Mathilde
Moreau est une artiste peintre de nationalité ivoirienne. Lorsqu’elle envisageait
d’embrasser cette carrière, certains de ses proches voulurent l’en
dissuader. Mais elle n’abandonna. A 40 ans, elle s’envola pour la Chine, d’où elle
revint, quatre ans plus tard, pour prendre la direction de l’Ecole des Beaux-Arts,
première femme à diriger cette institution.
Vous
êtes la première femme directrice de l’école des Beaux-Arts, comment vivez-vous
cela?
Disons que c’est
le temps de la femme. Je suis dans une école où il y a plus d’hommes comme
enseignants. Donc ça peut être un obstacle comme un atout. Un obstacle du fait
que la femme dans la société africaine n’est pas vue comme quelqu’un qui doit diriger.
Donc il y a ces préjugés-là. Mais en tant qu’artiste je sais dompter ses
préjugés et m’imposer pour dire que nous sommes tous « Hommes » et
qu’il n’y a pas de différence.
Comment
faites-vous pour vous imposer?
Je fais mon
travail comme il se doit, sans état d’âme. Quand il faut sévir, je sévis. Mais
je suis là aussi pour aider mes enseignants et mes étudiants ; les aider à
aller de l’avant ; trouver des ouvertures pour eux.
Les
hommes se laissent-ils faire facilement?
Mais c’est
l’administration, se laisser faire, disons que ce n’est pas évident. J’avoue
que ce n’est pas évident. Parce, que chaque matin, ils laissent leurs femmes à
la maison pour venir être commandés (entre guillemets) par une femme, souvent
ça fait un peu de grincement aux dents. Mais, je pense qu’au fur et à mesure
que le temps passe, ça s’impose à eux.
Votre
entrée aux Beaux-Arts s’est faite juste après l’obtention de votre BEPC. Est-ce
votre choix ou cela s’est imposé à vous?
Il faut dire que
déjà au collège, je m’intéressais à tout ce qui était art. Et donc il y avait
aussi un journal dans notre collège où j’écrivais des poèmes. J’avais mon
professeur d’art plastique qui m’encourageait. Et puis, à l’époque, il faut
dire que le circuit, comme le lycée artistique, existait ; il prenait les
élèves à partir de la seconde. C’était ça, à l’époque, jusqu’en troisième année
où on avait un diplôme qui équivalait au BAC, ensuite on continuait nos études
supérieures. Donc ça ne s’est pas imposé à moi c’est une passion que je suis
venue développer.
Pendant
ce temps, vos frères se moquaient de vous. Est-ce qu’à un moment donné vous
avez eu envie d’abandonner?
J’avoue qu’à un
moment donné j’ai eu envie d’abandonner, tellement les gens se moquaient de
moi. « Papa te met à l’école, ce
sont des dessins que tu fais ». En fait, ce n’était rien pour les gens
à l’époque, embrasser une carrière artistique, faire de l’art ; c’est
comme si on avait échoué. Donc, j’ai eu des doutes. Et puis à l’époque mon
beau-frère m’avait demandé de venir chercher mon dossier pour me trouver une
place au lycée technique. Donc je suis arrivée et j’ai trouvé mon oncle Bitty
Moreau, qui m’arracha le dossier pour le redéposer à la direction, et me dit :
« les gens ne savent pas ce qu’est
l’art, ne les écoute pas ». Bitty Moreau a été là au moment où il le
fallait pour m’encourager, pour me pousser à aller de l’avant. Comme on le dit
parfois, on ne peut pas échapper à son destin.
Aujourd’hui
comment vos frères et tous ceux qui n’ont pas cru en votre choix, vous
regardent-ils?
Je crois que c’est
avec fierté. Je pense qu’ils ne savaient pas. Il y a beaucoup de personnes dans
leurs cas.
En 1987,
vous exposiez sur le thème qui porte sur le crash d’un avion de la Varig, à
Bingerville. Pourquoi spécialement sur ce crash?
Ça a été un
choc. C’était la première fois qu’on voyait un avion sombrer dans les eaux de
Côte d’Ivoire. J’étais en train de préparer cette exposition et puis il y a eu
l’accident. L’artiste est celui qui dit ce que le peuple ressent au plus
profond, l’artiste arrive à transcrire sur toile, à travers une chanson, à
travers une poésie, à travers un livre. Moi en tant que plasticienne, j’ai
essayé de transcrire cela sur toile.
Ce
n’était pas réveiller cet événement douloureux dans la mémoire de ceux qui y
avaient perdu un parent, un ami…
C’était pour moi
la manière de m’exprimer. Tout sujet est prétexte à la création. Certainement
que ça a été un choc. Mais ça a été un prétexte pour moi de dire certaines
choses.
Alors,
le « daro-daro », qu’est-ce que c’est?
Dans la vie d’un
peintre ou d’un groupe de peintres, il y a des moments où on sent le besoin de
se regrouper et pour défendre des idées. A un moment donné, avec mes amis, on a
décidé d’aller travailler en dehors d’Abidjan, au kilomètre 17, et puis de
faire notre exposition sur place. Le « Daro », en langue adioukrou,
c’est dans les fêtes de générations un cri de victoire.
Est-ce
le « Daro-daro » qui va engendrer le « vohou-vohou »?
Non. Le vohou
c’est dans les années 70. Il y avait des étudiants ici qui travaillaient et, à un
moment, il y a eu pénurie de peinture. Donc le professeur Serge Lenon, un Antillais,
a demandé aux étudiants de partir dans la nature et de ramener tout ce qu’ils
pouvaient trouver et de travailler avec. Alors, il y a un étudiant en
architecture qui passait et qui a vu ce que ses amis ont ramené, des morceaux
de bois… Et il a dit : « vous
faites du vohou ». En langue gouro, « vohou » veut dire « n’importe
quoi ». Ça a été le point commun de ces artistes à l’époque. Donc le
« vohou » a été un mouvement. Aujourd’hui c’est le dénominateur
commun de tous les artistes peintres de Côte d’Ivoire. Tous essaient d’utiliser
des matériaux et du collage. Ça a existé dans l’histoire de la peinture. Quand
vous voyez les courants, il y a eu des impressionnistes, des expressionnistes…
Est-ce
que vos créations se vendent facilement?
Lorsque le
peintre travaille, il ne pense pas déjà à la vente. Lui, il ne pense qu’à
s’exprimer. Il veut dire des choses et puis après il faut subsister et en ce moment-là
on pense à la vente. Mais il y a des galeristes et des agents qui sont là, qui
aident les artistes à vendre leurs œuvres. Nous ici, on a une chance d’être en
même temps des fonctionnaires. Il y a des jeunes peintres qui sont sortis du
Centre technique des arts appliqués de Bingerville, qui vivent de leur art ;
c’est-à-dire qu’ils n’ont pas autre chose que ça. On ne vend pas les tableaux
comme des petits pains. Il y a des collectionneurs, des amateurs... C’est pour
cela qu’on fait des expositions. Mais on peut faire une exposition et ne vendre
qu’un seul tableau. Ce n’est pas pour cela qu’on va arrêter de peindre,
de travailler, puisque c’est notre passion, notre tremplin d’expression.
J’avoue qu’il y a beaucoup qui se découragent. Mais je pense que c’est parce
qu’ils ne sont pas passionnés.
Etes-vous
subventionnée ?
Moi, je ne
connais pas ça (rire). Des subventions? Je pense que c’est ce qui fait qu’il y
a beaucoup de peintres qui se découragent. Parce que ce n’est pas du tout
facile. Mais il ne faut pas désespérer. Moi, je n’ai même pas de subvention
pour pouvoir créer. Non, je n’ai pas besoin de ça.
Quels conseils
donneriez-vous à des jeunes qui voudraient s’investir à fond dans ce domaine et
qui malheureusement n’ont pas de moyens?
Qu’ils
investissent, même s’ils n’ont pas les moyens. J’ai parlé de ceux qui sortent
du Centre technique des arts appliqués de Bingerville. Ceux-là, ce ne sont pas
des enseignants. Mais ils se regroupent, et souvent ils font des
manifestations, des expositions, s’entraident, c’est comme ça. En plus il faut
aller vers les gens, il faut oser. Je pense que ce n’est pas l’Etat qui fait
les artistes, ce sont les artistes eux-mêmes qui se font.
Concernant
toujours vos créations, votre matière première préférée est la termitière.
Qu’est-ce que cela symbolise pour vous?
Elle symbolise
l’unité. La vie des termites est une vie organisée, hiérarchisée. Parce que
vous voyez une motte de terre, comment ça été conçu? C’est avec patience. Déjà,
Ça m’interpelle et je me projette dans ça. Maintenant, sur le plan plastique,
c’est-à-dire la forme même de la termitière, l’élévation, les alvéoles, je
m’inspire de cela pour pouvoir travailler, pour pouvoir faire ma création. Mais
sur le plan symbolique déjà, j’aspire à cette société-là : organisée.
Aujourd’hui on parle de paix, de réconciliation ; moi, il y a déjà trente
ans, je parlais de ces choses-là. Pour dire que l’artiste est en avance sur son
temps.
Côté
famille, est-ce que Madame Moreau a des enfants, des petits-enfants ?
Oui, je suis
mariée. J’ai des enfants et des petits-enfants. Je ne sais pas comment je me
suis organisée. Très souvent on voit l’artiste, mais on ne sait pas que
l’artiste peut avoir une vie de famille. Mes enfants sont grands aujourd’hui,
mais ils ont vécu dans cette ambiance-là.
Comment avez-vous
réussi à concilier travail et vie de famille ?
Ça, vraiment, on
me pose toujours la question, mais je ne sais pas. Alors je réponds que c’est
la passion. Quand on est passionné de quelque chose, on ne fait pas de calcul.
Je connais beaucoup de femmes qui sont sorties de cette école, et dont on
n’entend plus parler. Elles ont tout laissé de côté, parce qu’elles se sont
mariées. Mais moi, mon père m’a toujours dit que mon travail est mon premier
mari. C’est important. Donc quand on se met ça dans la tête, normalement il n’y
a pas de problème. Une femme émancipée, aujourd’hui, normalement doit pouvoir
s’accomplir elle-même d’abord. Ensuite quand elle est mariée, alors le mari la
respecte. Ils peuvent discuter d’égale à égal… Ça j’y tiens et c’est très
important.
Yolande Jakin
Titre original : « Mathilde Moreau, artiste peintre : "Des subventions ? Je n’en connais pas…" ».
Source : http://afriquefemme.com
Pour en savoir plus
sur Mathilde Moreau : http://abidjan.net/qui/profil.asp?id=857
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