lundi 20 février 2012

IMPRESSIONS DAKAROISES (avril 1991 - février 2012)


Début 1991, invité par des amis qui y étaient pour leur travail, j’ai séjourné une quinzaine de jours à Dakar. Le président d’alors s’appelait Abdou Diouf, le même qui est actuellement à la tête de la « francophonie » comme s’il n’avait toujours été qu’un haut fonctionnaire français ; et son principal opposant s’appelait Abdoulaye Wade… Entre eux, et autour d’eux, se déroulait un drôle de jeu. Du moins aux yeux de l’observateur étranger – étranger et surtout naïf, au sens propre – que j’étais. Tout ce que je vis, entendis et lus durant ce bref séjour m’avait fortement impressionné. De retour à Paris, j’avais consigné mes impressions dans un article qui parut dans le numéro d’avril 1991 du mensuel Le Nouvel Afrique-Asie, sous le titre : Le coup de poker d’Abdou Diouf, et sous le pseudonyme de Marcel Adafon. Vers la même époque, après avoir lu dans Téré, le journal du Parti ivoirien des travailleurs, un article sur les affaires du Sénégal qui m’avait paru à la fois très mal informé et un peu arrogant, j’écrivis à un de mes amis d’Abidjan à qui j’avais déjà touché un mot de mes impressions de ce voyage (voir la lettre du 17 mai 1991), et que je savais proche de l’auteur, ce que j’avais vu, entendu et ce que je croyais avoir compris lors de mon très fugace contact avec les réalités sénégalaises. Ces textes se complètent et s’éclairent l’un l’autre en même temps qu’ils découvrent un pan de la préhistoire de la crise actuelle. Autant de raisons qui, me semble-t-il, suffisent pour justifier leur réunion dans ce post que je destine avant tout à ceux de nos amis lecteurs qui seraient à la recherche de clés pour comprendre ce qui se passe au Sénégal aujourd’hui, ainsi que ce qui s’y prépare pour demain.

Je rappelle qu’il ne s’agit que des impressions brutes de quelqu’un qui découvrait le Sénégal, et qui était arrivé dans ce pays frère sans idées préconçues sur sa situation intérieure ou sur son histoire, sans préjugés, mais armé d’un solide parti pris quant à ce qui se passait au même moment en Côte d’Ivoire et dans le vaste monde. Un parti pris qui n’a pas changé, et que je n’ai pas voulu dissimuler au moment de publier ces textes déjà anciens, mais qui n’ont pas cessé d’être actuels.

M. Amondji (19 février 2012)

LETTRE DU 17 MAI 1991


 Bien cher F,

(…). je reviens de Dakar. C’est le voyage dont j’ai parlé à mots couverts dans ma précédente lettre. Cette immersion dans les « réalités africaines » m’a permis de confirmer quelques-unes de mes intuitions, (…).

Je reviens donc d’un séjour (en famille) de deux semaines à Dakar, où j’ai revu de vieux amis sénégalais (de la gauche du Parti socialiste (PS), et du Parti de l’indépendance et du travail (PIT)) à la fois très engagés dans les processus en cours dans leur pays, et fort intéressés par ce qui se passe chez nous. Ce trop bref séjour m’a pourtant beaucoup appris et, surtout, il m’a donné beaucoup d’espoir et de confiance. Ce fut une excellente école pour le citoyen ivoirien un peu atypique que je suis ; meilleure, de ce point de vue, que l’expérience que je fis il y a une douzaine d’années au Bénin, car, au cacao et à Houphouët près, le Sénégal ressemble beaucoup à notre Côte d’Ivoire des années 1990. Il faut que « Téré » suive de près ce qui s’y passe ; et il faut continuer à leur envoyer vos publications et communiqués. Mes amis ont été très impressionnés par votre prise de position sur la guerre du Golfe par exemple. La relation que vous avez établie avec eux est un lieu de fructueux échanges d’expériences passées et à venir. Il faut l’entretenir coûte que coûte. C’est une nécessité qui découle de la décision du CC dont tu m’informes et que j’attends de lire in extenso.

(…).

Fraternellement, Marcel.



LETTRE DU 03 JUIN 1991


Cher ami,

Revoir A… et l’écouter m’a fait faire un pas de plus dans la connaissance de votre travail et des conditions réelles dans lesquelles vous vous battez. La journée de samedi dernier surtout, où j’ai assisté à sa rencontre avec les militants d’ici, m’a beaucoup apporté. De sorte que lorsque je la reverrai pour l’accompagner au siège de l’Humanité, mardi, après ces quelques jours où j’y ai réfléchi tout à loisir, je saurai mieux répondre à deux ou trois questions qu’elle m’a posées et qui m’ont laissé un peu court. Mais, auparavant, c’est sur toi que je vais m’y essayer.

D’abord, il s’agit de savoir comment faire avec la grande diversité d’origine et, probablement, aussi d’horizon idéologique, qui caractérise le parti dans sa composition actuelle. J’ai trouvé la question amusante; non pas qu’elle ne fût pas grave et digne de considération, au contraire !, mais parce que de la soulever est en soi un signe. Question amusante, donc, parce qu’elle m’a réjoui. J’ai répondu en riant que je n’y voyais aucun problème. C’est bien ce que je pense encore en écrivant ces lignes. Mais, ma réaction, je la considère maintenant comme trop rapide pour être vraiment utile. Les rencontres de samedi m’y ont ramené, et je crois qu’il est nécessaire de considérer la chose en fonction des situations concrètes qui pourraient se produire, et qui sont imprévisibles.

Aujourd’hui, l’essentiel, c’est que nous soyons réunis autour d’un projet qui nous est commun et que chacun de nous a conçu pour lui-même, en toute indépendance. N’est-ce pas le principe qui était à la base de la « gauche démocratique » (GD) ? Il y a, certes, une grande différence entre ce qui unit les adhérents d’un parti entre eux et ce qui réunit des partis différents dans une coalition ou dans un front. S’agissant d’un parti, ce qui unit ses membres est moins labile, et il faut, en général, des circonstances très graves pour le dissoudre. Ces circonstances peuvent être extérieures; mais elles peuvent aussi être internes, ou peut-être devrais-je dire, intestines, ou les deux à la fois. Je veux dire qu’elles peuvent être provoquées par des introductions intempestives de questions secondaires au milieu de préoccupations qui devraient être les plus fondamentales, et qu’elles peuvent être le fait soit d’adhérents sincères, soit le fait de diversionnistes agissant pour le compte de l’adversaire. On ne peut donc pas exclure qu’un jour, par l’un de ces biais, le parti connaisse des difficultés liées à sa composition actuelle. C’est une raison pour être vigilant à tous les instants ; mais il n’y a pas, à mon avis et à proprement parler, de mesures préventives qui soient de nature à nous en préserver. Il suffit que tout soit toujours clair et transparent afin qu’à tout moment et quelles que soient les circonstances, chacun puisse retrouver ses repères. La diversité ne peut être qu’une richesse dès lors qu’elle est reconnue et assumée. A cet égard, je suis tout à fait sûr que vous avez la réponse à la question. Bien mieux, toute votre pratique me semble parfaitement conforme à cette situation et à ce qu’elle pourrait produire éventuellement. C’est l’essentiel : être attentif au fait, sans le surestimer, mais sans le sous-estimer non plus.

Cela dit, j’ai observé chez certains de nos jeunes amis venus écouter A…, samedi, des tendances que je qualifierais d’administratives, consistant à considérer le parti comme un corps délimité et figé, et non comme un mouvement perpétuel vers un objectif à peu près repéré, certes, mais qu’on ne peut atteindre qu’en parcourant un chemin imprévisible. Nous avons connu cela ; aussi, n’est-ce pas un reproche. Je ne crois même pas qu’il soit nécessaire d’introduire ce point parmi les préoccupations actuelles, sinon, peut-être, à votre niveau (CC et SN), et encore, avec circonspection. En tout cas, cela ne devrait jamais être débattu, même à ces niveaux, isolément de l’ensemble de la question identitaire, dont c’est un aspect. Il y a, en effet, des partis qui ne sont ou qui ne veulent être que des administrations (Cf. les vues de Gbaï Tagro dans « Notre Temps » N° 1); d’autres encore qui sont des administrations (le PDCI en est le type même, et aujourd’hui plus que jamais). Il s’agit donc de réfléchir au moyen de faire prendre conscience de la différence essentielle du PIT d’avec ces conceptions administratives de l’exercice du droit d’initiative politique; différence que nos adversaires connaissent (d’où les imputations de dogmatisme ou d’intellectualisme, notamment) mais qui peuvent échapper aux moins expérimentés d’entre nous-mêmes. Car c’est plus une question d’expérience que d’étude : tel s’engage dans un parti parce qu’il sent, de manière confuse, que c’est là qu’il est appelé; puis, en y travaillant, il découvre peu à peu, en lui-même, les raisons auparavant obscures qui le poussaient dans cette direction à son insu. Mais c’est un processus aléatoire dans une période où nos jeunes amis sont plongés dans une atmosphère infestée par les miasmes semés par les fameux « partis dominants », mais aussi par les partis dominés par les idées les plus répandues. Dans de telles conditions, il est recommandé de vacciner.

A cet égard, il faut faire attention à un organe comme « Notre Temps » : est-ce un « Nouvel Horizon » bis ? J’y retrouve un J. C., un G. K. ; seraient-ils des transfuges ou bien des mercenaires allant, sans états d’âme, d’un râtelier à un autre, pour de l’argent ? Bien entendu, cela serait sans importance si un article signé D. B., le rédacteur en chef de la publication (pp. 10, 11 et 12), si astucieusement mis en page, ne trahissait pas une véritable complaisance à l’égard de la « stratégie » de participation au bureau de l’Assemblée nationale. Certes, il ne s’agit pas de croiser le fer avec tous les brouillons politiques que le 30 avril 1990 a suscités, mais il faut garder un œil sur leurs évolutions. La liberté ne doit pas servir de passeport à la fraude !

Il me semble qu’après cela une mise au point était nécessaire; brève, sans esprit de polémique; visant surtout les nôtres, afin de les avertir de toute cette pollution dans laquelle ils pourraient patauger s’ils n’y prenaient pas spécialement garde. Il n’était pas nécessaire que cette mise au point fût immédiate, au contraire ! Ce sera mieux à froid, quand ce D. B. ne s’y attendra plus. Car il n’est pas impossible qu’il ait voulu la provoquer à chaud. Au vu de tout ce que j’ai observé depuis 1988, je m’attends au pire de ce côté-là. Ce n’est pas interdit, si on peut y penser sans perdre son sang froid. Mais, bien entendu, c’est à vous d’en juger.

Je prolongerai ce propos par une observation sur l’article de Nea-Kipré dans « Téré hebdo » N° 21. Cet article me fait problème pour deux raisons. Premièrement, il faut être clair dans un texte de ce genre. Manifestement cela vise les tendances actuelles du FPI. Alors il faut le dire, car, en de telles matières, il y a toujours plus d’avantages à parler vrai qu’à tourner autour du pot. Deuxièmement, il n’existe pas de syndrome sénégalais au sens de cet article. L’entrée de deux partis de l’opposition dans le gouvernement n’est pas le seul fait significatif de cette période de l’histoire du Sénégal qui a commencé en 1988. Il ne faut pas l’isoler des élections de cette année-là, ni du conflit avec la Mauritanie, ni de l’évolution de la situation en Casamance. Mais, ces événements eux-mêmes ne sont que des conséquences plus ou moins directes d’un marasme politique torpide qu’ils ont ensuite contribué à compliquer jusqu’à paralyser totalement le pays, ne lui laissant que cette alternative : ou bien la guerre civile, ou bien la livraison du pays à l’étranger. Ce qui revient d’ailleurs à dire qu’à terme, c’était les deux à la fois qui menaçaient les Sénégalais. Parce que Wade n’avait pas plus la solution du vrai problème que Diouf; et parce que l’un et l’autre se valent en forces, sans être pour autant assurés que ce serait un combat singulier entre eux seuls. Wade s’est finalement rendu compte – ou il a été persuadé, peu importe – qu’il jouait un jeu dangereux pour lui-même autant que pour son adversaire, mais surtout pour leur pays. J’étais au Sénégal au moment où il a déposé les armes au pied de l’autel de la Patrie. Je crois que c’est une décision positive, un acte politique de grand courage. Et s’il faut en informer les Ivoiriens, autant le faire en toute objectivité, en se plaçant dans le contexte sénégalais et non en se guidant sur les affirmations de Landing Savané parues dans « Nouvel Horizon ».

Pendant mon séjour, j’ai suivi à la télévision une interview d’Assane Seck, une personnalité aujourd’hui neutre par nécessité. Une telle interview, disons de Bernard Dadié par exemple, nous vaudrait en Côte d’Ivoire tous les bénéfices de la conférence nationale souveraine du Bénin, sans la malédiction d’un Soglo ! C’était, mine de rien, le procès raisonné et responsable de tout ce qui s’est fait depuis la loi cadre. Si cela fut possible, c’est parce qu’au Sénégal, depuis 1988, la réflexion politique a fait du chemin, aiguillonnée qu’elle était par une série de drames concrets.

Je ne suis pas dans le secret des hommes politiques sénégalais; mais, ceux dont il s’agit ont fait, sans convention solennelle, les choix décisifs qui ouvrent la voie vers la remise à flots d’un pays réellement naufragé. Bien entendu, après ce premier pas, tout reste encore à faire; mais il le fallait d’abord. D’autres n’ont pas voulu les accompagner. Peut-être que je les comprendrais s’ils étaient Ivoiriens et s’il s’agissait de la Côte d’Ivoire. Mais ils sont Sénégalais, et, d’après ce que j’ai vu ou entrevu, je ne peux pas les comprendre.

S’agissant de Dansokho, cité trois fois dans cinq lignes en fin d’article comme un accessoire de Wade, ce qu’il n’est certainement pas, je te renvoie à ma lettre précédente, et je prie pour que nos amis Sénégalais ne se formalisent pas du procédé de Nea-Kipré !

Je ne crois pas que l’entrée de Dansokho au gouvernement relève de la même sorte de démarche que celle de Wade. Depuis 1988, notamment, Wade n’a pas cessé de chauffer ses troupes. Puis, fin février 1991 (meeting de Thiès commémorant la « victoire » que Diouf lui aurait volée en 1988), il leur a dit qu’il n’y avait pas d’autre voie vers le pouvoir que les urnes. Je te passe les détails, en particulier, son interview dans le même numéro de « Sopi » qui relatait le meeting, interview dans laquelle il promettait monts et merveilles à tous et à chacun, avec un flou dans le propos qui laisse à penser sur les qualités morales de l’individu.

Au contraire, Dansokho et le parti de l’indépendance et du travail se disaient prêts, notamment depuis la crise sénégalo-mauritanienne, à prendre leurs responsabilités dans un gouvernement d’union nationale, sur la base d’un programme convenu au préalable entre tous les participants. On peut se poser la question de savoir s’ils ont eu satisfaction sur ce point. Quand j’ai déjeuné avec Dansokho, l’avant-veille de mon départ de Dakar, c’était entre deux réunions avec je ne sais qui; et, d’ailleurs, il n’était pas question d’en discuter à table au milieu de nos familles. Je ne sais donc pas ce qu’il en est. Mais je ne crois pas que cette condition était toujours, alors, un préalable incontournable, dans la mesure où la situation était devenue très labile dans les dernières semaines. L’analyse de nos camarades était que personne ne contrôlait plus la situation, qui pouvait dégénérer à tout moment.

Tu as sans doute entendu parler de « Set Setal », cette campagne de propreté spontanée de la jeunesse dakaroise, qui s’est propagée à travers tout le pays comme une traînée de poudre (c’est le cas de le dire !). Pendant plusieurs jours, cette jeunesse a tenu Dakar à ses ordres, armée seulement de balais et de pinceaux ! Ils avaient dressé des barrages et les automobilistes devaient acquitter un droit de péage destiné à alimenter la campagne de propreté. Ils étaient d’autant plus craints, semble-t-il, qu’ils étaient parfaitement disciplinés, sans qu’on pût savoir s’ils avaient des chefs et qui étaient ces chefs. Bref, tout le monde a cru à une tentative de prise du pouvoir en douceur, mais chaque parti a cru aussi que c’était son voisin qui en tirait les ficelles dans l’ombre.

Au moment de mon séjour, il n’en restait que des vestiges sur les murs et le rebord des trottoirs. Mais chaque frémissement à l’université ou dans les lycées y ramenait les esprits. Tous ceux avec qui j’en ai parlé en avaient conservé un souvenir très vif. Mais, pour tous, une chose au moins était tout à fait sûre : c’était le signe que l’édifice politique hérité de Senghor avait fait son temps, puisqu’une initiative née en dehors de ses limites avait été capable de le paralyser. C’était d’ailleurs le sens général des propos d’Assane Seck, si on les entendait bien.

Lorsqu’on a fait la guerre et que tout est saccagé, il faut enfin faire la paix. Il y a des guerres qui ne tuent pas les hommes, qui ne détruisent pas les maisons, mais qui minent l’âme d’une société. Telle était la guerre que les Sénégalais se faisaient depuis 1988. Cette guerre pouvait se terminer complètement avec la formation de l’actuel gouvernement. Je ne m’avancerais certes pas jusqu’à affirmer qu’elle est terminée, mais, au moins, nos amis ont payé de leur personne pour qu’elle puisse l’être.

Ont-ils eu raison d’y aller ? Ont-ils eu tort ? l’Histoire le dira, selon la formule consacrée, à ceux que cela intéressera encore. Pour moi, je ne veux en juger que d’après les enjeux d’aujourd’hui. Comme je juge Sékou Touré d’après ce qu’il fit le 28 octobre 1958 ; Mengistu d’après ce qu’il fit en 1974 ; Fidel Castro d’après Moncada et l’odyssée du Granma ; etc. L’histoire n’est que la photographie qui confirme l’ordre d’arrivée des concurrents, mais qui ne rend pas compte de la manière dont ils prirent le départ. Or, en politique, c’est peut-être cela qui a le plus d’importance. Parce que c’est un concours où tous ceux qui prennent le départ ne se retrouvent pas à l’arrivée.

Voilà ce que j’avais envie de dire à mon jeune ami, car je suppose qu’il est jeune, et je ne doute pas qu’il acceptera l’offre de mon amitié. Il vaut mieux dire ces choses que de les penser et se taire.

(…).

Marcel




 LE COUP DE POKER D’ABDOU DIOUF

Si la politique était un sport, ce serait le seul où un athlète peut donner l’impression d’une activité harassante alors même qu’il est lourdement cloué sur place par un dense réseau d’entraves savamment tressé tant par ses propres amis (de l’intérieur et de l’extérieur) que par ses adversaires. Et cela serait tout particulièrement vrai du président Abdou Diouf et de maints autres leaders politiques du Sénégal, depuis les chaudes journées de février1988, lorsque le premier fut « triomphalement réélu », tandis que les autres affirmaient, non sans vraisemblance, qu’ils l’avaient battu.

Ainsi, depuis trois ans, périodiquement, on croit voir le chef de l’Etat sénégalais bondir vers la solution des nombreux problèmes « urgents » au milieu desquels son pays se débat, et, en réalité, il n’a jamais décollé de la case départ. Le 31 décembre dernier, il s’était déjà livré à son exercice favori qui consiste à lancer à la cantonade des appels au consensus sans paraître vraiment soucieux d’en donner les moyens au pays. Il vient de récidiver avec le train de mesures annoncées le 27 février à la suite d’un comité central du Parti socialiste dont il est aussi le secrétaire général.

Cette fois-ci le menu semble plus consistant ; mais, est-ce roublardise ? est-ce maladresse ? l’amphitryon s’est bien peu soucié de la diversité des goûts et des appétits de ses invités. Après avoir institué un poste de « médiateur de la République », un Haut conseil de la radio-télévision et une Commission de révision du code électoral, il vient d’aménager la constitution afin de s’offrir un Premier ministre. Le tout en dehors de toute concertation préalable, officiellement du moins, avec ceux auxquels il aurait par ailleurs, semble-t-il, l’intention d’offrir quelques places dans son gouvernement.

Dans tout autre pays, on aurait vu malgré tout dans cette foulée marathonienne l’indice d’une volonté tendue d’aller de l’avant contre vents et marée, de forcer l’histoire et le destin afin de sortir le Sénégal du bourbier. Mais il semble qu’on ait, ici, plutôt des raisons de douter que ce mouvement apparemment impétueux soit de ceux qui dérangent les lignes, tant il est vrai que le PS et son secrétaire général traînent derrière eux, notamment depuis l’affaire de février 1988, une vilaine réputation de machiavels du Sahel.

Dans leur ensemble, les Dakarois de la base, dont le prototype est le fameux Goorgoorlou, le héros de la BD du Cafard libéré, ont accueilli ces « nouvelles » avec philosophie, encouragés par une presse goguenarde qui s’acharne à discréditer le pouvoir, sans d’ailleurs épargner les dirigeants les plus en vue des oppositions.

Au demeurant, les mesures déjà réalisées sont de celles qui ne mangent pas de pain, même si elles sont parfois inutilement coûteuses comme on l’a entendu dire dans un meeting wadiste. Quant à celles qu’on attendait le plus et qui seraient le plus utiles, chacun sait qu’Abdou Diouf ne peut pas les réaliser tout seul, ni comme il l’entend. Les partenaires, surtout l’un d’eux qui entretient sur place des troupes d’élite plutôt voyantes, veillent au grain. La rumeur veut même que ce soit eux qui font courir le président Diouf, afin de débloquer la situation sans issue qui règne depuis trois ans. Les prébendiers du PS, de leur côté, ne sont pas favorables à des orientations qui mettraient en cause les avantages et les habitudes acquis au cours de trente années de parti unique de fait. Et il faudra encore dégager un terrain d’entente avec une opposition soupçonneuse et désunie.

Dans on ensemble, l’opposition s’est montrée, au premier jour, hésitante, voire réticente. Chat échaudé craint l’eau froide ! Mais il n’y a pas que cette prudence, normale, et qui, d’ailleurs, n’empêche pas tout le monde de prêter une écoute sérieuse à ce qui se dit dans la maison du Parti socialiste.

C’est le cas à coup sûr des militants du PIT, le parti des communistes sénégalais, qui ont toujours dit qu’ils étaient prêts à tout moment à prendre leur part de responsabilités dans un gouvernement de véritable union nationale, pourvu que ce soit un gouvernement formé « autour d’un programme élaboré et mis en œuvre par toutes les parties prenantes ». Questionné le 5 mars par Sud Hebdo, Amath Dansokho, le secrétaire général du PIT, a réaffirmé cette disponibilité en mettant les points sur les i : « Cela aurait dû intervenir plus tôt. Cela fait longtemps que nous avons dit qu’au vu de la crise économique que connaît le pays et l’impasse politique née des fraudes des élections de 1988, il est important d’avoir une politique de large rassemblement. Nous sommes d’accord pour un gouvernement d’union nationale, pas autour de la politique définie par le PS mais par toutes les forces vives du pays qui l’acceptent. » De ce côté-ci, les choses sont claires. Mais il faut compter avec les pêcheurs en eaux troubles de tous bords, par définition ennemis de toute clarté, et aussi avec les partenaires qui ne sont pas précisément enclins, par les temps qui courent, à discuter calmement avec les gens qui parlent d’indépendance nationale alors qu’ils ne sont ni Baltes ni même Koweitiens.

Il n’en est pas de même, loin s’en faut, en ce qui concerne les autres formations de l’opposition coiffées par la « Coordination nationale des chefs des partis d’opposition » (CONACPO), dans laquelle se retrouvent Abdoulaye Wade (PDS), Abdoulaye Bathily (LD/MPT), Mamadou Dia (MSU), Amadou Guiro (OST), Landing Savané (AJ/MRDN)…

Devant le fruit de la tentation offert par Abdou Diouf, le PDS et son « leader charismatique » observent, sur le fond, un silence hautain que certains interprètent comme un signe de leur embarras, et d’autres comme un aveu de complicité. Selon ces derniers en effet, la cause principale de l’initiative de Diouf et du silence de Wade serait la même et se trouverait dans « des négociations secrètes organisées sous la houlette des Etats-Unis et de la France » en vue de favoriser un dégel rapide de la mare politique grâce au partage du pouvoir entre les deux vieux rivaux, que rien de fondamental ne sépare. Quoi qu’il en soit, devant la foule de ses fans réunis à Thiès le 24 février pour la commémoration de « sa victoire » de 1988 – victoire « volée » par le PS –, Me Wade a indirectement donné acte de ce dégel lorsqu’il affirma : « La clef du pouvoir, c’est le code électoral, ce n’est pas la violence ».

Les moins surpris par cette conversion subite à la non-violence ne furent pas les partisans de « l’apôtre du Sopi », qui, dans leur ensemble seraient plutôt pour en découdre chaque jour avec Abdou Diouf et son PS. A telle enseigne que le reporter de Sopi, l’hebdomadaire du PDS, a cru devoir édulcorer la nouvelle profession de foi de son idole par ce commentaire à l’accent revanchard : « Néanmoins, il n’y a aucun doute que ce calme est celui qui précède la tempête ». A ce compte, il paraît clair qu’une entente secrète entre Me Wade et le président Diouf pour gouverner ensemble sans tenir compte des autres membres de la CONACPO ni du PIT comporterait, pour le challenger comme pour le titulaire, plus de risques que d’avantages.

Avec cela, la position de certains des associés du chef du PDS dans la CONACPO est sans nuances : c’est une fin de non recevoir plus ou moins catégorique. Selon les propos recueillis à chaud par Sud Hebdo, les amis de M. Dia « ne participeront pas à la Commission de révision du code électoral ; s’en tiennent à l’appel de la CONACPO pour une conférence nationale et rejettent les nouvelles manœuvres dilatoires de Diouf ». Même raideur chez Amadou Guiro : « Pas de participation à un gouvernement de colmatage ». Le dirigeant de l’OST estime que « c’est encore un truc de Diouf pour démobiliser les gens ». En revanche, Landing Savané est seulement circonspect : s’il estime devoir insister pour la conférence nationale, il ne paraît pas fermé à une entente programmatique. C’est une sorte de juste milieu entre les attitudes précédentes et celle du PIT. Les réactions des membres de l’opposition aux « ouvertures » d’Abdou Diouf sont donc plutôt diverses ; comme, du reste, leurs credo politiques. La CONACPO est une association plutôt branlante. Si l’intention du président Diouf n’est que de la déstabiliser tout à fait, il ne pouvait pas trouver pomme de discorde plus vénéneuse ! Mais à quoi lui servirait-il de jouer ce jeu ? Et, d’ailleurs, en a-t-il vraiment les moyens aujourd’hui ? La situation interne du Parti socialiste dans lequel son secrétaire général, coincé entre les « rénovateurs » et les « caciques » qui le tirent à hue et à dia, n’est pas précisément de celles qui permettent à un homme politique qui n’est pas sans culture de mépriser ses adversaires. C’est une difficulté qui s’ajoute à toutes celles qui se sont déjà accumulées sur les épaules du premier des Sénégalais pour les rendre tout à fait insupportables. En vérité, Abdou Diouf n’a pas d’autre choix, compte tenu de ce qu’il représente et compte tenu de l’état de son régime et de son pays, que celui qu’il propose. Maintenant, il s’agit de bouger vraiment.

Marcel Adafon (Le Nouvel Afrique-Asie avril 1991)

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