mercredi 4 novembre 2015

NOTRE HOMMAGE à CHRISTOPHE WONDJI



C. B. WONDJI
Nous l’avons appris par la presse : Christophe Wondji, à la fois le plus considérable et le moins connu de nos historiens hors des milieux spécialisés, est mort le 1er octobre 2015. Il nous a donc quittés aussi discrètement, dirait-on, qu’il vivait. Sans doute avait-il souhaité qu’il en soit ainsi. Il faut donc respecter cela. Néanmoins, Nous lui devons trop – je veux dire : la nation – pour ne pas accuser ce coup de manière publique. Aussi, en guise d’hommage, le Cercle Victor Biaka Boda a décidé de publier, pour commencer, les deux documents qui suivent, à travers lesquels Christophe Wondji, l’homme et le citoyen, nous parle de Nous, mais aussi de lui, à sa manière naturelle, alliant modestie et force de conviction.

La Rédaction


JALONS[1]

Le livre que vous allez lire constitue en lui-même un événement : Il est la révélation d'un des plus grands procès politiques de l'Afrique Noire contemporaine, faite par un de ses témoins les plus autorisés.
Qu'est-ce qui m'a frappé dans ce livre par lequel Bernard B. Dadié ajoute encore une pièce à l'édifice culturel et historique qu'il n'a cessé do construire depuis bientôt un demi-siècle ?
D'abord la manière dont il rend compte de cet événement grave, lourd, pesant, que représente pour le militant du RDA et même pour l'historien, l'emprisonnement de février 1949 à mars 1950, de huit diri­geants du PDCI. Les réflexions philosophiques et morales, les mots d'esprit et les touches humoristiques se mêlent aux notations pittoresques sur la nature (l'eau, le ciel, le soleil, la lune), les animaux (insectes, oiseaux, etc.) et les plantes. Les analyses politiques les plus pénétrantes sont ponctuées par des remarques pertinentes mais succulentes sur les hommes de ce théâtre d'enfer : les colonialistes qui commandent et morigènent, les prisonniers qui obéissent et subissent ; la liberté des oppresseurs face à la servitude des opprimés.
Malgré le tragique de cette situation, Dadié reste ainsi égal à lui-même, c'est-à-dire l'observateur ironique, désabusé mais fermement convaincu de la royauté et du triomphe de l'esprit sur la mécanique des méchants, sur ce monde de crimes et d'inhumanité.
Mouvement de la Côte d'Ivoire en lutte avec ses courageuses femmes et ses militants ardents
Trois héroïnes en prison
De G à D : Marie Koré, Coly Gbaouzon, Léonie Ricardo
M'a ensuite frappé l'agencement de cette fresque, où le microcosme de la prison s'élargit constamment et graduellement aux dimensions de l'univers : scènes de la vie quotidienne à Grand-Bassam pendant la répression, mouvement de la Côte d'Ivoire en lutte avec ses courageuses femmes et ses militants ardents, aperçus sur le RDA et l'Afrique souffrante et militante ; mais aussi les changements politiques en Europe, la montée des forces de progrès dans le monde. Des images, des faits, des actions qui éclairent, du fond de cette prison, le cours irréversible de l'histoire.
Les "HUIT"
Me touche enfin la conviction ardente du militant anticolonialiste qui atteint, ici, jusqu'aux cimes sublimes de la foi : la foi en la justice immanente de l'Histoire, en la fin fatale de l'oppression, dans le triomphe inéluctable des opprimés. Cette foi imprègne le comportement aristo­cratique des huit dirigeants emprisonnés, ces « Messieurs du RDA » unis mais différents : la piété silencieuse d'un Lamad Camara et d'un Philippe Vieyra paisiblement accrochés à la grande cause de leur vie ; la délicatesse spirituelle, chatouilleuse et vigilante d'un Séry Koré ; l'activisme chevaleresque d'un Jacob Williams et d'un Mathieu Ekra ; la foi passionnée d'un Albert Paraiso inébranlable ; le rayonnement confiant, la chaleur militante et créatrice d'un Bernard B. Dadié ; le calme olympien d'un Jean-Baptiste Mockey uniformément hiératique mais dont les réparties éclatent violemment contre les insolences honteuses des colonialistes.
J'ai donc lu et relu ce « Carnet », avec un vif plaisir mêlé de tristesse et d'espoir.
Quelle était triste, cette sauvage répression ! Qu'ils étaient tristes les renégats et les traîtres ! Tristes ces détenus transformés en délateurs, ces témoins à gage plaidant pour leur propre malheur ! Cette tristesse enseigne pourtant une excellente leçon de choses : toutes les prisons politiques se ressemblent dans l'espace et dans le temps de toutes les colonisations.
Ce monde voué au déses­poir a été celui de l'espoir
Parqués comme ils étaient dans l'espace clos de cette prison morbide, on aurait pu croire à la décomposition de ces hommes voués à l'extermination ; on aurait pu croire à leur dégradation et à leur dilution sous les effets conjugués de la solitude, de l'angoisse et de l'enlisement, tels ces personnages de Bunuel qui perdent leur substance dans un monde surréel où les êtres et les choses changent de fonctions, où les signes et les sens se renversent au point que la vie et la mort cessent de s'opposer pour se joindre et se confondre.
Mais de cela, rien du tout ! Au contraire, ce monde voué au déses­poir a été celui de l'espoir. Au-dehors, le mouvement des femmes du RDA, l'action efficace du président Houphouët-Boigny et de ses collaborateurs, la solidarité agissante des camarades de Côte d'Ivoire, d'Afrique et du monde entier, le progrès planétaire des luttes émancipatrices, apportaient leur puissant concours à des prisonniers traversés et portés par un espoir sans cesse renouvelé. Au-dedans, une ferme volonté de résistance animait le petit monde de la prison et renvoyait à l'extérieur l'espérance d'un monde meilleur propice au bonheur des hommes de demain, nonobstant tous les enfers et tous les purga­toires.
Les prisonniers vivaient leur vie, réconfortés par la dignité aristocratique des huit, la conviction joyeuse des autres détenus qui chantaient gaiement leur foi politique, la complicité militante de quelques gardes et geôliers, la créativité même qui s'empare de l'esprit humain lorsqu'il est capable de déployer dans les pires moments de malheur toutes les astuces de son ingéniosité. Ils jouaient, écrivaient, chantaient, discutaient, délibéraient. Ils déjouaient les indicateurs, contournaient les perquisi­tions et les fouilles, moquaient les insolences et les algarades des maîtres-fous de la répression colonialiste. L'imagination puisait toujours en elle-même les ressources de sa propre puissance.
Ils devaient lutter, et ils ont lutté
Aux générations actuelles enfermées dans la concupiscence de l'avoir, emportées par la facilité et le vouloir-vivre immédiat, mais angoissées par les incertitudes du lendemain, désaxées par la drogue et les stupéfiants, récupérées par des sectes aussi multiples que fantasques, ce regard sur un passé de luttes ardentes doit apporter la force d'une responsabilité à prendre et à assumer, des raisons nécessaires et suffisantes d'espérer en l'avenir. Il apporte surtout la preuve que les aînés — les uns disparus, les autres encore sur la brèche — ont livré une bataille magnifique même si les résultats obtenus paraissent aujourd'hui quelque peu décevants.
Mais pouvaient-ils le prévoir ? Ils devaient lutter, et ils ont lutté. Au fond, le problème de chaque génération n'est-il pas d'accomplir à un moment donné les tâches que l'histoire lui impose ? Là est la grande leçon du « Carnet ».


Christophe G. Wondji, professeur d'histoire à l'Université d'Abidjan. 
cd
« Nous devons réapprendre notre culture »[2]

Comment expliquez-vous la défiance des populations envers les tribunaux ?
Christophe Wondji : Dans toutes les grandes villes africaines, la population estime qu'il n'est pas possible de gagner un procès contre un haut responsable. Parce que, pour elle, la justice sert surtout les intérêts des grands groupes politiques, économiques et financiers. Ce qui explique la tendance, dans certains cas, à réagir de manière violente pour se faire justice.

"Est-ce que tous les acquis de la modernité
sont acceptables ?"
Comment faire revenir la confiance ?
Nous avons à réapprendre notre culture. Est-ce que tous les acquis de la modernité sont acceptables ? Est-ce que, dans nos traditions, il n'y a pas d'éléments dont on puisse se servir ? Pour faire moderne, on se réfère à la Déclaration universelle des droits de l'homme, à la Constitution et au droit fiançais, qui n'ont rien à voir avec le vécu des populations.

Peut-on revenir en arrière ?
Je pense qu'il faut trouver le moyen de faire un code civil, un code pénal, une Constitution qui, tout en s'appuyant sur la modernité, reflètent un peu notre manière de voir, de vivre, de façon à ce que nos populations y adhèrent ? Après avoir fait cette synthèse, il faudra l'expliquer à tout le monde, dans chaque canton, dans chaque village, afin que les gens sachent que nous sommes dans une nouvelle société, et apprennent la nouvelle culture. La justice a besoin d'être revitalisée.

Propos recueillis par Jeanne Tietcheu



[1] - Préface de « Carnet de prison » de Bernard B. Dadié, CEDA Abidjan, 1981 (ISBN 2-86-394-024-4).
[2] - Interview de C. Wondji parue dans Jeune Afrique économique n°314, 7 août–3 septembre 2000).

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