Ce dimanche 12 février 2012 verra peut-être nos « Eléphants » rééditer leur exploit de 1992. Espérons que cette nouvelle victoire que nous souhaitons tous ne sera pas, comme la précédente, le prélude d'une nouvelle catastrophe nationale… En effet, à peine quelques jours après le retour triomphal des « Eléphants » avec le prestigieux trophée panafricain, éclatèrent les événements du 18 février 1992, qui virent l'arrestation de plusieurs dizaines d'opposants, dont Simone et Laurent Gbagbo ainsi que leur fils Michel. Alassane Ouattara était alors le Premier ministre, chef du gouvernement, et il assurait l'intérim du chef de l'Etat, absent du pays.
Que cette nouvelle finale de la CAN, que nos « Eléphants » la remportent demain ou pas, soit l'occasion de nous souvenir de ces événements tragiques et de ceux qui en firent les frais, d'autant plus que ce sont à peu près les mêmes qui a été embastillés le 11 avril 2011.
A l'époque, j'avais préparé pour le magazine « Le Nouvel Afrique Asie », auquel je collaborais, une réflexion sur le contexte de l'exploit de nos « Eléphants ». Je ne sais plus pour quelle raison, mais cet article fut refusé par la rédaction. Heureusement je l'ai conservé et je suis heureux de pouvoir l'offrir tel quel à nos amis visiteurs, dont beaucoup sont aussi des grands fans de nos « Eléphants ».
Marcel Amondji (11/02/2012)
UNE POTION BIEN AMERE…
Elle contenait donc une potion bien amère, cette Coupe d'Afrique des nations (CAN) 1992 gagnée de haute lutte par les « Eléphants », puisque quelques jours seulement après l'accueil triomphal de ces nouveaux argonautes chargés de leur merveilleux trophée, les chants d'allégresse faisaient place aux clameurs de l'indignation et de la révolte ! Il aura suffi de quelques mots imprudents, des mots d'ailleurs bizarres dans la bouche d'un chef d'Etat en pareilles circonstances, pour que la Côte d'Ivoire renoue avec les tumultes des jours les plus sombres de l'année 1990 : « Vous croyez que je vais m'offrir la division de mon armée ? (…). Je ne prendrai aucune sanction (sous-entendu : contre le général Robert Guéi), il a fait son devoir, c'est le meilleur actuellement dans le pays (…). Quand le couteau vous blesse, vous ne le jetez pas, vous essuyez le sang et vous le remettez à la maison », aurait dit le président Houphouët-Boigny aux commissaires qu'il avait, huit mois auparavant, chargés d'enquêter sur les incidents de la nuit du 17 au 18 mai 1991 à la cité universitaire de Yopougon. Le rapport de ladite commission désigne le général Guéi – promu à ce grade après les faits et quoiqu'on n'ignorât point la part qu'il y avait prise – comme l'instigateur direct de cette agression…
Si brillant que soit ce militaire aux yeux du chef de l'Etat, le refus de le sanctionner ne risque-t-il pas d'apparaître comme une permission permanente donnée à la soldatesque de brutaliser quiconque leur déplaît ?
Les énormes risques pris par la plus haute autorité du pays à l'occasion de cette affaire sont de ceux qui font craindre que le désordre dans lequel la Côte d'Ivoire s'est installée depuis deux ans, n'affecte aussi, désormais, le cœur même du pouvoir. On serait tenté de parler d'une véritable provocation à l'émeute si on n'avait pas vu avec quel empressement les autorités ont cherché à monnayer l'exploit des « Eléphants » en termes de popularité, peut-être, d'ailleurs, en vue de préparer les esprits à accueillir la publication du rapport, remis au président un mois auparavant et gardé secret jusqu'alors, avec indulgence ou, au moins, avec indifférence ; et si on ignorait qu'à l'approche de la date de la toute première cérémonie de remise du « Prix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix », le parrain de cette récompense avait tout intérêt à ce que la paix règne dans sa propre capitale. Un succès éclatant de la cérémonie eût été une fort belle occasion à saisir pour s'en aller la tête haute. Mais, après ce flop, c'est à se demander ce qui pourrait encore être fait pour offrir à « l'homme de la paix » une sortie vraiment digne de lui.
Nul doute que le président Houphouët-Boigny rêvait de faire de cet événement le couronnement de sa longue carrière ; son chant du cygne, en somme. Du côté ivoirien, la préparation de la cérémonie faisait l'objet de soins attentifs depuis plusieurs mois, sous la direction de l'ancien ministre de l'Education et première victime du Printemps ivoirien, Balla Kéita, qui en a été récompensé récemment par un ministère honorifique, sorte d'évêché in partibus, à la présidence de la République, et par un siège au directoire de l'UNESCO. Il n'est pas facile de croire qu'on s'est donné toute cette peine, et qu'on a fait ensuite, délibérément, tout ce qu'il fallait pour que cela échoue si lamentablement.
Les convives du déjeuner de l'Elysée et les personnalités réunies place Fontenoy le 3 février n'ont pas pu ne pas entendre les clameurs qui remplissaient les rues d'Abidjan ce jour-là. Si la cérémonie a pu, malgré tout, se dérouler à peu près comme prévu, la participation de celui qui devait en être le parrain y fut remarquablement discrète. Il ne fait pas de doute que la situation qui régnait en Côte d'Ivoire pendant qu'elle avait lieu fut pour beaucoup dans la façon dont les médias ont traité son image comme si, un tel jour, Houphouët-Boigny n'était qu'un badaud quelconque. Comme quoi, s'il y a certainement beaucoup de mérite à rechercher la paix partout à travers le vaste monde, il y en a encore plus à l'établir solidement chez soi.
L'affaire du rapport sur les incidents de mai dernier n'est qu'une de ces gouttes d'eau qui font déborder les vases et signalent aux inattentifs qu'ils sont déjà trop pleins. La rechute de ces deux derniers mois prouve, s'il en était besoin, que la crise qui secoue la Côte d'Ivoire depuis deux ans est plus profonde qu'on ne veut bien le reconnaître, et, surtout, qu'il est tout à fait vain de croire qu'on la surmontera simplement en la faisant durer. D'autant que, sur le front de l'économie, en dépit des assurances optimistes qui se sont multipliées dans la dernière période, les choses n'ont toujours aucune tendance à s'arranger, bien au contraire. Depuis le lancement du plan Ouattara, la dette intérieure a plus que doublé, passant de 425 milliards de francs CFA au premier semestre 1990, à environ 1.000 milliards aujourd'hui. Toutes les mesures prises jusqu'à présent en vue de l'apurement de cette dette, condition sine qua non de la relance, se sont non seulement avérées inopérantes, mais encore, elles soulèvent toujours plus de mécontentement. Ce qui prouve doublement et la nécessité et l'urgence d'associer des mesures politiques honnêtes aux mesures économiques et financières dictées par les bailleurs de fonds.
Le président Houphouët-Boigny et son Premier ministre semblaient d'ailleurs en avoir pris leur parti depuis quelques mois, si on en juge d'après leurs appels réitérés à l'opposition chaque fois qu'ils eurent l'occasion de s'adresser publiquement aux Ivoiriens. Cela ne va jamais jusqu'à l'acceptation de la concertation nationale que réclame certains opposants ; mais, de source généralement bien informée, on assurait ces derniers temps que la Côte d'ivoire s'acheminait vers la formation d'un gouvernement pluraliste « à la sénégalaise ». Mais on peut désormais douter qu'un tel arrangement reste encore possible après l'effet si déplorable de la publication du rapport sur l'opinion publique.
La seule idée d'un gouvernement « à la sénégalaise » implique l'existence ou, au moins, la possibilité d'une entente sans préalable entre le FPI, le parti d'opposition actuellement le plus influent, et le PDCI majoritaire à l'Assemblée nationale. Or, le refus du président de la République de tirer toutes les conséquences du rapport et, qui plus est, dans un langage qui rappelle le ton de son célèbre discours-confession de 1983, ne semble pas précisément fait pour faciliter un aboutissement heureux, ni même la poursuite discrète des convergences qui se dessinaient entre certains milieux proches du pouvoir et la formation de Laurent Gbagbo. Car, les jeunes qui se sont spontanément répandus dans les rues après avoir appris que les auteurs de l'agression de Yopougon et leurs complices ne seraient pas sanctionnés, sont les mêmes qui constituent le public des meetings du FPI et des autres partis d'opposition.
Tandis que le président Houphouët-Boigny volait en concorde vers Paris ou s'y préparait, le fougueux leader du FPI lui lançait cet avertissement en forme d'ultimatum : « Si nos exigences ne sont pas prises en compte, il n'y aura plus de paix sociale pour toujours en Côte d'Ivoire ». Comme on pouvait s'y attendre, le bureau politique du PDCI n'a pas manqué de se saisir de cette rodomontade pour accuser l'ensemble de l'opposition d'entretenir le désordre pour assouvir des ambitions personnelles. Dès lors toutes les conditions étaient réunies pour l'éclatement des échauffourées du 18 février qui ont fourni à la police et à l'armée l'occasion d'humilier publiquement, dans la personne de plusieurs députés, du président de la Ligue ivoirienne des Droits de l'Homme (LIDHO) et de plusieurs dirigeants politiques et syndicaux, à la fois l'ensemble de la représentation nationale issue des élections de 1990 et l'ensemble de l'opinion publique nationale.
Remarquons que ces faits se sont produits alors que Houphouët-Boigny et d'autres personnalités de premier plan du régime se trouvaient à Paris depuis plusieurs semaines. On a dit que l'ordre de sévir avait été signé dans cette ville étrangère. Espérons qu'au moins la main qui l'a signé est ivoirienne…
Mais quoi qu'il en soit, la réunion de tous ces faits montre la profondeur de l'impasse ivoirienne. S'il fallait des preuves que ni le pouvoir, ni l'opposition dans son état actuel n'ont les moyens – ni la volonté peut-être – de rechercher la solution de la crise ivoirienne par des voies pacifiques, civilisées, les déclarations et les faits et gestes des uns et des autres depuis un mois en sont incontestablement.
Marcel Amondji (février 1992)
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