mardi 10 mai 2016

Commémorer, c’est bien, réparer, c'est mieux


A la veille de la Journée commémorative de l’abolition de l'esclavage, le président du Conseil représentatif des associations noires de France rappelle que la question des réparations n'a toujours pas été réglée.
Le débat est ancien. Les esclaves, en effet, ont toujours exigé deux choses : liberté et justice. La liberté, ils se sont battus pour l'obtenir ; pour ce qui est de la justice, le combat continue. C'est ce qu'on appelle la «réparation», car il n'y a pas de justice sans réparation. Depuis des siècles, cette noble cause a été soutenue par des personnalités aussi emblématiques que Condorcet, Lincoln, Martin Luther King, Malcolm X, Aimé Césaire, Franz Fanon, Desmond Tutu, Wole Soyinka, Christiane Taubira, et tant d'autres. Et depuis quelques années, la bataille progresse de manière significative dans le monde entier. En 2012, à l'unanimité, les chefs d'Etat de la Caricom (marché commun des Caraïbes ont demandé réparation aux anciennes puissances coloniales. Au Brésil, il y a quelques années, les associations noires ont obtenu la mise en place d'un ministère de l'Egalité raciale et de la Réparation.
Récemment, aux Etats-Unis, plusieurs entreprises, à commencer par la plus grosse banque du monde, Bank of America, ont payé des réparations sous forme de bourses universitaires. En ce moment même, l'Union africaine réfléchit aux formes que devrait prendre cette réparation.
Il y a trois mois, interpellé par le Cran, le Conseil de l'Europe a recommandé «aux autorités françaises de poursuivre le débat sur la question des réparations autres que pécuniaires à la suite de la traite négrière et du passé colonial de la France, en concertation avec la société civile, et de définir une politique à cet égard», ce qui constitue une première historique. Avec ces réparations non pécuniaires, on pourrait déjà mettre en route de nombreux projets comme le musée de l'esclavage ou la réforme agraire pour les descendants d'esclaves.
En France, justement, où en est-on ? L’appel que nous avions publié dans le Monde du 12 octobre 2012 regroupait des signatures allant du NPA à EE-LV en passant par le PCF, le Syndicat de la magistrature, Sud, la CGT, la Fondation Frantz-Fanon, la Fondation Copernic, Attac, auxquels il faudrait ajouter les 63%de Français d'outre-mer favorables aux réparations[1]. Depuis lors, la plupart des grandes associations antiracistes ont rejoint le mouvement et ont pris position en faveur des réparations, du Mrap à la Licra en passant par SOS Racisme.
Tandis qu'en octobre 2012, Jean-Marc Ayrault s'était engagé à mettre en place «une politique de réparations pas seulement financières», donc y compris financières, François Hollande s'y est opposé le 10 mai 2013, en évoquant dans son discours «l'impossible réparation». Dans ces conditions, le Cran a engagé plusieurs actions judiciaires, qui n'ont pas été sans  conséquences. En novembre 2014, au cours de sa visite à Thiaroye (village sénégalais où s'est produit un massacre colonial tristement célèbre en 1944), François Hollande a déclaré : «Je suis venu réparer l'injustice», sans qu'on sache à ce jour ce qu'il mettait concrètement derrière ces mots. Par ailleurs, le 10 mai 2015, lors de l'inauguration du Mémorial Acte en Guadeloupe, François Hollande s'est engagé à «s'acquitter» de sa dette à l’égard d’Haïti, car la France a exigé de ce peuple des réparations à l'envers au lendemain de l'indépendance (l'équivalent de 21 milliards de dollars d'aujourd'hui), mais une dépêche de l'Elysée a expliqué quelques heures plus tard qu'il ne s''agissait que d'une «dette morale». On le voit, cette question, qui était autrefois taboue, est désormais posée au plus haut niveau. Et on ne peut plus parler d'esclavage sans parler de réparations. Le Président, qui était tout à fait fermé à ce sujet, semble désormais plus ou moins ouvert aux réparations (morales, en tout cas), même si ses positions paraissent hésitantes et floues (comme c'est souvent le cas avec François Hollande).
Cette année, plus de 100 associations antiracistes se sont regroupées afin de lancer un appel pour les réparations. Parmi leurs revendications figurent la création d'un «Centre Dumas» (qui regrouperait un musée de l'esclavage et un «Centre des cultures d'Afrique»), la question de l'éducation et des programmes scolaires, la mise en place d'une fondation pour la mémoire de l'esclavage, abondée par l'Etat et les entreprises ayant bénéficié de la traite, la mise en œuvre d'un «plan Marshall» pour les Français issus de l'esclavage et de la colonisation (afin qu'ils bénéficient de l'égalité réelle en matière d'emploi, de logement, d'accès au foncier), la lutte contre les violences policières, l'annulation de la dette et la reconnaissance du travail forcé dans les colonies comme crime contre l'humanité, l'élaboration d'une vraie politique de développement, au service des peuples, etc.
L. G. TIN
Mais il faut le dire aux Français : la vérité, c'est que notre pays paye déjà son passé colonial, car on lui fait payer. Chaque fois que des appels d'offres sont ouverts dans les anciennes colonies, de plus en plus, celles-ci préfèrent offrir ces marchés à n'importe qui (Chine, Inde, Turquie, Brésil, etc.), plutôt qu'à la France. Et même quand la France est plus compétitive que les autres, elle est de plus en plus souvent écartée à cause du ressentiment lié à la colonisation. C'est ainsi. Et comme notre pays refuse de reconnaître et de réparer les torts liés à l'histoire, il est de plus en plus écarté des marchés publics. On le voit bien, réparer coûte cher, mais ne pas réparer coûte encore plus cher. Dès lors, que ce soit pour des raisons morales ou économiques, ne serait-il pas judicieux de mettre en place dès maintenant une grande politique de réparation ?

Par Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran)

Source : Libération 9 mai 2016



[1] - Sondage Ifop-le Cran publié le 6 mai 2013.

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