mercredi 20 novembre 2013

QUAND L’UTOPIE SE MUE EN TRAGÉDIE (4)

PLANIFICATION ÉCONOMIQUE ET CONFLITS POLITIQUES EN CÔTE D’IVOIRE 

IV - LES JOURNEES NATIONALES DU DIALOGUE
 
Avec les aspirations exprimées lors des Journées nationales du dialogue, et avec celles contenues dans le Rapport Usher, il ne s’agit plus de plans élaborés en chambre par des économistes et des statisticiens, mais de l’exposé pour ainsi dire brut de la manière dont la société ivoirienne unanime percevait et jugeait le bilan du régime, tous domaines confondus.
Aujourd’hui, tout le monde parle de la crise ivoirienne comme si elle n’avait commencé que le 19 septembre 2002, voire le 3 décembre 2010. En réalité, elle a commencé le 2 mars 1990, et même dès la fin septembre 1989, avec l’échec des Journées nationales du dialogue. Il n’est pas sans intérêt de rappeler cette préhistoire, car c’est à cette lumière qu’on en distingue le mieux les vraies causes et les véritables enjeux.  

LA PREHISTOIRE DE LA CRISE IVOIRIENNE 

Après les festivités du bicentenaire de la prise de la Bastille auxquelles il avait assisté à l’invitation de son homologue français, Houphouët avait prolongé son traditionnel séjour estival en France jusqu’au mois de septembre. Cette très longue villégiature avait quelques motifs supplémentaires, liés soit à la crise du cacao, soit à la question de la basilique qu’il venait d’édifier à Yamoussoukro, et dont il désirait faire présent à la papauté. Au moment de son retour au pays, il n’avait réglé que cette dernière affaire. Quant au problème du cacao, non seulement il restait entier, mais il s’aggravait un peu plus chaque jour dans une atmosphère d’arnaque entretenue par d’habiles spéculateurs bénéficiant de solides appuis politiques tant à Abidjan qu’à Paris.[1] C’est dans ce contexte que, allant au devant des vœux de la population, Houphouët fit annoncer depuis l’étranger qu’à son retour il convierait les Ivoiriens à un grand débat public sur l’ensemble des questions qui les préoccupaient, afin de rechercher avec eux les meilleurs moyens de les résoudre.
Ce n’était pas la première fois que les « cadres de la nation » étaient appelés à conférer de cette façon solennelle avec le chef de l’Etat. Depuis le grand dialogue de 1969 et son formidable succès, Houphouët avait pris l’habitude de convoquer des conseils nationaux – sortes d’assemblées générales du parti unique – chaque fois qu’il voulait désamorcer une crise menaçante. Ces réunions s’achevaient toujours sans qu’aucune décision n’y soit prise car leur but véritable n’était pas de résoudre les problèmes, mais seulement de permettre à Houphouët de raffermir son emprise sur les « cadres de la nation » tout en leur donnant l’illusion de participer activement à la vie politique nationale. Laurent Fologo en a fait ingénument l’aveu sur les ondes de Radio France Internationale (RFI), le 17 septembre 2001 : « J’ai vécu près de vingt ans auprès du président Houphouët ; il organisait ce qu’on appelait les conseils nationaux, sortes de petits forums ; mais les vrais décisions ne sont jamais prises dans ces forums-là… ».
Les journées nationales du dialogue auraient donc pu n’être qu’un conseil national de plus. Mais, la situation économique, financière et sociale étant devenue trop grave, il ne pouvait plus s’agir pour Houphouët d’apaiser ou de déplacer des tensions politiques ou sociales momentanées en utilisant seulement sa légendaire « magie du verbe ». Les temps commandaient de décider des mesures urgentes qu’exigeait une crise complexe aux conséquences imprévisibles. Pour la première fois depuis le milieu des années 1960, Houphouët se trouvait dans la position du demandeur par rapport à la société. Même s’il ne désirait pas plus qu’à son accoutumée qu’un véritable débat contradictoire s’instaure entre lui et les Ivoiriens, la gravité de la situation intérieure d’une part, son propre isolement international d’autre part, lui imposaient cette posture insolite. Pour les mêmes raisons, les « cadres de la nation », pouvaient penser qu’il n’était pas déraisonnable de croire que, cette fois, quelque chose de substantiel sortirait de ce rituel. 

MAIS C’EST QUI, LES « CADRES DE LA NATION » ? 

Vous vous demandez peut-être qui sont ces « cadres de la nation » dont il est si souvent question dans ces pages ? Par cette expression, Houphouët lui-même entendait surtout « les ministres, les députés, les conseillers économiques et sociaux, les directeurs et les chefs de service du secteur privé ou du secteur public ».[2] Mais, dans le langage politique ivoirien courant, cette expression s’est très vite appliquée à tous ceux que dans les autres pays d’Afrique et du monde on nomme les élites. Il y a une certaine ironie à appeler « cadres de la nation », les élites du seul pays au monde dont les dirigeants, et le premier d’entre eux tout particulièrement, passaient leur temps à jurer que « la nation n’existait pas encore », qu’elle « restait à construire », que ce serait « une œuvre de longue haleine », et patati, et patata… Mais le royaume d’Houphouët n’était pas à un paradoxe près.
A quel moment et à quelle occasion cette expression a-t-elle fait son apparition dans le vocabulaire politique ivoirien ? Et à qui la doit-on ? Nul ne saurait le dire avec exactitude, mais on peut hasarder qu’Houphouët fut sans doute le premier à en faire usage. Et sa fortune exceptionnelle nous invite à penser qu’elle apparut vraisemblablement au début de la vogue des conseils nationaux.
Venant d’Houphouët, cette trouvaille ne pouvait évidemment pas être sans arrière-pensées. Désigner de cette façon les élites modernes, autrement dit encore les diplômés, dont le nombre augmentait rapidement depuis l’indépendance, c’était en fait nier sournoisement leur qualité la plus essentielle, celle d’où découle leur fonction dans la société.
Le mot élite suppose en effet, chez ceux auxquels il s’applique, non seulement une valeur en soi mais aussi et surtout un rapport nécessaire entre eux et la société d’où ils émanent. C’est un rapport qui ne peut pas être imposé artificiellement de l’extérieur, mais qui se produit nécessairement à l’intérieur de la société lorsque certaines conditions y sont réunies. Il s’agit d’une rencontre de pur hasard, et le lieu privilégié de cette rencontre, c’est un certain stade du mouvement général de la société, un peu à l’image de ce qui se passe lors du vannage des grains : en agitant le van, on fait s’y ranger à part, se distinguer en somme, les éléments les plus pesants. Il faut le mouvement de toute la société pour qu’une véritable élite y apparaisse. Une société déresponsabilisée, et dont tous les membres étaient privés de tout droit d’initiative, comme l’était la société ivoirienne sous le règne d’Houphouët, était totalement incapable de produire une élite vraiment digne de ce nom.
Aussi bien les « cadres de la nation » ne l’étaient-ils que parce que Houphouët leur en avait conféré le titre. Un titre au demeurant vide de tout contenu puisque la logique de ce régime voulait que toutes les fonctions d’encadrement fussent réservées à des agents français civils et militaires. Et un titre d’autant plus vide que ces soi-disant « cadres de la nation » se subdivisaient encore en cadres de telle ou telle région particulière selon leur communauté ethnico-linguistique d’origine. Le « cadre » d’une région se devait tout entier à cette région-là et à elle seulement ! En revanche, il n’était absolument rien dans les régions voisines, desquelles il n’avait rien à attendre et auxquelles il ne devait rien. C’était comme s’ils n’étaient pas citoyens du pays dans sa totalité, mais seulement de leur région de référence.
Lors d’un entretien que j’eus, en septembre 1978, à Alger, avec Charles Donwahi, il m’a longuement parlé de ce phénomène et de ses conséquences sur la mentalité des fameux « cadres de la nation ». Voici quelques extraits des notes que j’ai prises à l’issue de cet entretien : « Ce qui étonne le plus nos visiteurs des autres pays africains, c’est d’entendre nos cadres dire : "Le week end, je m’en vais au village". Chacun s’acharne à se faire sa place dans son village ou sa région natale. Comme disait César, "Je préfère être le premier dans ce village perdu plutôt que le deuxième à Rome". Donc, lutte politique intense non plus à Abidjan ; non plus au plan national ; mais dans un même village ou une même région entre les cadres qui en sont originaires…". Tels Etéocle et Polinice se battant pour dominer dans Thèbes, tandis qu’un mal pernicieux menace de détruire la Grèce ! Charles le sait et le dit : "La fixation des cadres sur les rivalités au sein de leurs paroisses détourne leur attention et celle des simples citoyens des affaires nationales. Chacun ne considère que sa région, où il recherche une base pour ensuite se faire plus facilement une place à Abidjan. Ce qui a pour effet de développer l’esprit régionaliste chez les cadres comme chez les simples citoyens qui espèrent qu’ils tireront moult avantage de la promotion des cadres de leur région. Aussi le régionalisme fait-il des ravages partout. Le mouvement étudiant, par exemple, en est miné à Abidjan comme en France." Charles affirme que c’est le résultat d’une politique délibérée. »
Résultat : la société ivoirienne n’a pas généré une véritable élite nationale, ni même une classe politique nationale stricto sensu, parce que les catégories qui pouvaient s’en revendiquer, outre qu’elles n’avaient aucun rôle dans la prise des décisions à l’échelle locale ou nationale, ne se sont jamais vraiment pensées comme responsables et comme citoyens de la Côte d’Ivoire dans sa globalité.
Dans le monde entier y compris en Afrique, nulle part ailleurs qu’en Côte d’Ivoire on ne trouverait une telle illusion d’être et de pouvoir associée à autant d’impuissance réelle ! 

SEPTEMBRE 1989 : LE GRAND DIVORCE 

Le discours inhabituellement bref qu’Houphouët adressa à l’assistance lors de l’ouverture de ces journées contient une petite phrase étonnante dans la bouche d’un homme qui gouvernait en autocrate depuis plus de trente ans : « Mon devoir est de rappeler à chacun que tout ne peut reposer sur un seul »… Que ce serait-il passé si ses auditeurs l’avaient pris au mot ? Cela n’aurait-il pas immédiatement changé la nature et les pouvoirs de cette réunion, transformant un simple palabre en une assemblée délibérante prenant directement à sa charge les décisions nécessaires, et veillant elle-même à leur exécution ? A un certain moment on frôla ce miracle. Juste avant de conclure son discours, le porte-parole de l’Union du patronat (Upaci) fit cette observation : « La Côte d’Ivoire dispose des compétences humaines nécessaires et de nombreux rapports et études d’experts qui ont déjà répertorié les actions à mener. L’essentiel est de recréer le lien entre le dialogue et la décision ». C’était, d’une certaine façon, en appeler à la conférence nationale souveraine qui s’avèrera bientôt si profitable aux Béninois et aux Congolais de Brazzaville. Mais, soit qu’ils aient cru cette profession de foi suffisante en soi pour garantir que leurs doléances seraient, cette fois, réellement prises en compte par un président si bien disposé à écouter son peuple et à partager avec lui le fardeau du pouvoir, on s’en tint aux règles du jeu fixées unilatéralement par Houphouët, et le miracle n’eut pas lieu.
Ce premier jour de « dialogue » fut aussi marqué par un curieux incident. Après l’allocution d’Houphouët, l’audition des premiers orateurs fut brusquement ajournée au lendemain parce que, expliqua le fidèle Camille Alliali, « Il nous est revenu que beaucoup de délégations n’ont pas pu, en raison du temps qui leur était imparti, parfaire leurs analyses pour les présenter ce matin. A la lumière de ce qu’a dit le président, je pense que nous pouvons remettre la concertation à demain pour permettre à l’ensemble des orateurs d’approfondir leurs réflexions et nous les livrer en bonne forme. »[3] A l’époque, cet incident fut interprété comme une manœuvre visant à dissuader certains orateurs d’évoquer des questions qu’on ne souhaitait pas voir soulevées… Ce n’est pas impossible mais, si manœuvre il y eut, elle échoua car les différents orateurs parlèrent très librement de tout. Le pouvoir se rattrapa toutefois, en ne répercutant pas leurs discours dans sa presse écrite ou audiovisuelle. Il y a en effet, dans les journaux de l’époque, un contraste saisissant entre l’abondance des commentaires, citations, paraphrases et exégèses des moindres paroles d’Houphouët, qui pourtant ne parla guère pendant ces journées, et le silence général des chroniqueurs en ce qui concerne les très nombreuses et très riches observations, critiques et suggestions des « cadres de la nation ».  

LES PRINCIPALES DOLEANCES
DES « JOURNEES NATIONALES DU DIALOGUE » 

La liste des doléances émises par les différents intervenants (ci-dessous) montre qu’en cette fin de l’année 1989, la majorité des Ivoiriens ont une idée très claire de la totale incompatibilité du système Houphouët avec les intérêts de la nation, et sont déterminés à y mettre fin. 

Porte-parole du SG du Parti démocratique de Côte d’Ivoire  (Pdci) :
*Renforcement de la surveillance de « nos frontières ».
*Mise en circulation des cartes de séjour conformément aux accords régionaux et internationaux.
*Réactivation la politique d’ivoirisation des responsabilités par une accélération de la relève des coopérants.
*L’octroi des licences et autres autorisations relatives aux activités commerciales n’a pas toujours favorisé l’émergence d’opérateurs économiques nationaux faute d’assistance et d’appui financier. 

Porte-parole du Syndicat national des enseignants du secondaire de la Côte d’Ivoire (Synesci) :
*Renforcement des contrôles aux frontières.
*Institution de la carte de séjour.
*L’industrie et le commerce, secteurs insuffisamment ivoirisés.
*Réduction du recrutement des expatriés enseignants.
*Plus de rigueur dans le processus d’acquisition de la nationalité ivoirienne. 

Porte-parole du Conseil économique et social (Ces) :
*Que la concertation se poursuive au-delà des présentes assises.
*La libre concurrence n’exclut pas que l’on définisse des zones de protection au profit notamment des PME nationales. 

Porte-parole du Syndicat national des enseignants du primaire public de Côte d’Ivoire (Sneppci) :
*Mise en application de la loi de réforme du système éducatif de 1977.
*Fluidité excessive de nos frontières : « Cela nous amène à nous demander si la Côte d’Ivoire n’est pas victime d’une conspiration. »
*Que la réglementation des entrées et sorties du territoire soit rendue plus rigoureuse.
*Que des cartes de séjour des non ivoiriens soient créées, limitées et régulièrement contrôlées. 

Porte-parole de l’Association des femmes ivoiriennes (Afi) :
*Perméabilité excessive des frontières.
*Renforcement des contrôles aux frontières.
*Nomination des étrangers au détriment des Ivoiriens aux postes de responsabilité dans tous les secteurs et même aux postes impliquant la confidentialité.
*Naturalisations trop faciles.
*Plus de rigueur dans les procédures de naturalisation.
*L’installation trop rapide des étrangers dans les activités économiques et commerciales.
*Attributions abusives de terrains urbains et de logements sociaux du patrimoine de l’Etat aux étrangers.
*Occupation sauvage et destruction de nos forêts par des non Ivoiriens.
* Limitation de l’attribution des terrains urbains.
*Suppression des attributions des logements sociaux et des terres cultivables aux non Ivoiriens.
*Embauche préférentielle des non Ivoiriens dans les entreprises privées au mépris de la législation ivoirienne du travail.
*Donner la priorité à l’embauche des Ivoiriens. 

Porte-parole du Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (Synares) :
*« La loi de 1977 portant réforme de l’enseignement en Côte d’Ivoire a bien été votée par l’« Assemblée nationale ; mais elle n’a jamais été appliquée sans qu’on en fournisse les raisons. (…) Nous demandons [son] application effective. »
*Nous souhaitons le renforcement du contrôle de nos frontières.
*Nous déplorons la trop grande perméabilité de nos frontières et l’acquisition trop facile et trop rapide de la nationalité ivoirienne. Nous souhaitons l’institution d’une carte de séjour pour les étrangers.
*Nous souhaitons le recours de préférence aux experts nationaux qui sont tout aussi compétents et moins chers. 

Porte-parole de l’Union du patronat de Côte d’Ivoire (Upaci) :
*La Côte d’Ivoire dispose des compétences humaines nécessaires et de nombreux rapports et études d’experts qui ont déjà répertorié les actions à mener. L’essentiel est de recréer le lien entre le dialogue et la prise de décision.
*Les PME déplorent l’attribution des marchés à des entreprises occasionnelles créées en fonction d’une offre ponctuelle, et souhaitent :
- la révision des conditions de soumission aux appels d’offres (caution provisoire et définitive).
- une application stricte, objective et juste  des textes en vigueur, notamment les dispositions du code des marchés publics.
*Le libéralisme auquel la Côte d’Ivoire est attachée n’est pas incompatible avec un contrôle légitime des activités commerciales. (…). Le libéralisme ne signifie pas le laisser-faire et le laisser-aller. L’Etat se doit de faire respecter toutes les règles du jeu afin de maintenir les conditions d’une concurrence saine et positive. 

LE PLAN USHER 

Entre la fin du conseil national de septembre 1989 et le mois de février 1990, il y eut une espèce de temps mort pendant lequel on aurait pu croire que la Côte d’Ivoire avait surmonté cette secousse prémonitoire et retrouvé son train train habituel. En réalité, sous l’apparente accalmie se préparait le bras de fer de la première quinzaine du mois de mars 1990. D’un côté, Houphouët, ses conseillers français et ses ministres concoctaient dans le plus grand secret le plan d’austérité connu depuis comme le plan Koumoué Koffi, du nom du ministre de l’Economie de l’époque. De l’autre côté, la Commission nationale de synthèse des journées du dialogue, dite Commission Usher du nom de son président, l'ancien ministre des Affaires étrangères Arsène Assouan Usher, travaillait à trouver les moyens de concilier les exigences des créanciers de l’Etat et les attentes des citoyens.
Cet organisme était censé être une prolongation des « Journées du dialogue » de septembre 1989, et son président l‘avait voulu le plus représentatif possible sinon de la société tout entière, du moins du microcosme politico-social avec lequel il était habituel de la confondre. Comme on pouvait s’y attendre, Houphouët n’avait pas plus l’intention de tenir compte des avis de cette commission-là que de celle de 1977 sur la réforme du système éducatif, elle aussi animée par Usher. Au moment où il décrétait le plan d’austérité de son ministre des Finances, il avait déjà reçu le rapport de la Commission Usher, mais il ne daigna même pas le feuilleter. Parmi les raisons de la révolte des Ivoiriens à partir du 2 mars 1990, cette attitude de mépris pour leurs doléances exprimées pendant les Journées nationales du dialogue et reprises dans le rapport de la Commission Usher fut sans doute aussi déterminante que le plan Koumoué Koffi lui-même.  

Les extraits qui suivent permettent de se faire une idée très précise de la tonalité globale du rapport Usher : 

Sur la transformation des matières premières locales.
« La transformation de notre cacao peut se faire maintenant : la technologie existe ; les machines existent ; les hommes aussi. Il est dans l’intérêt du pays de les soutenir et de laisser parler de cette transformation comme d’une chose naturelle. » 

Sur la commercialisation du cacao et du café.
« Le conseil national a déploré la mauvaise et la non maîtrise de la commercialisation de nos deux plus importants produits (café, cacao). Les traitants sont des amateurs improvisés : Libanais, Sénégalais, Maliens. Les exportateurs sont des Européens préférés par les banques, les sociétés de négoce, les mêmes qui spéculent et qui sont exportatrices et transitaires. Ceci fausse tout le circuit et nous mets en position de faiblesse (…). L’indépendance acquise, le problème économique devrait continuer à être préoccupant pour le parti. (…) le commerce devrait ouvrir aux jeunes cadres chômeurs des perspectives nouvelles. Les secteurs sont porteurs d’emplois et véhiculent près de 244 milliards. Il est entièrement occupé par des non Ivoiriens, surtout des Syro-Libanais. Il serait souhaitable de reprendre un système de formation rapide, à l’exemple du programme d’action commerciale (Pac). Dans ce processus, le fonds de solidarité aux chômeurs aurait non seulement une place importante, mais se convertirait en service de prêt pour installation. » 

Sur l’immigration.
« Sur 1000 résidents en ci, en 1980, 768 sont Ivoiriens et 252 étrangers ; en 1985, 721 Ivoiriens et 279 étrangers ; en 1989-1990, 694 Ivoiriens et 306 non Ivoiriens. Le taux de croissance démographique est de 3,2% chez les Ivoiriens et de 6,6% chez les non Ivoiriens. C’est dire que dans une quarantaine d’années, il y aura autant d’étrangers que d’Ivoiriens en Côte d’Ivoire. Peut-être, avant de prendre une loi d’immigration efficace, devrions-nous exiger au moins la carte d’identité nationale avant l’entrée en Côte d’Ivoire. Et pour résoudre à la racine la question de sécurité, que tous les résidents en Côte d’Ivoire soient fichés. Une structure à cet effet est prévue par la Commission et rapportera une soixantaine de milliards annuellement (…). En raison de l’importance de la communauté syro-libanaise dans le secteur de la distribution, communauté parmi laquelle se glissent des Palestiniens et les Libanais fanatiques, la commission partage les préoccupations des Ivoiriens quant au problème de l’immigration. »
(…)
« Compte tenu de l’importance des Syro-Libanais dans le commerce, il importe que leur installation soit strictement contrôlée : exiger une caution et des garanties préalables à leur installation ; imposer des taux forfaitaires aux Syro-Libanais redevables d’impôts et, qui plus est, ne tiennent pas de comptabilité. »
(…)
« Le Conseil national affirme (…) que le commerce échappe aux nationaux, ce qui, à son avis, n’est point sécurisant, ni du point de vue économique, ni du point de vue politique. » 

Sur les problèmes du logement.
« Nombreuses sont les familles ivoiriennes jetées dehors des maisons Sogefiha qu’elles occupaient depuis 10, 15, 20 ans, et pour lesquelles il ne restait que 300.000 à 1 million de francs à payer, et qu’elles ne pouvaient pas payer parce que compressées. Des non Ivoiriens les rachètent pour se faire un patrimoine et les mettent ensuite en location. » 

 
CONCLUSION
 
La grande leçon des journées nationales du dialogue
 
 Le fait que le rapport de la commission Usher reprenne presque mot pour mot les doléances les plus prégnantes et les plus insistantes des intervenants lors des « Journées nationales du dialogue », et parfois même sur un ton comminatoire, prouve que, lors de cette réunion, quelque chose s’était irrémédiablement rompu entre Houphouët et les « cadres de la nation », c’est-à-dire les catégories sociales sur lesquelles il avait fondé son hégémonie.
 Houphouët en avait sans doute pressenti le risque dès l’ouverture des journées. Ainsi s’expliquerait le mutisme qu’il s’imposa entre sa sobre allocution d’accueil et son bref discours de clôture. Mais c’est surtout dans ce dernier qu’on sent le dépit qu’il en eut. On y retrouve en filigrane les mêmes défis qu’en 1983 ou 1984. Ainsi, ces insinuations traîtresses : « Je me tourne maintenant vers les cadres. Vous avez prononcé des discours de haute tenue intellectuelle. Vous avez parlé d’union, de solidarité, de fraternité. Tout cela m’a profondément touché. Mais je vous demande de faire un examen de conscience. Je dis les cadres, tous les cadres (ministres, députés, conseillers économiques et sociaux, directeurs, chefs de service, privés ou publics) : c’est vous qui entretenez la méfiance et la jalousie. Souffrez que le vieux vous le rappelle. Il y a des mots qu’il ne voudrait pas prononcer, mais vous le comprenez bien. Vous ne cessez d’acheter à prix d’or la haine et la jalousie. Vous savez de qui il s’agit. Essayez de vous ressaisir. Dieu seul est le maître de nos destins respectifs. Mais tous ceux qui, à partir d’un bout de papier, vont vous promettre la lune contre de l’argent, qui vous dressent les uns contre les autres, sont les vrais ennemis du pays. Je crois que nous nous comprenons. »[4] Ce fut encore plus évident après le discours du 4 octobre à Yamoussoukro devant les « paysans », ses convives, où il aurait été question de couronnes mortuaires tenues prêtes par l’amphitryon à l’intention de « ceux qui [étaient] prêts à [le] voir partir »[5]. Il faut remonter à l’année 1965 pour retrouver une telle violence dans un discours public d’Houphouët. Il s’agissait alors de répondre à ceux qui avaient fait échouer son projet de double nationalité. Mais, en cette année 1989, année de la débâcle de l’houphouétisme, ces défis ne pouvaient pas produire le même effet que dans le passé. A la différence de l’état d’esprit qui régnait en 1965 et même en 1983, le pays, y compris les cadres de la nation, était moralement prêt à s’émanciper d’une tutelle devenue inutilement pesante, voire dangereuse pour la survie de la Côte d’Ivoire.  
 
 
Marcel Amondji
(à suivre)
 


1 - Cf. A. Glaser et S. Smith : La Guerre du cacao.
2 - F. Houphouët-Boigny 28/09/1989.
3 - Fraternité Matin 22/09/1989.
4 - Fraternité Matin 29 septembre 1989.
5 - Le Monde et Jeune Afrique Plus.

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