« Dans mon dernier voyage en Utopie, j’ai visité Dindon-Collège. Vous pensez bien que c’est là un titre pour rire ; l’établissement dont il s’agit s’appelle en réalité : Ecole supérieure des Gouvernants. "Vous avez certainement remarqué, me dit le directeur, qu’un certain nombre d’hommes sont disposés, par nature, à préférer le paraître à l’être, et à s’engraisser de l’opinion d’autrui. Ils tiennent beaucoup de place dans la vie ordinaire, et ne sont bons à rien. Aussi nous les prenons pendant qu’ils sont encore jeunes, et les formons pour leur véritable carrière, qui est le gouvernement des peuples ; car il ne convient pas que les forces de la Nation se dépensent dans des luttes inutiles. Chacun à sa place, telle est notre devise ; et nous gonflons la grenouille scientifiquement ; cela lui épargne bien des peines". » Alain (Propos sur les pouvoirs)
Président, il voulait être. Président, il est. Mais pas tout à fait à la place où il le souhaiterait : depuis mars, Guillaume Soro tient le perchoir de l’Assemblée nationale de Côte-d’Ivoire. A 40 ans, celui qui fait figure de dauphin putatif de l’actuel chef de l’Etat, Alassane Ouattara, reçu ce jeudi par François Hollande, continue sa trajectoire irrésistible. A moins que la justice internationale ne s’en mêle. Retour en cinq actes sur le fulgurant parcours de l’ambitieux M. Soro.
Septembre 2002, Abidjan : le rebelle. C’est dans les décombres fumants du coup d’Etat raté contre Laurent Gbagbo à Abidjan que ce tout juste trentenaire replet émerge comme personnalité de premier plan. A la stupéfaction générale, Soro surgit dans les habits de chef politique de ces mystérieux rebelles qui s’emparent de la moitié Nord du pays. Jusqu’alors, il était plutôt connu comme un ex-leader étudiant n’hésitant pas à défier dans les rues d’Abidjan, aux côtés d’un certain Laurent Gbagbo, le régime vieillissant de Félix Houphouët-Boigny (décédé en 1993).
Né en 1972 dans le Nord, une zone majoritairement musulmane, il est issu d’une famille catholique modeste. Père (polygame) employé dans une compagnie de textile, mère au foyer – tous deux décédés au début des années 2000. « J’ai vécu une enfance très ordinaire, entre école et parties de foot. Frères, sœurs, demi-frères… Nous vivions tous dans la même cour. » Remarqué à la fin du primaire par un prêtre français, Marcel Dussud, il fait le petit séminaire. Mais en classe de troisième, il abandonne la voie religieuse. L’ex-séminariste a gardé le lien avec le père blanc, installé aujourd’hui à Dijon. Mieux, confie Soro, très discret sur sa vie privée, il a donné son nom au premier de ses quatre enfants.
Bon élève, Soro a poursuivi ses études à l’université d’Abidjan, où, dit-il, révolté par la corruption rampante, il s’engage, puis dirige (de 1995 à 1998), le syndicat de la Fédération des étudiants et scolaires de Côte-d’Ivoire (Fesci). Au début des années 2000, on perd la trace de Soro. Jusqu’au coup d’Etat.
Janvier 2003, Paris : le ministre. Aux côtés de sous-officiers originaires du Nord qui ont fait le coup de feu à Abidjan – des soudards analphabètes ou peu instruits –, Soro s’impose comme la tête politique de la rébellion. Certains l’accusent de l’avoir ralliée sur le tard. Pas du tout, répond-il : « Le sergent Ibrahim Coulibaly [dit «IB»] s’occupait du plan militaire, moi, de la stratégie politique. » Et de confier : « C’est moi qui ai trouvé le nom de notre mouvement. J’avais songé au MRCI, Mouvement révolutionnaire de Côte-d’Ivoire. Mais Blaise Compaoré m’a dit que cela rebuterait l’opinion internationale. » Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso, et vrai parrain des rebelles qui ont préparé leur coup à Ouagadougou. Ce sera finalement le MPCI : Mouvement patriotique de Côte-d’Ivoire. En janvier 2003, Soro conduit la délégation des rebelles qui négocie près de Paris, sous l’égide de la diplomatie française, un accord de paix interivoirien. Le chef de la diplomatie, Dominique de Villepin, fait le forcing. Un compromis est arraché. Dans le bureau de « DDV » au Quai d’Orsay, on se répartit ensuite les portefeuilles. Triomphant, Soro obtient la Défense. Une nouvelle qui provoque une émeute à Abidjan. Face au tollé, il se voit confier la Communication au sein d’un gouvernement de réconciliation, rapidement paralysé.
Juin 2007, Bouaké : le miraculé. Sous forte pression internationale, Laurent Gbagbo décide de négocier directement avec les rebelles pour sortir de l’impasse politique. Un nouvel accord est trouvé à « Ouaga », chez le frère ennemi Compaoré, à l’issue duquel Soro est nommé Premier ministre. Enorme prise de risques. « On m’a parfois traité de "vendu", se souvient-il. Mais mon seul objectif était de conduire le pays à de nouvelles élections. J’ai dit à Gbagbo : "M. le Président, je ne vous poignarderai pas dans le dos, je ferai mon travail" ». Laurent Gbagbo dira de lui qu’il a été son « meilleur chef de gouvernement ». Et en aurait bien fait son successeur.
Après tout, ils ont bien des points communs : la politique dans le sang, un vrai sens tactique, du charisme et de l’autorité, des talents de tribun… Mais le compromis de « Ouaga » ne plaît pas à tout le monde. En juin 2007, sur le tarmac de l’aéroport de Bouaké, la «capitale» des rebelles, le jet de Soro est visé par deux roquettes. L’une atteint la carlingue, faisant quatre morts. Soro, lui, s’en tire miraculeusement indemne. Les responsables du tir ? Selon toute vraisemblance, les hommes d’« IB ». Celui-ci ne perd rien pour attendre. Au lendemain de la chute de Gbagbo, en avril 2011, l’ex-allié devenu rival est tué par la troupe de Soro dans un faubourg d’Abidjan.
Décembre 2010, Abidjan: l’opportuniste. L’ancien chef rebelle a tenu parole : les élections ont lieu à l’automne 2010. Laurent Gbagbo a perdu. « J’ai été lui dire qu’il devait lâcher le pouvoir, mais il ne m’a pas écouté », jure Soro qui rallie avec armes et bagages le camp du vainqueur, Alassane Ouattara, réfugié dans l’hôtel du Golfe sous forte protection de l’ONU. Ce dernier le nomme aussitôt… Premier ministre. Et lui demande de préparer ses hommes à une possible offensive militaire en cas de blocage politique persistant. Trois mois plus tard, ils passent à l’attaque. Dans l’Ouest, à Duékoué, plusieurs centaines de civils sont tuées, selon les ONG. Des crimes imputés aux hommes de Soro qui s’ajoutent à une longue série d’exactions commises depuis 2002. Guillaume Soro, qui parle de « dérapages » à Duékoué, affiche une « sérénité inébranlable » face à de possibles poursuites par la Cour pénale internationale. « Nous étions en état de légitime défense ! Je considère avoir sauvé des milliers de vies humaines par mon action », dit-il. Et il avance cet étrange argument : « Comment la CPI pourrait-elle m’inculper alors qu’elle m’a récemment invité à m’exprimer à sa tribune lors d’une conférence à New York ? »
Mars 2012, Abidjan : président de l’Assemblée. Elu député haut la main, pour la première fois, dans sa région natale, Soro est propulsé à la tête de l’Assemblée nationale. Le voici deuxième personnage de l’Etat, mais moins au cœur de l’action. Il a du temps pour s’adonner à sa nouvelle passion, les tweets, et lire des polars. Le quadra attend son heure : « J’espère en secret que le président Ouattara fera un second mandat », jure-t-il. Le temps, pour lui, de faire oublier ses états de service passés, ses turpitudes à la tête de rebelles sans foi ni loi. De se poser en rassembleur. Président ? « Je ne me rase pas le matin pour ne pas y penser », plaisante cet homme secret, dont l’ambition dévorante, elle, l’est beaucoup moins.
D’après Thomas Hofnung (Libération 25 juillet 2012)
Titre original : Guillaume Soro. L’ambitieux d’Abidjan
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G. SORO |
Septembre 2002, Abidjan : le rebelle. C’est dans les décombres fumants du coup d’Etat raté contre Laurent Gbagbo à Abidjan que ce tout juste trentenaire replet émerge comme personnalité de premier plan. A la stupéfaction générale, Soro surgit dans les habits de chef politique de ces mystérieux rebelles qui s’emparent de la moitié Nord du pays. Jusqu’alors, il était plutôt connu comme un ex-leader étudiant n’hésitant pas à défier dans les rues d’Abidjan, aux côtés d’un certain Laurent Gbagbo, le régime vieillissant de Félix Houphouët-Boigny (décédé en 1993).
Né en 1972 dans le Nord, une zone majoritairement musulmane, il est issu d’une famille catholique modeste. Père (polygame) employé dans une compagnie de textile, mère au foyer – tous deux décédés au début des années 2000. « J’ai vécu une enfance très ordinaire, entre école et parties de foot. Frères, sœurs, demi-frères… Nous vivions tous dans la même cour. » Remarqué à la fin du primaire par un prêtre français, Marcel Dussud, il fait le petit séminaire. Mais en classe de troisième, il abandonne la voie religieuse. L’ex-séminariste a gardé le lien avec le père blanc, installé aujourd’hui à Dijon. Mieux, confie Soro, très discret sur sa vie privée, il a donné son nom au premier de ses quatre enfants.
Bon élève, Soro a poursuivi ses études à l’université d’Abidjan, où, dit-il, révolté par la corruption rampante, il s’engage, puis dirige (de 1995 à 1998), le syndicat de la Fédération des étudiants et scolaires de Côte-d’Ivoire (Fesci). Au début des années 2000, on perd la trace de Soro. Jusqu’au coup d’Etat.
Janvier 2003, Paris : le ministre. Aux côtés de sous-officiers originaires du Nord qui ont fait le coup de feu à Abidjan – des soudards analphabètes ou peu instruits –, Soro s’impose comme la tête politique de la rébellion. Certains l’accusent de l’avoir ralliée sur le tard. Pas du tout, répond-il : « Le sergent Ibrahim Coulibaly [dit «IB»] s’occupait du plan militaire, moi, de la stratégie politique. » Et de confier : « C’est moi qui ai trouvé le nom de notre mouvement. J’avais songé au MRCI, Mouvement révolutionnaire de Côte-d’Ivoire. Mais Blaise Compaoré m’a dit que cela rebuterait l’opinion internationale. » Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso, et vrai parrain des rebelles qui ont préparé leur coup à Ouagadougou. Ce sera finalement le MPCI : Mouvement patriotique de Côte-d’Ivoire. En janvier 2003, Soro conduit la délégation des rebelles qui négocie près de Paris, sous l’égide de la diplomatie française, un accord de paix interivoirien. Le chef de la diplomatie, Dominique de Villepin, fait le forcing. Un compromis est arraché. Dans le bureau de « DDV » au Quai d’Orsay, on se répartit ensuite les portefeuilles. Triomphant, Soro obtient la Défense. Une nouvelle qui provoque une émeute à Abidjan. Face au tollé, il se voit confier la Communication au sein d’un gouvernement de réconciliation, rapidement paralysé.
Juin 2007, Bouaké : le miraculé. Sous forte pression internationale, Laurent Gbagbo décide de négocier directement avec les rebelles pour sortir de l’impasse politique. Un nouvel accord est trouvé à « Ouaga », chez le frère ennemi Compaoré, à l’issue duquel Soro est nommé Premier ministre. Enorme prise de risques. « On m’a parfois traité de "vendu", se souvient-il. Mais mon seul objectif était de conduire le pays à de nouvelles élections. J’ai dit à Gbagbo : "M. le Président, je ne vous poignarderai pas dans le dos, je ferai mon travail" ». Laurent Gbagbo dira de lui qu’il a été son « meilleur chef de gouvernement ». Et en aurait bien fait son successeur.
Après tout, ils ont bien des points communs : la politique dans le sang, un vrai sens tactique, du charisme et de l’autorité, des talents de tribun… Mais le compromis de « Ouaga » ne plaît pas à tout le monde. En juin 2007, sur le tarmac de l’aéroport de Bouaké, la «capitale» des rebelles, le jet de Soro est visé par deux roquettes. L’une atteint la carlingue, faisant quatre morts. Soro, lui, s’en tire miraculeusement indemne. Les responsables du tir ? Selon toute vraisemblance, les hommes d’« IB ». Celui-ci ne perd rien pour attendre. Au lendemain de la chute de Gbagbo, en avril 2011, l’ex-allié devenu rival est tué par la troupe de Soro dans un faubourg d’Abidjan.
Décembre 2010, Abidjan: l’opportuniste. L’ancien chef rebelle a tenu parole : les élections ont lieu à l’automne 2010. Laurent Gbagbo a perdu. « J’ai été lui dire qu’il devait lâcher le pouvoir, mais il ne m’a pas écouté », jure Soro qui rallie avec armes et bagages le camp du vainqueur, Alassane Ouattara, réfugié dans l’hôtel du Golfe sous forte protection de l’ONU. Ce dernier le nomme aussitôt… Premier ministre. Et lui demande de préparer ses hommes à une possible offensive militaire en cas de blocage politique persistant. Trois mois plus tard, ils passent à l’attaque. Dans l’Ouest, à Duékoué, plusieurs centaines de civils sont tuées, selon les ONG. Des crimes imputés aux hommes de Soro qui s’ajoutent à une longue série d’exactions commises depuis 2002. Guillaume Soro, qui parle de « dérapages » à Duékoué, affiche une « sérénité inébranlable » face à de possibles poursuites par la Cour pénale internationale. « Nous étions en état de légitime défense ! Je considère avoir sauvé des milliers de vies humaines par mon action », dit-il. Et il avance cet étrange argument : « Comment la CPI pourrait-elle m’inculper alors qu’elle m’a récemment invité à m’exprimer à sa tribune lors d’une conférence à New York ? »
Mars 2012, Abidjan : président de l’Assemblée. Elu député haut la main, pour la première fois, dans sa région natale, Soro est propulsé à la tête de l’Assemblée nationale. Le voici deuxième personnage de l’Etat, mais moins au cœur de l’action. Il a du temps pour s’adonner à sa nouvelle passion, les tweets, et lire des polars. Le quadra attend son heure : « J’espère en secret que le président Ouattara fera un second mandat », jure-t-il. Le temps, pour lui, de faire oublier ses états de service passés, ses turpitudes à la tête de rebelles sans foi ni loi. De se poser en rassembleur. Président ? « Je ne me rase pas le matin pour ne pas y penser », plaisante cet homme secret, dont l’ambition dévorante, elle, l’est beaucoup moins.
D’après Thomas Hofnung (Libération 25 juillet 2012)
Titre original : Guillaume Soro. L’ambitieux d’Abidjan
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