Début 1998, le regretté F.-X. Verschave, dont j'avais fait la connaissance quelques années plus tôt à Saint-Fons, près de Lyon, et que je revoyais de temps en temps à Paris, me fit l'honneur de m'envoyer à lire quelques feuillets du manuscrit de son ouvrage aujourd'hui célébrissime, « La Françafrique, le plus long scandale de la République ». Il s'agissait des pages consacrées à la Côte d'ivoire sur lesquelles il désirait connaître mon avis. Relisant aujourd'hui la lettre que je lui ai adressée après avoir lu ces feuillets, je doute que ma réponse lui ait été de quelque utilité. Car le bonhomme maîtrisait bien son sujet, et son savoir s'abreuvait à des sources qui m'étaient – me sont toujours – inaccessibles. Aussi bien, je crois que sa demande n'était qu'une pure manifestation d'amitié. Mais, à moi, cette demande fut très utile d'une certaine façon. Elle me donna l'occasion d'approfondir ma réflexion sur la situation de notre pays à un moment où se préparaient les troubles qui nous ont entraînés dans la situation où nous sommes… Où, pourrait-on même dire, nous nous sommes jetés comme un troupeau qu'on mène à l'abattoir et qui ne s'en doute pas.
Cette lettre peut donc être lue comme un instantané de ma perception du système houphouëto-foccartien à la veille de son implosion. C'est son principal intérêt. En décidant de la reproduire ici, de l'offrir au public de plus en plus fourni de nos visiteurs, c'est une manière de les inviter à débattre de la réponse que j'y donnais à cette question cruciale plus que jamais d'actualité : « Quelle était vraiment la fonction de Félix Houphouët dans le système néocolonial français, autrement dit la Françafrique ? »
Lettre à François-Xavier Verschave
Meilleurs vœux; et merci de ta confiance, mais peut-être n'était-elle pas si bien placée. Car, dans l'ensemble, j'ai appris plus de choses dans ces quelques feuilles que je n'en savais. En particulier, sur le Cameroun, le Togo, le Tchad ; mais également sur le reste où pourtant je n'étais pas vierge.
Je ne dis pas que je suis absolument d'accord sur tout ; ce serait mentir. Mais, je sais assez bien ce que ma position, par exemple sur la qualification des rôles de Félix Houphouët – en Côte d'Ivoire, dans la sous-région et en Afrique – doit à un certain parti pris très ancien, sorte de réflexe archaïque, pour ne pas regarder avec intérêt celles qui en diffèrent, histoire de repérer la ou les causes de cette différence et, le cas échéant, d'en faire mon miel, pourquoi pas ? Quand on cherche à se faire comprendre, on doit cheminer par où on est le plus sûr d'être compris. C'est une chose que je ne sais pas trop faire encore, et cela me pèse.
J'estime qu'on fait trop d'honneur à Félix Houphouët en lui attribuant une responsabilité égale, voire supérieure à celle de Foccart, c'est-à-dire l'Etat français de ce temps-là. Mais j'ai tort de parler d'honneur car ce mot introduit une autre source de confusion. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'y a pas plus de tandem Foccart-Houphouët que de tricycle De Gaulle-Foccart-Houphouët, partageant en deux ou en trois la même besace de péchés. Chacun porte la sienne. Houphouët porte – devant les Ivoiriens en tout cas – l'entière responsabilité de tout ce à quoi son nom fut mêlé à un moment ou à un autre : soit il l'a réellement fait, soit il l'a laissé faire, soit il l'a couvert après coup... Et il en va de même de Foccart. Mais, quant à la politique africaine de la France sous De Gaulle, c'est Foccart qui l'inspirait et qui la conduisait en se servant d'Houphouët, entres autres pions. De différentes façons. D'un Houphouët déjà bien conditionné (depuis l'assassinat de Victor Biaka Boda en 1950), littéralement pris en otage par son cabinet (depuis 1959, voire depuis 1956) et sans cesse reconditionné au fur et à mesure des besoins de la politique africaine (ainsi l'assassinat d'Olympio le 12 janvier 1960 fit sur lui le même effet que celui de Biaka Boda lors du désapparentement, en le précipitant, le lendemain 13 janvier, dans le sacrifice de toutes les élites ivoiriennes qui résistaient à la mise en place du système Foccart. Tu as certainement noté les pages consacrées à Antoine Méatchi par Samba Diarra (p.123 sq). On peut négliger la sauce – elle préfigure les affirmations péremptoires des p.234 (« Certains observateurs ont cru voir la main de Jacques Foccart dans les événements de 1963-1964. Il ne s'agit là que d'une autre thèse qui tente d'exonérer Houphouët-Boigny») et p.236 («L'homme qu'est Houphouët-Boigny ne peut avoir été trompé par Pierre Goba, ni piégé par Jacques Foccart ») –, mais les tribulations de Méatchi et l'usage qu'en fit Houphouët méritent réflexion. Il y a là une des clefs pour comprendre la manière dont la machine ivoirienne de Foccart, dont Houphouët était le rouage essentiel – mais rien qu'un rouage –, fonctionnait. Souple, imperceptible, furtif, polyvalent. Ni vu, ni connu... La preuve !
Certes, et j'en conviens très volontiers, Félix Houphouët n'était pas un fantoche comme les autres. Ce n'était pas non plus un traître banal, dans la mesure où, n'ayant jamais adhéré en conscience aux idéals ni aux objectifs de lutte de la grande majorité des Ivoiriens adhérents du RDA en 1946-1950, il ne les a donc pas vraiment trahis lorsqu'il se rallia à Mitterrand et Pleven. Mais, dès 1950, peut-être même dès 1948, du fait de l'obligation où il était, s'il voulait survivre politiquement et survivre tout court, de jouer un double jeu, et en ce qui concerne les autorités françaises, la nécessité absolue d'en passer par lui pour reprendre la Côte d'Ivoire en main au moindre coût politique – piégé, mais indispensable –, il était devenu une véritable machine à trahir. Une machine à programmes dont, à partir de 1959, directement ou par l'intermédiaire de ses agents détachés à Abidjan, Foccart n'eut qu'à manipuler les boutons.
D'où cette réelle complexité du cas Houphouët. Du moins, c'en est une des causes. Car il en existe certainement bien d'autres, et aussi déterminantes même si, peu ou prou, elles ont toutes quelque chose à voir avec celle-là.
C'est dire que l'élucidation du cas Houphouët n'est pas une mince affaire. Mais je suis sûr qu'il existe un moyen direct d'y parvenir, et que cela se fera tôt ou tard. C'est indispensable. Pour que la Côte d'Ivoire devienne un vrai pays, un pays gouvernable, il faudra nécessairement en passer par là. Sinon on se voue à faire du surplace. Et cela a un coût, non seulement pour la Côte d'Ivoire et ses voisins, mais également pour la France.
Cela m'est apparu très clairement en lisant ce que tu as écrit sur l'affaire du Liberia, sur le Burkina Faso de Thomas Sankara, sur l'épisode du Biafra, sur le soutien à Savimbi… A quoi on doit ajouter l'utilisation du territoire de la Côte d'Ivoire comme base des menées subversives contre la Guinée et le Ghana, et même contre le Mali de Modibo Kéita.
Sur tout cela, ton approche tient le milieu entre la mienne et celle, par exemple, de Samba Diarra. Dans l'état actuel de la question, c'est évidemment la plus correcte des trois.
Quelques remarques de détail pour finir :
Quelques remarques de détail pour finir :
À propos de Gabriel Lisette (p.71). C'était bien un administrateur des colonies, mais avait-il, à cette époque, le grade de gouverneur ? J'en doute. En outre, et sans vouloir faire du racialisme, s'il était bien Français, c'était aussi un Martiniquais et un Noir. Il convient, me semble-t-il, de fournir au lecteur le moyen de ne pas le confondre dans le même sac qu'un Aujoulat, par exemple.
Au lieu d'anciens de la Féanf (p.60), s'agissant des étudiants ivoiriens, il vaut peut-être mieux dire (ou préciser) : anciens de l'Ugéci (Union des étudiants de la Côte d'Ivoire, section de la Féanf pour partie, ceux qui étaient organisés en France, et qui étaient il est vrai la majorité). Mais, vers 1958 et surtout en 1959 et 1960, l'Ugéci, comme son homologue camerounaise, eut un rôle assez spécifique, à proportion de la dimension politique prise par Houphouët. La preuve en est que c'est en tant qu'Ivoiriens (ou Camerounais) que pour la première fois en 1961 des étudiants furent expulsés de France.
Enfin, voici deux textes sur Victor Biaka Boda, qui fut le premier de cette longue série de morts et, de mon point de vue, l'un des plus symboliques.
Bien cordialement. Et meilleurs vœux à SURVIE !
Bien cordialement. Et meilleurs vœux à SURVIE !
Marcel Amondji (30 janvier 1998)
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