprété par Pierre Dux, assimile
la gauche grecque à un « mildiou idéologique » – c'est-à-dire une maladie
fongique, causée par un parasite, qui provoque flétrissure et moisissure. Le
colonisateur est le chirurgien qui va se charger d'extirper la gangrène.
Quitte à, en chemin, couper çà et là quelques membres…
Mais qui
sont donc, aux yeux des autorités, ces minoritaires enragés et mus par le seul
désir de provoquer le chaos ? La lie de la population, les anciennes
couches dirigeantes, les « races » ou les « ethnies » malsaines ou encore
les éléments révolutionnaires, ennemis par nature de la « paix française »
(et parfois d'ailleurs tout cela à la fois...). La lie ? Les expressions fusent
pour désigner les prétendus délinquants, les bandes de pavillons noirs du
Tonkin et autres coupeurs de route (les fameux fellaghas) d'Algérie… Les anciennes couches
dirigeantes ? Les caïds d'Algérie, les mandarins
d'Indochine, les rois nègres d'Afrique subsaharienne… Les « races » et
les ethnies « mauvaises » ? Les Hovas de Madagascar, les Khroumirs de
Tunisie, les « Tonkinois » d'Indochine, les Arabes du Maghreb, toutes
opposées aux « bonnes races » : les Berbères du Maghreb, les Cambodgiens
d'Indochine, etc. Une certaine ethnographie coloniale a toujours été utilisée,
parfois – mais pas toujours – au corps défendant des spécialistes, comme
une arme de division massive… Les éléments révolutionnaires ? Il n'est
guère besoin d'insister : tous les mouvements insurrectionnels du xxe siècle,
sans exception, ont été taxés de « communistes » – même lorsqu'ils étaient
déclenchés au nom de la fidélité à un sultan présenté, par ailleurs, comme
moyenâgeux (au Maroc : Mohammed ben Youssef), à un leader charismatique plutôt
pro-occidental (en Tunisie : Bourguiba),
même lorsqu'il se réclamait d'une nation arabe et musulmane (en Algérie,
le FLN), même lorsqu'il s'agissait de rivaux des communistes (au Viêt Nam,
le VNQDD)…
« Le colon
met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe
de la minorité agissante). »
La
répression n'est donc pas une manifestation de brutalité à l'encontre d'un
peuple mais un acte d'autodéfense contre des éléments malsains, le rebut
(politique et social) de la population. Tout – c'est-à-dire la violence –
est permis pour isoler les germes menaçants. Parlant ainsi,
le colonisateur construit lui-même le piège dans lequel il va s'enfermer :
il met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand
mythe de la minorité agissante). Pourtant, la réalité se montra rétive :
les organismes gangrenés que le chirurgien venu d'Occident voulait
amputer semblaient aimer leur maladie et préférer leur gangrène indigène à
la santé étrangère.
Un des
grands intellectuels des années 1920, Lucien Lévy-Bruhl, se fendit d'un ouvrage qui va quintessencier cet esprit
(son titre, La
mentalité primitive,
est déjà un programme). Lévy-Bruhl partait d'un constat : « Les sociétés primitives, en général,
se montrent hostiles à tout ce qui vient du dehors. » Si les peuples conquis ont
l'inconscience ou le culot de ne pas apprécier notre bienfaitrice présence,
voire s'ils se révoltent au nom de fumeux et incertains principes
nationalistes, ne font-ils pas la preuve qu'ils sont barbares ? Donc : « Il faut que les changements, même si
ce sont incontestablement des progrès, leur soient imposés. » Mais les indigènes résistent… « De là, chez les primitifs, des
signes de crainte et de défiance que les Blancs interprètent souvent comme
de l'hostilité, puis du sang versé, des représailles, et parfois
l'extermination du groupe. » Rappelons-nous le général Menou,
en 1800 : « J'ai
reçu l'ordre [...] de vous rendre heureux » mais si vous refusez « notre vengeance serait terrible ». Un siècle plus plus tard, Lévy-Bruhl,
qui n'était ni un militaire ivre de sang, ni un pré-fasciste (l'homme, membre
de la Ligue des droits de l'homme et partisan de la SFIO, écrivit un temps
dans L'Humanité, avant 1914), ne dit
rien d'autre : « sang versé », «représailles », avant d'employer le mot suprême :
« extermination » !
Or, rien
ne s'est passé comme le voulaient les théoriciens de l'expansion coloniale. Il
y eut des oppositions, des résistances. Nul besoin, pour les expliquer, de
« meneurs » venus « de l'étranger ». Car, contrairement aux tableaux
idylliques de l'époque sur la mise en valeur (que l'on se reporte aux
travaux d'Albert Sarraut) de l'Empire au bénéfice de tous,
qu'a signifié l'arrivée des Européens pour les colonisés ? D'abord, la
perte de leurs terres. Pour ces sociétés alors rurales, partout, à plus de
90 %, c'était évidemment là l'essentiel. Puis le travail, plus ou moins forcé,
sur ces mêmes terres. Une mise en valeur faite certes selon des schémas
imaginés à Paris, par des cerveaux français, mais appliquée par des bras –
et, souvent de la sueur et du sang – des « indigènes », au profit,
finalement, des colons et de la métropole. Une fiscalité galopante : il fallait
bien que ces travaux fussent financés. Il ne le furent, dans leur masse,
ni par les impôts des métropolitains, ni par ceux des colons. Enfin, la
subordination au quotidien aux nouveaux maîtres, avec le lot de
vexations (le vocabulaire de l'époque est d'une violence raciste que l'on
a du mal à imaginer aujourd'hui) et de « petites » brutalités que mille
témoignages rapportent.
« Rien
ne s'est passé comme le voulaient les théoriciens de l'expansion coloniale. Il
y eut des oppositions, des résistances. »
Dans ces
conditions, nul besoin d'imaginer des meneurs greffés artificiellement sur
des sociétés calmes et sereines pour comprendre l'agitation. Meneurs,
certes, il y eut, du De Tham à Hô Chi Minh en Indochine, d'Abd el-Kader à Messali Hadj en Algérie, d'Abd el Krim à Ben Barka au Maroc, mais ils furent des
révélateurs. Car le pire était que ces soi-disant minoritaires, malgré
les ablations successives, réapparaissaient et… devenaient de plus en plus
nombreux. Tout le mécanisme qui allait entraîner la violence de masse
était en place : si, comme l'affirmait Jacques Chevallier, 99 % des Algériens étaient avec
nous, il suffisait d'éliminer 1 %... mais ces 99 % se transformaient, avec
l'emprise croissante du FLN sur les populations, en 90 %... Éliminons donc
10 %... etc., etc. Et, s'il s'avérait qu'ils étaient plus nombreux
encore, l'extermination de pans entiers de la société colonisée fut, sinon
une réalité toujours et partout, du moins une réalité bornée dans
l'espace et située dans le temps. Autrement dit : la colonisation ne fut
pas une extermination par nature, mais il y eut bel et bien des
exterminations.
Cette
période, on l'a vu, avait théorisé l'inégalité des races. De la proclamation de
cette inégalité à la négation de l'humanité des Noirs, des Jaunes ou des «
basanés », il n'y avait qu'un pas. De cette négation à leur suppression,
ensuite, un autre pas, vite franchi. Les récits de l'ère des conquêtes, de
celle des diverses pacifications, puis des guerres de décolonisation,
d'Indochine au Cameroun en passant par l'Algérie, fourmillent de terribles
anecdotes sur des exactions commises par des braves petits soldats de France
qui, certes, en d'autres circonstances, n'auraient pas fait de mal à une
mouche… Pas à une mouche, non ; mais à un bicot, un nègre, un canaque ou un niaquoué… Ils étaient couverts, encouragés,
justifiés, par leurs gouvernants et par leurs chefs militaires. François Guizot ne déclarait-il pas, à la Chambre
des députés, le 10 juin 1846 : « N'oubliez jamais que quand on a
affaire avec des peuples à demi sauvages, avec des populations accoutumées à la
dévastation, au meurtre, à se faire la guerre entre elles d'une manière
cruelle, n'oubliez jamais qu'on est obligé, pour se défendre, d'employer des
moyens plus vicieux, et quelquefois plus durs que ne le voudrait le sentiment
naturel des hommes qui commandent nos soldats » ?
L'inhumanité,
de l'aveu même de ceux qui décidèrent, entreprirent ou justifièrent les
conquêtes coloniales, était donc consubstantielle au système. S'il fallait une
vérification expérimentale de cette affirmation, on la trouverait dans la
décolonisation tragique, à la française : de 1945 à 1962, et même aux années
1970, si l'on prend en compte l'extermination des derniers maquis de l'UPC au
Cameroun, l'oligarchie française a guerroyé contre des mouvements de libération
nationale qu'elle s'obstinait à prétendre minoritaires.
« Le colonialisme était-il
réformable ? »
Le
colonialisme était-il réformable ? Né dans la violence, pouvait-il s'amender et
s'autodétruire pacifiquement ? C'est une question spécieuse pour un historien :
il lui suffit de constater que cela ne s'est pas passé ainsi. Pourtant il y
eut, du temps même des guerres de décolonisation, des hommes qui répondirent à
cette question : nous emprunterons sa conclusion à Sartre, lors de sa célèbre
conférence de 1956 : « Le colonialisme est un système »[9].
Répondant à une question posée par un interlocuteur fictif, qu'il nomme un « réaliste au cœur tendre
qui proposait des réformes » (et on ne peut que penser que
Sartre visait Albert Camus), réformes qualifiées de « mystification néo-colonialiste », il ironisait : « Les néo-colonialistes pensent qu'il
y a de bons colons et des colons très méchants. C'est par la faute de ceux-ci
que la situation des colonies s'est dégradée ». Non, disait Sartre, il n'y a pas
de « bons colons » qui pourraient racheter les fautes et les crimes des «
méchants », il y a des colons tout court qui, tels les bourgeois de Marx, ont
créé leurs propres fossoyeurs : « Les colons ont formé eux-mêmes leurs
adversaires ; ils ont montré aux hésitants qu'aucune solution n'était possible
en dehors d'une solution de force. L'unique bienfait du colonialisme, c'est
qu'il doit se montrer intransigeant pour durer et qu'il prépare sa perte par
son intransigeance ».
Même si ce
n'est plus à la mode, je me range pour ma part à cette conclusion de Sartre.
Alain
Ruscio
(Historien
spécialisé sur les questions coloniales, A. Ruscio écrit pour « L'Humanité »
et « Le Monde diplomatique » ; il a publié une dizaine d'essais).
Source : revue-ballast.fr 11
novembre 2014)
[1]. Dans Kléber et Menou en Egypte depuis le départ de
Bonaparte (août 1799-septembre 1801), Paris, Société d'histoire
contemporaine, F. Rousseau, Ed. Picard & fils, 1900 (Gallica).
[2]. Un moyen
d’assurer la conquête de l’Algérie auquel on n’a pas encore pensé,
Brochure, Paris, Imprimerie d’Édouard Bautruche (Gallica).
[3]. Dans La
Seconde Semaine, cité par Yvonne Bellenger, « Sur “Les Colonies“ de
Du Bartas », dans Michel Balard (dir.), État et colonisation au Moyen-Age, Lyon, Ed. La Manufacture, 1989.
[4]. Cité par Ginette & Georges
Marty, Dictionnaire des chansons de la Révolution, Paris, Tallandier, 1988.
[5]. Cité par le colonel-marquis de Bartillat, Coup d’œil sur la campagne d’Afrique en 1830 et
sur les négociations qui l’ont précédée, avec les pièces officielles dont la moitié
était inédite,
Paris, chez Delaunay & Dentu, Libraires au Palais-Royal, juin 1831 (ouvrage
paru sans nom d’auteur. Le même Bartillat publiera en 1832, sous son nom, une Relation de la campagne d’Afrique).
[7]. « Résister, et aussi retrouver la
voie qui, par l’accord, mène à la paix », Revue de l’Union française, mai 1947.
[8]. Cité par Zahir Ihaddaden, « La désinformation
pendant la guerre d’Algérie », dans Jean-Charles Jauffret & Maurice
Vaïsse (dir.), Militaires
et guérilla dans la guerre d’Algérie,
Bruxelles, Ed. Complexe, 2001.
[9]. Discours, Paris,
Salle Wagram, 27 janvier 1956, repris sous le titre « Le colonialisme est un
système », Les Temps Modernes, mars-avril, in
Situations, Vol. V, Colonialisme et
néo-colonialisme,
Paris, Gallimard, NRF, 1964.
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