L. Gbagbo en février 2013. © REUTERS/ Michael Kooren |
Après l'abandon par la CPI de toutes les charges que les vainqueurs du 11 avril 2011 faisaient peser sur Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, nous proposons à nouveau à nos amis lecteurs cet article de notre collaborateur Marcel Amondji, intitulé : Laurent Gbagbo, 28 octobre 1990-28 février 2013. Regard critique sur un parcours. Le contenu de cet article est – à très peu de choses près – inchangé. La forme seule en a été modifiée par l'ajout de sous-titres destinés à en faciliter la lecture.
La Rédaction
28 février 2013. Alors que
Laurent Gbagbo s'adressait à ce drôle de tribunal qu'on appelle la Cour pénale
internationale (CPI), ma mémoire m'a ramené jusqu'à ce dimanche 28 octobre
1990, au palais du Luxembourg (sénat), deuxième jour d'un colloque dont le
grand vaincu du 11 avril 2011 était, in absentia, l'un des coprésidents,
l'autre étant le vénérable Jean Suret-Canale. Etait-ce hasard ou un fait exprès
? Ce même jour, à Abidjan, Gbagbo en chair et en os affrontait Houphouët dans
la première élection présidentielle où celui-ci n'était pas l'unique candidat !
Le champion toutes catégories de la démocratie versus l'incarnation du despotisme autocratique... Je ne me
rappelle plus quel était exactement le thème de ce colloque. Ça devait tourner
autour de la démocratie, le mot magique à la mode depuis le fameux discours de
La Baule du « socialiste » François Mitterrand, qui présidait la République
française à cette époque. Les organisateurs du colloque étaient d'ailleurs très
proches à la fois de la direction du parti socialiste français et de l'Elysée
via les services de Jean-Christophe Mitterrand, alias « Papa-m'a-dit », sorte
de Jacques Foccart des pauvres... C'était le temps où, au parti socialiste
français notamment, non seulement on ne disait pas encore que Gbagbo était
infréquentable, mais on le présentait même à la jeunesse africaine francophone
alors partout en révolte contre les despotismes enfantés par la «
décolonisation » à la sauce gaullienne, comme l'un des nouveaux Moïses qui
allaient enfin là délivrer vraiment du joug néocolonial. Je me souviens de la
jubilation de Guy Labertit, le principal organisateur de l'événement, un sentiment
qu'il semblait persuadé que nous tous partagions... Est-ce qu'il croyait
vraiment que son poulain l'emporterait sur Houphouët ? Sans doute pas. Mais
qu'importe ? Le simple fait d'être le challenger de l'inamovible fantoche
n'équivalait-il pas à un sacre ? Aussi bien, c'est cet épisode qui allait
définitivement consacrer Gbagbo dans la presse parisienne comme « l'opposant de
toujours », ou « l'opposant historique », ou encore « le chef unique de
l'opposition ivoirienne ». Ce dernier titre lui sera décerné unanimement par
l'ensemble des quotidiens français de province ainsi que par Libération – le
reste de la presse parisienne était ce jour-là absente des kiosques pour cause
de grève – le lendemain des échauffourées du 18 février 1992. Ces expressions désormais
inséparables de son nom visaient à tailler à Gbagbo une légende symétrique de
celle d'Houphouët – en attendant l'occasion de la substituer –, ce qui
impliquait l'abolition de pans entiers de l'histoire politique de la Côte
d'Ivoire. L'ironie, c'est que tout en se gardant de récuser cette glorification
quelque peu abusive, il arrivait parfois que Gbagbo évoque certaines des
figures auxquelles on cherchait à substituer la sienne : des morts mais aussi
des vivants qui ont marqué l'histoire bien avant lui, et d'une manière plus
profonde et plus personnelle. Mais c'était toujours en marquant une préférence
appuyée pour ceux d'entre eux qui
se tinrent à l'écart – ou qui furent des adversaires décidés – du vaste
mouvement anticolonialiste des dernières années quarante, voire d’un pur
aventurier comme le fameux Kragbé Gnagbé qui fut à l’origine de l’affaire du
Guébié.
·
L’avènement du nouvel homme providentiel ivoirien ou
quand Gbagbo n’était pas encore « infréquentable »…
A la même époque, préfaçant Agir pour les libertés de
L. Gbagbo, un certain Gouhiri Titro écrivait : « II est, (…), dans la vie des sociétés humaines, des
moments rares, privilégiés et magiques, où un pacte de confiance, lentement et
obscurément mûri dans les profondeurs de la conscience collective, s'établit
soudain entre la communauté nationale et un homme. Dès lors, toutes les
attentes et les aspirations du peuple se cristallisent et, tel un fleuve immense débordant de roulis,
subitement devenu trop étroit, elles convergent, irrésistibles, vers cet homme
ou le groupe d'hommes marqués par le destin. L'histoire s'emballe. Et la
société, comme brutalement réveillées d'un long sommeil, bande toutes ses
énergies et s'apprête à accomplir le saut libérateur. » En somme, à en
croire ce thuriféraire, entre les Ivoiriens et Gbagbo, il se passait dès ce
temps-là, quelque chose de l'ordre de ce qui s'était passé vers 1945 entre eux
et Houphouët... Or, cette première révélation de l'homme providentiel ivoirien,
que nous a-t-elle apporté ? Seulement cette crise compliquée et interminable,
produit à la fois de notre premier enthousiasme, de la lâcheté de quelques-uns
des hommes en lesquels nous avions cru et espéré, du machiavélisme des
gouvernements français successifs – y compris ceux de 1981 à ce jour –, de la
médiocrité, enfin, de tous ceux qui, à différentes époques depuis 1957, se sont
présentés à nous comme des messies venus pour sauver la Côte d'Ivoire...
Dans nos contrées les politiciens
sont souvent accusés d'enrichissement sans cause. Mais il y a un péché plus
grave encore que pourtant personne ne dénonce : c'est la célébration (ou la
célébrité) sans cause. Il est vrai que ce péché-là est beaucoup plus rare que
l'autre. Ainsi, chez nous en Côte d'Ivoire, seulement deux personnes
bénéficièrent réellement du phénomène : Houphouët et Gbagbo. La situation
actuelle de Bédié s'en rapproche seulement, car sa célébration à lui, bientôt
consacrée par le 3e pont sur la lagune d'Abidjan baptisé de son nom,
ne s'accompagne pas du moindre point de popularité. Tandis qu'à ses tout débuts
Houphouët connut la vraie popularité, et il la méritait bien alors, autant pour
ce qu'il faisait que pour ce qu'il représentait. Le cas de Gbagbo est un peu
différent. S'il est lui aussi célèbre, c'est-à-dire connu, admiré, voire aimé
par beaucoup de nos compatriotes de toutes les régions et de toutes les
ethnies, ce n'est pas pour ce qu'il a fait mais uniquement pour ce qu'il
représentait à leurs yeux ou, pour mieux dire, pour ce qu'il « promettait »
d'être... Cela commença avec l'incident survenu au début des années 1970 dans
sa classe d'histoire au lycée classique d'Abidjan, entre lui et la fille de
l'ambassadeur d'Israël ; incident qui avait provoqué un véritable effet domino
jusque dans les hautes sphères du ministère de l'Education nationale. Lors de
son procès, Laurent Akoun a évoqué cette affaire, qui serait l'événement
fondateur de son attachement à la personne de Gbagbo. Comme lui, ils furent des
dizaines, dès cette époque, à voir en Gbagbo – je le dis cette fois sans ironie
– notre Messie à nous, Ivoiriens.
Le sentiment dont Laurent Akoun a
fait état devant ses accusateurs, je l'ai personnellement observé chez l'un de
ses probables condisciples, qui servait à notre ambassade d'Alger au début des
années 1980. Mais j'avais su cette histoire dès sa survenue, au tout début des
années 1970, grâce à un document du comité exécutif de la section de France de
l'Union nationale des étudiants et élèves de Côte d'Ivoire qu'un ami m'avait
envoyé. Par conséquent, pour moi aussi Gbagbo est « une célébrité » depuis plus
de quarante ans ; mais c'est simplement parce que cela fait quarante ans que je
connais son nom. Sinon je ne vois pas d'autre explication à sa célébrité
actuelle, ni surtout à cette célébration dont il est actuellement l'objet parmi
tant d'Ivoiriens de tous âges, sinon le simple fait de les avoir fait rêver...
L'important, c'était leur rêve. Je ne veux pas par-là dire qu'un sentiment tel
que celui que Laurent Akoun évoquait serait dénué de noblesse. Mais comment ne
pas ressentir comme une vraie tragédie le fait qu'après que Gbagbo a gouverné la
Côte d'Ivoire pendant dix ans dans les conditions extraordinairement difficiles
que nous savons, en faisant montre jusqu'au bout d'une indéniable force de
caractère, un de ses plus proches compagnons d'idées n'ait trouvé, pour
justifier son attachement à sa personne, que cette vieille histoire où, somme
toute, Gbagbo et toutes les autres victimes ne jouèrent qu'un rôle très passif,
un rôle de « malgré nous » ? Et puis, si l'on en croit l'un de leurs
compagnons, la sanction encourue ne fut pas si terrible... Mais laissons parler
le regretté Jean-Pierre Ayé, journaliste au Nouveau Réveil, rapportant une
conversation qu'il eut avec son ami Laurent Gbagbo retour d'exil : «
J'apprends que tu as été en prison. Je dis mais comment ? Le frère a été en
prison et il ne me l'a même pas dit pour que je puisse lui porter des oranges.
Alors je me suis dit, est-ce que le frère ne fait pas état de notre séjour à
Séguéla ? Alors, je continue de réfléchir là-dessus et je me dis, c'est vrai
que nous sommes allés à ce service militaire dans des conditions particulières.
Mais si nous sommes allés à ce service militaire en recevant le salaire des
militaires, en ayant droit aux sorties des militaires, en tirant du fusil comme
les militaires, est-ce que nous avons le droit de dire que nous avions été en
prison ? ».[1]
·
Il ne suffisait
pas de secouer Houphouët ; il fallait détruire son système de fond en comble !
Parmi les colloquiens, un certain
nombre étaient plutôt sceptiques vis-à-vis du discours à la mode sur la
démocratie, surtout quand elle était présentée comme une chose en soi, comme un
article de foi ou comme une panacée. (Nous ignorions alors qu'elle serait un
jour également définie – et qui plus est, par Kabran Appiah qui a fait ses
classes successivement auprès de Francis Wodié et de Laurent Gbagbo – comme
...un exutoire : « La démocratie a une fonction détersive, c'est-à-dire
qu'elle absorbe les contradictions de la société en offrant un exutoire à
toutes les réclamations et à toutes les revendications ».[2]
Exutoire ! Un mot auquel les dictionnaires donnent comme premier sens : «
Ulcère artificiel destiné à entretenir une suppuration bénéfique » !).
Parmi ces agnostiques, un jeune universitaire malien ou nigérien, je ne sais
plus, lança à la cantonade depuis la tribune un avertissement à peu près en ces
termes : « Prenons garde ! Ce culte de la démocratie formelle pourrait, dans
les circonstances de la vraie vie, devenir un obstacle à toute action politique
véritablement efficace ». Quelques semaines plus tard, lors d'un entretien
avec deux jeunes Ivoiriens pour « L'Eveil », le journal qu'ils animaient
à Paris, je me suis souvenu de cet avertissement, trop heureux de trouver une
occasion de l'appliquer à notre drame national particulier : « Q – Depuis l'instauration du multipartisme,
près de 30 formations se partagent aujourd'hui l'espace politique ivoirien.
Cela suffit-il, selon vous, pour dire que la Côte d'Ivoire est devenue un pays
démocratique ? R – Plutôt
que le multipartisme, c'est-à-dire la permission pour chacun de créer son
parti, j'aurais préféré la liberté pour chacun d'exprimer son opinion dans
notre pays sans risquer l'emprisonnement ou l'exil. Pour cela il n'était pas
nécessaire d'avoir plusieurs partis. Il était seulement nécessaire de laisser
s'exprimer le plus complètement possible toute la pensée politique que les
Ivoiriens sont capables de produire. Naturellement, dans n'importe quel pays,
si la liberté existe d'exprimer totalement la pensée politique, la diversité y
est aussi ; et si la liberté de le faire est garantie, cela enrichit la vie
politique. Sinon nous allons vers un piège plus dangereux que le monopartisme ;
vers une situation où, au cas où le pouvoir tomberait aux mains d'hommes
décidés à transformer le pays et à y promouvoir une nouvelle forme de
gouvernement, ils seraient paralysés par des faux principes. Il faut savoir que
tous ces pays qui se disent démocratiques, et qui nous donnent des leçons, ont
commencé leur existence moderne, il y a cent ou deux cents ans, et, alors,
aucun d'eux n'a placé la démocratie telle qu'ils nous l'enseignent en avant de
ses préoccupations. Nous n'avons rien à gagner dans l'application mécanique de
doctrines qui affaibliraient en nous les forces dont nous avons besoin pour les
changements que nous devons faire si nous voulons vraiment nous en sortir. Je
crois être un démocrate en ce sens que je ne préconise ni la dictature
militaire, ni la dictature civile d'un individu ou d'un parti, mais la
recherche du consensus, d'un esprit de coalition, afin que le plus de monde
possible et le plus de cerveaux possible contribuent à créer les conditions de
l'exercice de la vie politique dans ce pays. Il faut considérer les symboles de
la démocratie que certains mettent en avant de nos jours avec un esprit de
responsabilité alerté, si on veut éviter ce nouveau piège. Q –
En clair, vous êtes pour un parti unique à l'intérieur duquel se
manifesteraient plusieurs tendances ? R – Je ne dis pas nécessairement parti unique.
Plutôt front unique, front de partis, coalition de partis... Parce que chacun
doit être libre d'avoir son idée. De toute façon, en Côte d'Ivoire, il n'y a
jamais eu de parti unique. Nous avons un régime sans parti ; un régime
politique où Houphouët-Boigny, pour complaire à ses amis de Paris, a tout fait
pour que les Ivoiriens ne disposent pas d'un moyen d'expression et d'action
politique. Le politologue étatsunien Aristide Zolberg qualifie le système en
vigueur de « One Party Government », mais c'est en réalité «No Party Government
» qui serait juste... Q –
Vos différentes prises de position semblent très critiques à l'égard des
partis d'opposition, notamment les quatre partis de la gauche démocratique. Que
leur reprochez-vous concrètement ? R – Merci de me donner l'occasion
de dissiper un malentendu. Je me tiens dans la position d'un observateur de la
vie politique ivoirienne, mais je suis un observateur qui ne peut pas être
indifférent au fond des choses. Dans ces conditions, il me semble que j'ai le
devoir de dire, par exemple, qu'à mon sens, il n'y a pas eu de la part de ces
différents partis une réflexion assez autonome sur la réalité politique de
notre pays. Il me semble, pour tout dire, qu'on n'a pas su saisir l'occasion de
poser le seul véritable problème de la Côte d'Ivoire, à savoir le problème de
son indépendance politique vis-à-vis de la France. Il ne suffisait pas de
secouer Houphouët ; il fallait détruire son système de fond en comble ! Cela
dit, je crois qu'on peut trouver dans chacun de ces partis et chez chacun de
leurs dirigeants beaucoup des qualités politiques dont notre pays a besoin dans
cette phase de son histoire. Il n'y a pas à désespérer. Donc il est aussi
permis d'être critique. C'est-à-dire exigeant. Q – Pensez-vous
que le problème de la colonisation soit toujours d'actualité, quand on sait que
les Africains qui sont aux affaires depuis trois décennies ne passent pas pour
des modèles de bons gestionnaires ? R – Je suis étonné d'entendre
une telle question dans la bouche d'un jeune Ivoirien. Permettez-moi de vous
poser à mon tour deux questions : c'était quoi, la colonisation ?, et de quoi
sommes-nous libérés ? Lors des derniers événements en Afrique ex-française,
tous les journaux de France sans exception ont mis l'accent sur notre
dépendance vis-à-vis de l'ancienne métropole. Ils ont mis en avant le fait que
nos problèmes découlent de ce que nos pays sont restés trop longtemps
dépendants de la France ; et, à cet égard, la Côte d'Ivoire est tout à fait
exemplaire... Et nous, Ivoiriens, nous dirions que la France n'est pas
responsable de nos malheurs ! En Côte d'Ivoire, aujourd'hui, les Français que
l'on dit « partis », sont encore plus nombreux qu'ils ne l'ont
jamais été avant notre prétendue indépendance. En outre, non seulement en
elle-même la décolonisation ne nous a rien apporté, mais elle a hypothéqué
notre avenir en nous imposant des dirigeants indignes et incapables ».[3]
·
Qui sommes-nous, et qu'est-ce que ce pays que nous
appelons la Côte d'Ivoire ?
Pardonne-moi, lecteur, cette
longue autocitation ainsi que la très longue digression qui va suivre. Mais cet
article serait inintelligible s'il ne contenait pas, replacées dans les
circonstances de leur germination, mes propres idées sur les choses dont il
s'agit de débattre. Je tiens à ce que tu saches bien le point de vue d'où je
parle.
Mon engagement ne date pas
d'hier. Il ne doit rien aux événements dramatiques à tiroirs que nous vivons
depuis 1990. Mais il n'est évidemment pas pour rien dans ma façon de comprendre
ces événements, celle que j'expose ici plus ou moins explicitement, et qui
m'expose probablement à la malédiction de bien de « gbagbolâtres »
primaires. Mon engagement est même très antérieur à 1982, l'année où, en
s'exilant, Laurent Gbagbo fit son entrée officielle sur la scène politique
ivoirienne. Ce n'est certes pas pour autant que ma parole serait à considérer
comme plus valable qu'une autre. Mais peut-être ai-je un réel avantage sur les
adeptes des deux camps qui se sont affrontés durant la crise consécutive au
scrutin présidentiel truqué de 2010 ; c'est de n'avoir jamais été dans
aucune brigue, et de n'avoir jamais nourri d'illusions sur l'indépendance de la
Côte d'Ivoire vis-à-vis de la France, ni sur la bonne foi de nos chefs d'Etat
successifs. Cela m'a évité de tomber, même par inadvertance, dans ce théâtre
des faux-semblants où de soi-disant « cadres» autoproclamés d'une nation
dont ils nient pourtant l'existence en paroles comme en actes, les uns se
disant fils spirituels d'Houphouët, les autres se disant « refondateurs », se
chamaillent pour les miettes qu'on leur jette à dessein, tandis que dans leur
dos, poussant devant eux des masses de Libanais avides de terrains à bâtir, et
de Sahéliens en quête de terres à cacao, les Français font et défont ce qu'ils
veulent dans notre patrie.
De quelque camp qu'ils se
réclament, tous nos politiciens ont ceci de commun qu'ils parlent et agissent
comme si l'histoire des naturels de ce pays a commencé seulement du jour où un
décret du gouvernement français a créé une entité géographique fictive baptisée
« colonie de la côte d'ivoire ». C'est dans cet étrange rapport qu’ils
ont à l’histoire de la Côte d'Ivoire que se trouve, selon moi, à la fois la
source primordiale du mal ivoirien et le principal obstacle qui nous empêche
d'en guérir. C'est le nœud gordien de notre destinée nationale. Ou nous le
dénouerons d'une manière ou d'une autre, ou nous resterons impuissants et
dépendants, à jamais incapables de réaliser le plus modeste programme de développement
national durable.
Le 2 mars 1990, l'histoire nous
posa cette grave question : qui êtes-vous et qu'est pour vous ce pays que vous
appelez la Côte d'Ivoire ? La réponse à cette double question peut sembler
aller de soi : Nous sommes les descendants directs des peuples qui vivaient
sur ce territoire avant l'arrivée des Français et de leurs « tirailleurs sénégalais
», et nous en sommes donc, aujourd'hui, collectivement, le souverain... En fait,
cette question est bien plus compliquée qu’elle ne paraît. Ce qui la complique,
c’est que la Côte d'Ivoire indépendante n'a jamais été gouvernée comme le pays
de ses habitants naturels, mais plutôt comme le pays de tous ceux qui venaient
s'y installer, et cela a perduré trente pleines années, de 1963 à 1993, sans que
les naturels ne s'en plaignent ouvertement, ce qui revient à dire qu'ils y
consentirent ; car qui ne dit mot, consent… Pourquoi en
fut-il ainsi, et comment cela fut-il possible ? Quel intérêt cela avait-il, et
qui donc y avait intérêt ? Pourquoi, des huit anciennes colonies françaises de
la sous-région, la Côte d'Ivoire seule fut-elle traitée de la sorte ? Et,
enfin, pourquoi, de tous les pays de la région qui ont connu des troubles à un
moment ou à un autre de leur histoire, seule la Côte d'Ivoire s'avère-t-elle
tellement incapable de s'en sortir par ses propres ressources physiques et
morales ? Poser ces questions, c’est toucher du doigt une certaine spécificité
de la Côte d’Ivoire.
Quand
cette crise éclata à
la charnière des années 1980-90, la
situation de la Côte d’Ivoire n'était pas sans rappeler celle de la
Tunisie des dernières années Bourguiba. Même concentration et même isolement du
pouvoir dans les mains d'un vieillard presque invalide, ayant entraîné la
paralysie d'un Etat devenu incapable à la fois de répondre aux besoins les plus
élémentaires de la société et de contenir son impatience grandissante. Sauf que
de la Tunisie de Bourguiba à la Côte d'Ivoire d'Houphouët, il y avait cette
différence capitale : le régime bourguibien était certes à la remorque de
l'Occident, mais c'était, à l'intérieur des frontières de la Tunisie, un Etat
indépendant jouissant effectivement de tous les attributs de sa souveraineté.
Il y avait une armée avec des chefs tunisiens non doublés par des tuteurs
étrangers. Le pouvoir politique était tout entier entre des mains tunisiennes.
Et si la bourgeoisie tunisienne abandonnait depuis longtemps une part du
pouvoir économique à des sociétés étrangères, ce n'était pas par impuissance,
mais parce que cette association lui était objectivement profitable tout en
étant, par-dessus le marché, la meilleure garantie de la pérennité de ses
propres intérêts de classe. Le cas de la Côte d'Ivoire était tout le contraire.
Face aux banques étrangères, n'ayant aucun contrôle sur « sa monnaie » qu'elle
partage avec une dizaine d'autres pays, face aux grand et petit commerces
entièrement aux mains de résidents étrangers, face aux industriels presque tous
étrangers eux aussi, il n'existait pas une bourgeoisie ivoirienne assez
puissante ou seulement assez indépendante pour qu'un général Benali ivoirien
pût éventuellement s'appuyer sur elle pour mettre Houphouët à la retraite
sans compromettre du même coup non
seulement ce qui faisait l'avantage d'un tel régime pour l'Occident, mais aussi
tous les avantages que ce régime procurait à ses propres classes dirigeantes.
C’est la principale raison pour laquelle la fronde qui s'était déclarée à
la faveur des Journées nationales du dialogue de septembre 1989 s'enlisa dans
la confusion et l’indécision. La situation cruellement ambiguë qui en résulta
pour les cadres de la nation, cette petite bourgeoisie, au sens
d'Amilcar Cabral, gonflée en baudruche par les retombées de la croissance
sans développement, illustre on ne peut mieux la célèbre métaphore du révolutionnaire
guinéo-capverdien, si peu comprise à son époque (« Que demande-t-on à la petite bourgeoisie ? De se
suicider »). S'ils voulaient se donner les moyens de jouer le rôle
historique qu'ils ambitionnaient, ils n'avaient pas d'autre choix vraiment
honorable que celui de rejeter leur situation de dépendance, en commençant par
renier l'houphouétisme qui les a enfantés, nourris et dressés à la manière dont
Pavlov conditionnait ses chiens. D'autant qu'Houphouët lui-même, et c'est une
justice à lui rendre, savait très exactement ce qu'il était, ce qu'il faisait
et de qui il tenait ses pouvoirs, et ne se faisait point d'illusions ni sur les
ressorts de sa popularité, ni sur la durée de sa gloire. Ainsi, s'il n'a pas
dédaigné les lauriers dont ses courtisans rivalisaient pour ceindre son front,
s'il en jouissait même avec gourmandise, c'était néanmoins avec la claire
conscience que la merveilleuse « succès
story » dont il était le héros pouvait à tout moment se
terminer par une catastrophe. Nous devons à Samba Diarra une anecdote qui
illustre bien cet étrange rapport d'Houphouët à sa propre histoire : « [Fin
octobre 1962, une délégation conduite par Félix Houphouët se rend en Guinée à
l'invitation de Sékou Touré]. Une dernière escale en terre ivoirienne a lieu à
Danané, où la délégation passe la nuit. Et à la résidence affectée à Houphouët,
celui-ci et ses compagnons devisent, après le repas du soir. L'édification d'un
nouveau et magnifique quartier à Danané baptisé Houphouët-Ville, vient au
centre des échanges et suscite des commentaires élogieux unanimes. A la
surprise générale, Houphouët fait l'observation inattendue suivante :
"Pourquoi donner le nom d'Houphouët à des stades ou des quartiers
aujourd'hui que vous allez débaptiser demain ?" ».[4] Comme
quoi, dans le temps même où des légions de thuriféraires enthousiastes, presque
tous étrangers d'ailleurs à cette époque, élaboraient sa légende dorée,
l'intéressé lui-même n'en croyait pas un mot ! Cette préscience d'une
catastrophe inévitable explique l'indéfectible attachement d'Houphouët au
compromis de 1950 par lequel il acheta à la France la sécurité de son emploi et
la sûreté de sa personne. Comme elle explique aussi pourquoi, voulant un
mausolée à la mesure de sa vanité, il l'a construit en un lieu où il était sûr
que d'éventuels émeutiers ne pourraient pas facilement atteindre, comme cela
arriva en Haïti quand les insurgés déterrèrent les restes de François Duvalier
après avoir éventré son tombeau qu'il avait eu l'imprudence de faire bâtir au
milieu d'une place publique. Cet exemple d'un homme suffisamment lucide pour
mesurer à leur juste valeur les serments d'allégeance de ses courtisans ou les
déclarations d'amitié, la loyauté et, en général, toutes les bonnes intentions
des colonialistes français dont il s'était fait le complice, aurait dû inspirer
plus de modestie à tous les politiciens ivoiriens, quelle que soit leur couleur
politique.
Si en 1990 nous avions vraiment
voulu mettre le maximum de chances de notre côté afin de bâtir dans la paix une
société de justice et de progrès sur les ruines de l'houphouéto-foccartisme en
déconfiture, quelles auraient dû être nos vraies priorités ? La première,
c'était de nous préparer de toutes les manières possibles à délivrer la Côte
d'Ivoire de l'absolue dépendance dans laquelle elle se trouvait encore
vis-à-vis de la France, trente ans après avoir été proclamée et reconnue
indépendante. La deuxième, c'était de faire en sorte que plus jamais dans notre
pays aucun intérêt étranger ne pèse plus lourd aux yeux des décideurs nationaux
que les intérêts de ses propres citoyens. Notre graal, c'est le droit et la
liberté d'être nous-mêmes les maîtres chez nous, comme les Français le sont en
France, les Libanais au Liban et les Burkinabés dans leur Faso ; ce n'est pas
un « détersif » ou un « exutoire », qu'on l'appelle démocratie ou autrement !
Je ne dis pas que la démocratie ne nous intéresse pas, mais je la vois comme la
cerise sur le gâteau, pas le gâteau même. Bref, ce n'était certainement pas
elle, notre priorité. La preuve...
Quelques semaines avant la
présidentielle de 2000, le candidat Gbagbo confiait à Jeune Afrique
Economique : « (...), au-delà de la volonté de gagner les élections, il
faut penser à préserver la Côte d'Ivoire. Vous savez, le débat qui a lieu sur
Alassane Dramane Ouattara n'aurait pas pu avoir lieu dans un autre pays
d'Afrique de l'Ouest. Sauf peut-être au Nigeria. Nous sommes le seul pays où
vivent environ 40% d'étrangers. Je ne parle pas de descendants d'immigrés. Mais
plutôt 40% d'immigrés brut. Donc ce débat ne peut avoir lieu ni au Burkina
Faso, ni au Mali, ni au Niger, ni au Sénégal où le taux d'immigration est
d'environ 1% à 2%. Au Nigeria, du temps du président Sehu Shagari, il y avait
eu un tel débat. Le président a brutalement réglé le problème, en mettant tous
les immigrés dehors, ce qui avait provoqué d'énormes perturbations au Bénin, au
Togo, au Ghana. Je ne souhaite pas qu'un gouvernement de la Côte d'Ivoire en
arrive à ces extrémités. Mais je dis aussi ceci : quand on vit dans une
communauté, on est comptable de sa paix sociale ».[5]
Dans un livre paru l'année même où Gbagbo choisit de partir en exil, le
politologue Jean-François Médard notait cette étrangeté de notre situation : «
(...) le voyageur qui vient d'un autre pays d'Afrique ne peut manquer d'être
impressionné par l'importance de cette population blanche. Alors qu'ailleurs
elle se fait plus discrète, ici, elle s'affiche sans complexe ; elle semble
tellement chez elle que cela devient gênant. Il est vrai qu'elle est si bien
accueillie ici qu'on ne voit pas pourquoi elle culpabiliserait. Comme de plus
ces étrangers occupent des places importantes, les Ivoiriens semblent largement
étrangers dans leur propre pays. Comment peuvent-ils supporter une telle
situation ? ».[6]
Intervenant lors de la journée « Côte d'Ivoire » organisée le 11 janvier 2003 à
Grenoble au moment même où se tenait la table ronde de Marcoussis, le regretté
François-Xavier Verschave mit carrément les pieds dans le plat : « La Côte
d'Ivoire est un Etat qui n'existe pas. C'est un Etat jamais fondé, dont les
frontières de biens communs, de légitimité et de citoyenneté n'ont jamais été
établies. Aujourd'hui, on est incapable de dire avec précision qui est citoyen
de Côte d'Ivoire et qui ne l'est pas. Cette incertitude juridique est mortelle.
Les Ivoiriens ne pourront pas vivre ensemble s'ils ne décident pas qui est
citoyen, comment on le devient, et dans quelle mesure tous les habitants de
Côte d'Ivoire depuis une date récente sont les fondateurs de ce pays. » Dans
« Fantômes d'ivoire », le journaliste Philippe Duval dit, à sa manière,
à peu près la même chose : « Un pays africain mal dans sa peau qui patauge
dans une crise économique, créée notamment par l'effondrement du cours mondial
du cacao, sa principale richesse, qui veut timidement s'affranchir de la
domination de son ex-puissance coloniale et qui, faute de parvenir à changer le
cours des choses, cherche maladroitement à agir sur le seul levier dont il est
complètement maître, l'immigration. Ce pays, c'est la Côte d'Ivoire. La terre
des courants d'air. On y entre comme dans un moulin. Elle n'a pas de frontières
ou si peu ».[7] On
pourrait multiplier les constats...
Alors, qui est Ivoirien ? Ou, si
vous préférez, que sommes-nous par rapport à ce pays, nous qui y sommes nés et
qui y avons toutes nos tombes ? Sommes-nous les citoyens naturels de cet
étrange pays, ses souverains légitimes, ou bien ne sommes-nous que les
locataires ou les métayers de la France, qui, elle, se serait acquis – comment
? – je ne sais quel droit définitif et
exclusif de propriété sur le domaine de nos ancêtres ? Bref, qu'est-ce que la
Côte d'Ivoire, comme pays, comme Etat, comme société de citoyens, comme nation
? Ces questions ne sont pas d'aujourd'hui, même si aujourd'hui elles sont plus
angoissantes, plus urgentes que jamais. Il faut bien qu'un jour nous parvenions
enfin à leur donner une réponse claire et nette, et définitive. Car, s'il n'est
pas interdit de vouloir changer les choses ou de vouloir les « refonder »,
encore faut-il bien savoir ce que sont ces choses dont il s'agit.
Simulacre de décolonisation suivi
du prépositionnement de fantoches solidement encadrés et tenus en laisse,
confiscation par la France des pouvoirs souverains de la nation dans tous les
domaines (diplomatique, économique, monétaire, sécuritaire, militaire,
culturel), voilà les fondements du système politique sous lequel la Côte
d'Ivoire vivait en 1990. Une Côte d'Ivoire politiquement mal définie, ruinée
économiquement, socialement désintégrée, culturellement abâtardie... Le 2 mars
de cette année-là, les Ivoiriens rejetèrent ce système aux cris de «
Houphouët, voleur ! Houphouët on n'en veut plus ! ». La plupart pensaient naïvement qu'il suffisait
qu'Houphouët s'en aille pour que tout aille mieux ! Mais ce que nous avons
rejeté, ce n'était pas seulement Houphouët, c'était aussi tout ce à quoi son
nom servait de camouflage ; c'était la domination française maintenue bien
au-delà de l'indépendance, et même, à certains égards, renforcée. Bref, c'est
le néocolonialisme que nous avions rejeté... Simplement, nous en avions plus ou
moins clairement conscience selon que nous étions plus ou moins bien informés
de la nature et de la finalité du système abhorré. Ce fut donc une grave
erreur, après le 2 mars 1990, de faire comme si le simple fait d'abolir le
monopole du PDCI allait miraculeusement produire les changements que les
Ivoiriens attendaient. La preuve en est qu'aujourd'hui, plus de vingt ans
après, la situation politique de notre pays n'a pas été modifiée de façon
substantielle ! Ni l'abolition du système dit de parti unique, ni même la
disparition d'Houphouët n'y ont rien changé, sinon en pire, parce que nous n'y
étions pas vraiment préparés. A cela rien d'étonnant d'ailleurs, car les tares
du système ne tenaient pas à la seule présence d'Houphouët, ni au monopartisme
seul, mais à ce qui expliquait Houphouët et le monopartisme. Ce n'était pas
parce que la Côte d'Ivoire vivait sous un régime de parti unique qu'Houphouët
était tout puissant, mais parce que, dans l'ombre d'Houphouët il y avait un
gouvernement occulte sur lequel ni le PDCI, ni même l'Assemblée nationale
n'avaient aucun pouvoir de contrôle ; un gouvernement irresponsable donc, ce
qui signifie qu'il était au-dessus de nos lois. Houphouët et le monopartisme
n'étaient pas la cause, mais des conséquences de cet état de fait. La cause,
c'était, et c'est toujours, l'extrême dépendance de la Côte d'Ivoire vis-à-vis
de la France et de ses intérêts dans la sous-région.
·
Le 11 avril 2011 n'est pas qu'une défaite militaire,
c’est aussi une vraie catastrophe politique.
Après cette longue digression,
reprenons le fil de nos remarques relatives à ce qui s'est dit lors de la
séance de la CPI du 28 février. Un de nos compatriotes à qui je faisais part de
mon trouble devant ce qui semble devoir être le système de défense de Gbagbo,
m'a proposé l'explication suivante : « La défense répond à l'accusation qui
dit que Gbagbo n'a pas voulu respecter la démocratie en voulant se maintenir au
pouvoir après la proclamation des résultats par le président de la Commission
Electorale et la certification de L'ONU. Ce n'est pas ce que dit la
Constitution ivoirienne. Dans cette dernière, le soin en revient au Conseil
Constitutionnel. C'est donc Laurent Gbagbo qui a respecté la Constitution ». Soit.
Mais est-on obligé de suivre cette cour dans toutes ses dérives ? Est-on obligé
de faire le jeu de l'adversaire, surtout quand on a derrière soi tous ces gens
qui soutiennent votre cause ? Car c'est une pauvre ruse de ce tribunal de tout
ramener au refus de céder la place au lendemain d'un scrutin qui n'était
lui-même qu'une ruse, une couverture sous laquelle on dissimulait la vaste
conspiration qui mijotait depuis 1990, voire depuis 1963. Mais peut-on même
parler de dissimulation ? C'était presqu'ouvertement que, dès avant 1990, se
tramait cette vaste conspiration pour que la disparition prévisible d'Houphouët
ne signifie pas la fin du système auquel il
servait de masque. Et dès cette époque déjà, on prévoyait d'inclure Gbagbo dans
le casting de cette farce ; preuve qu'il n'était pas un opposant si
effrayant.[8]
Au regard de cette réalité-là, c'est pure dérision que ce grand cas qu'on veut
faire aujourd'hui de je ne sais quelle « lutte pour la démocratie ». C'est
exactement comme ceux-là qui disputaient doctement du sexe des anges tandis que
les armées d'Othman battaient déjà les portes de Byzance ! Et la comparaison
est toujours valable, quand on voit le terrible décalage entre les véritables
enjeux de la « crise postélectorale » et les objectifs mesquinement
politiciens que poursuit la direction résiduelle du Front populaire ivoirien
(FPI) ou les pantalonnades et les palinodies de certains dirigeants de
mouvements de soutien à Laurent Gbagbo. Comme quoi le 11 avril 2011 n'était pas
qu'une défaite militaire. Si ce n'était que cela, ce ne serait pas si grave.
Mais, ce jour-là, nous avons également eu la révélation du néant que recouvrait
le mot « refondation » et, en ce sens, c’était aussi une vraie catastrophe
politique.
Dans une vidéo visible sur www.civox.net,
un certain Alain Cappeau, présenté comme un familier du président Gbagbo,
déclenche des tonnerres d'applaudissements lorsqu'il affirme : « J'entends
depuis un certain nombre de semaines, sinon de mois : "Gbagbo, c'est
fini". Non seulement ce n'est pas fini, mais ça n'a pas commencé ! Donc
étant donné que ça n'a pas commencé, il faut mettre les choses dans l'ordre.
Quel homme a déjà donné sa vie pour son peuple ? Il nous faut remonter loin
dans le temps pour trouver un tel exemple. Ou alors piocher dans la religion,
mais là nous sommes dans une autre dimension, dans la poésie du cœur… Quel que
soit le résultat attendu au terme de l'audience qui vient de se terminer,
est-ce qu'un tel homme peut être effacé de la mémoire des hommes ? Non ! Laurent
Gbagbo ne sait pas prendre, il ne sait que donner. Alors prenons ce qu'il nous
donne. Mais ce qu'il nous, …qu'il vous donne ne se mesure pas, ne s'échange
pas, parce que ce qu'il donne est au-delà du matériel, c'est du ressort du
mystique, du spirituel. Si vous croyez en lui, vous oublierez vos propres
ambitions. Vous chasserez vos luttes d'ego. Vous formerez une seule force vive.
Si vous croyez en lui, demain sera un autre avenir. Gbagbo c'est pas fini, ça
n'a pas commencé ! ». On
croirait du Gouhiri Titro en plus faux cul ! Ce qui est exagéré, disait
Talleyrand, est sans importance. On ne commente pas les paroles d'un griot.
Mais je tiens absolument à me démarquer de cet « Ivoirien à peau blanche »,
comme on le présente dans la vidéo, et de ceux qui l'ont applaudi. « Gbagbo
(...) ça n'a pas commencé ! ». Cette formule n'a et ne peut avoir
aucun sens ; elle n'a donc pas pu être comprise par les auditeurs de ce
Cappeau. Pourtant ils l'applaudirent deux fois comme si c'était l'expression de
leur propre conviction.
Ce slogan et son effet sur cet
auditoire me rappellent ce qui est arrivé à un de mes propos dans Le Nouveau
Courrier, le journal de Théophile Kouamouo, cet autre Ivoirien d'importation,
plus royaliste que le roi. Dans l'interview que j'avais donnée à www.civox.net
le 5 juillet 2012, à la question : « Comment percevez-vous l'avenir de
Laurent Gbagbo incarcéré à La Haye depuis le 29 novembre 2011 ? », j'avais
répondu : « Je ne lis pas dans le marc de café ; je ne sais pas ce que lui
réservent ceux qui l'ont arrêté et livré à la Cpi. Par conséquent je ne saurais
me prononcer sur son avenir personnel. Mais, à La Haye, ils n'y ont pas envoyé
que Gbagbo seul. Ils y ont aussi convoyé toute la ferveur de ceux qui ont voté
pour lui lors de la présidentielle de 2010. Et aussi les âmes de tous nos
jeunes, civils et militaires, garçons et filles, qui ont donné leur vie pour la
patrie dont, à leurs yeux, Gbagbo était le symbole. Ce Gbagbo-là, élargi en somme à nous tous, les patriotes survivants et
les patriotes morts au combat ou qu'on a massacrés depuis le 11 avril 2011, je crois,
à la lumière des
résistances qui se dessinent, qu'on peut lui promettre un avenir des plus
radieux... ». Reprise sur sa « une » par Le Nouveau
Courrier dans sa livraison du 6 juillet 2012, cela était devenu : « Marcel
Amondji, écrivain, à propos du 13 août : "Gbagbo a un avenir radieux"
». C'était me faire dire, comme Cappeau : « Gbagbo (...) ça n'a pas
commencé ! ». Or la différence saute aux yeux, et elle n'est pas mince ! Le
Gbagbo dont je parlais, ce n'est pas un individu, mais l'ensemble de ce qu'il a
symbolisé à un certain moment de notre histoire, et qui dépassait largement sa
personne ; que peut-être il n'a pas forcément assumé ; et qui, je
pense, ira plus loin qu'il ne serait jamais allé lui-même, à en juger d'après
ce qu'on l'a vu faire ou entendu dire depuis qu'il est apparu sur la scène
politique nationale. Le dévoiement du sens de ma réponse à Civox relève d'une
intention claire, et c'est la même que celle de ce Cappeau. Ce qu'on vise avec
de pareils slogans, c'est à semer dans l'esprit des Ivoiriens l'idée
pernicieuse que l'avenir du mouvement anticolonialiste et de libération
nationale ressuscité en 2002, et qui depuis lors peine tant à s'organiser – et
ce n’est évidemment pas par hasard ! –, se confond avec le destin de
Gbagbo ou, à tout le moins, qu'il en est inséparable. Or, si tel était le cas,
cela voudrait dire que ce mouvement ne produira jamais rien de concret ;
que ce sera une nouvelle fois l'impasse ; que le peuple de Côte d'Ivoire
est définitivement condamné à poursuivre des chimères.
Je ne crois absolument pas que la
Côte d'Ivoire ait encore quelque chose à attendre de Gbagbo même après un
éventuel élargissement par ses juges de la CPI. Il y a pourtant un mérite que
je lui reconnais sans barguigner : c'est d'avoir refusé jusqu'au bout
d'accepter les résultats frelatés proclamés illégalement depuis l'hôtel du
Golf, QG de campagne d'Alassane Ouattara, par le président isolé et sous
influence d'une Commission électorale indépendante (CEI) forclose. Ce faisant, il
a obligé les ambassadeurs de France, Jean-Marc Simon, et des Etats-Unis, Philip
Carter, ainsi que le représentant du secrétaire général de l'ONU, Choi
Young-Jin, qui avaient organisé ce complot, à recourir au crime de masse pour
arriver à leurs fins, alors qu'ils auraient évidemment préféré que tout se
passe de manière feutrée, et que Gbagbo se prête avec docilité – comme
Houphouët en d'autres temps – à la nouvelle mise en servitude du peuple
ivoirien dont la France rêvait depuis 1993. Souvenons-nous de l'aveu cynique du
gauleiter Simon, le 17 juin 2011 à la mairie de Port-Bouët, devant une
bande de Kollabos qui le fêtaient pour son rôle décisif dans le règlement à la
françafricaine du contentieux électoral : « Après dix années de souffrance, voici que la France et la Côte
d'Ivoire que certains, poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une
manière totalement artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans
l'espérance. (...). Nous avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du
président Félix Houphouët-Boigny et du général de Gaulle, cet art de vivre
ensemble qui étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique ».[9]
En forçant ces comploteurs à dévoiler leurs batteries, Gbagbo a en quelque
sorte donné le signal de la lutte positive par laquelle, un jour, notre patrie
nous sera définitivement restituée. Par quoi il a racheté tout ce que pour ma
part j'avais à lui reprocher depuis 1988, l'année de son retour d'exil qui fut,
selon moi, une manière de reddition déguisée, son « repli tactique », comme
Houphouët avait eu le sien… Si, pour la première fois dans ce pays depuis 1960,
une formidable démonstration de force de nos oppresseurs, qui a causé des
milliers de morts civils et militaires, des dizaines, voire des centaines de
milliers de blessés, de prisonniers, de déplacés, de réfugiés et d'exilés, n'a
pas abattu le courage et la détermination de notre peuple, nous le devons à ce
grand exemple de résistance que, avec tous ceux qui l'entouraient dans sa
résidence officielle battue par les bombes et les canons français et onusiens,
Gbagbo nous a donné. Cette résistance, puis le traitement indigne qu'on lui a
fait subir après sa capture, l'ont hissé au rang des héros de notre histoire.
Cela dit, il faut bien
reconnaître que tant comme leader du FPI que comme président de la République
de Côte d'Ivoire, celui qui disait : « Je veux construire un Etat moderne avant de partir de la
présidence. C'est la seule raison pour laquelle je suis venu au pouvoir. Je ne
suis pas venu pour être riche, mais pour laisser mon nom. Pour graver dans la
mémoire collective mon passage à la présidence. Surtout que mon ambition est de
construire l'Etat moderne, l'Etat prospère et démocratique », a totalement échoué, puisqu'il
n'a pas rempli les objectifs qu'il s'était fixés : transformer la société
ivoirienne et l'Etat, en s'appuyant sur un vaste mouvement populaire,
démocratique et résolument pacifique.
Mais Gbagbo pouvait-il ne pas
échouer, dès lors que c’était précisément ce qu'espéraient nos puissants
ennemis ? N’oublions pas qu’ils avaient tous les atouts en main bien avant
que le fondateur du Front populaire ivoirien (FPI) n'entre en politique. Est-ce
à dire que Gbagbo aurait réussi à coup sûr si on ne lui avait pas suscité
toutes ces difficultés ? C'est apparemment le credo des foules qui depuis deux
ans battent quotidiennement le pavé à Paris ou à La Haye en réclamant non
seulement sa libération, mais encore son rétablissement dans la fonction dont
il a été illégalement déchu ; et c'est sur de tels malentendus que surfent des
diversionnistes comme Alain Cappeau. Mais il faut savoir que, dans la formule
actuelle, une Côte d'Ivoire où les Français ne seraient pas intervenus par tous
les moyens, y compris les plus odieux, pour empêcher tout changement contraire
à leurs intérêts, est simplement impensable. Ensuite, comme chef de parti ou
comme chef de l'Etat, l'agenda politique de Gbagbo n'a jamais comporté la
condamnation de la relation contre nature qu'en dépit de la décolonisation, la
France impose à la Côte d'Ivoire depuis plus d'un demi-siècle. Certains
commentateurs font même de cette attitude l'un des principaux traits de sa
personnalité. Ainsi, d'un certain Ben Zahoui Dégbou : « Dans le fond,
l'homme, un démocrate, n'a jamais été contre la France et ses intérêts, on dira
même que c'est un francophile. Le Gbagbo que nous connaissons depuis notre
enfance, est un homme simple, bon et incapable de faire du mal à une mouche. La
politique ne l'a pas du tout changé. Il est toujours resté le même. Mais
l'homme a ses idées et défend des valeurs : la démocratie, la justice,
l'honnêteté, le partage et le bonheur du peuple ».[10]
Quoi qu'on puisse penser d'une
telle assertion, le fait est que ni avant ni après son élection à la présidence
de la République, celui qu'on appelait « l’opposant historique » d'Houphouët
n'a jamais pris pour objectif de ses lutte ns l'extrême dépendance de son «
adversaire de toujours » non seulement vis-à-vis de la France, mais même
vis-à-vis des satellites régionaux de la France qui joueront un si grand rôle
dans le complot électoral ourdi contre lui en novembre 2010. Il n'en a même
jamais parlé ni écrit, comme si, pour lui, cela n'avait aucun rapport avec la
nature antidémocratique du régime qu'il dénonçait ni, même, aucune espèce
d'importance. D'ailleurs, si l'on en croit Venance Konan, encore à la veille du
scrutin litigieux de 2010, « [de nombreux] Français [étaient] employés à la
présidence. Ils y étaient avant l'arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir et ils y
sont restés. Le plus étonnant est qu'ils occupent des postes stratégiques,
voire sensibles. On compte parmi eux les deux assistants du directeur financier
et les deux femmes qui s'occupent du règlement des factures de la présidence.
Ce sont aussi toujours deux Français qui vont chercher de l'argent à la banque
pour le compte du palais. Il y a aussi le chef cuisinier. Le service des écoutes des téléphones fixes
est également assuré par des Français sous le commandement d'un colonel. Une
note de service interdirait d'ailleurs aux Ivoiriens de pénétrer dans la salle
des écoutes. Un certain Davy Attia graviterait aussi dans l'entourage de
Laurent Gbagbo ».[11]
A cet égard, donc, il n'y aurait aucune différence entre le président «
refondateur » et ses trois prédécesseurs, ou entre lui et son successeur.
Alors, il est inévitable que les
paroles de Gbagbo esquissant, ce 28 février 2013, les grandes lignes de son système
de défense, fassent problème. Car on dirait que ni sa propre situation d'otage
d'une improbable communauté internationale, ni ce que nous tous vivons depuis
1999 n'ont absolument aucun rapport avec la domination sans partage de notre
pays par la France ; sans rapport avec le sabotage systématique, entre 1960 et
1965, de notre indépendance par Foccart et sa marionnette Houphouët !
·
Le premier devoir de l'homme politique est d'adapter
le mieux possible ses moyens aux réalités de son pays et de son temps…
« Les échecs
d'aujourd'hui, disait
récemment Daniel Aka Ahizi, le président du Parti ivoirien des travailleurs, préparent
la victoire de demain ». C'est assez vrai, mais à trois conditions :
premièrement, admettre qu'on a échoué ; deuxièmement, bien examiner en quoi et
pourquoi on a échoué ; troisièmement, se donner, en vue des batailles à venir,
des moyens d'action à la hauteur des objectifs et des enjeux. Car, si « La
politique est la saine appréciation des réalités du moment » – pour
emprunter à Laurent Fologo une des maximes lapalissiennes qu'il aurait apprises
d'Houphouët –, c'est avant tout parce que le premier devoir de l'homme
politique est d'adapter le mieux possible ses moyens aux « réalités » de son
pays et de son temps, ces réalités comprenant aussi, bien entendu, les
sentiments et les aspirations des citoyens. Celui qui est devenu roi au pays où
tout le monde est aveugle parce que lui n'est que borgne, s'il est vraiment un
bon roi, et s'il ne veut pas que son royaume sombre dans l'anarchie et la
misère, son premier devoir sera de faire tout ce qu'il pourra afin que ses
sujets aveugles compensent leur cécité en développant tous leurs autres sens et
leur esprit, et par ce moyen, deviennent presque aussi clairvoyants que s'ils
avaient de bons yeux. C'était donc « blaguer » les Ivoiriens, les
bercer d'illusions, que de tout ramener à une quête de la démocratie dans les
conditions d'un pays comme la Côte d'Ivoire, dont le principal problème découle
de ce qu'il est totalement dominé et dépendant, qu'il n’a pas d'armée et qu'il
ne maîtrise ni son économie ni ses finances ni sa démographie. Or, cette
politique de la poudre aux yeux, Gbagbo l'a pourtant poursuivie, même après le
18 septembre 2002, avec une constance et un esprit de suite auxquels il ne nous
avait guère habitués au temps où il était dans l'opposition. Et il l'a
poursuivie et entretenue au mépris non seulement des véritables aspirations des
masses dont il avait capté la confiance, mais aussi de leur sûreté.
Le summum de cette quête de l'absurde
fut atteint avec le prétendu « dialogue direct », qui accoucha du
fameux « Accord politique de Ouagadougou » (APO). Car, en fait de dialogue
direct entre Laurent Gbagbo et Guillaume Soro, il s'est agi bien plutôt d'un
deal déguisé avec la France, par lequel le chef de l'Etat ivoirien, tout en
laissant croire aux plus déterminés de ses partisans qu'il resterait le maître
du jeu, s'est en fait dessaisi de la réalité du pouvoir suprême au bénéfice des
conspirateurs du 19 septembre 2002 agissant sous le masque de Guillaume Soro.
Il venait juste de refuser la même chose à Charles Konan Banny, qui s'était, il
est vrai, trop visiblement affiché comme une marionnette de la France. Or, à
cet égard, quelle différence y avait-il entre Banny et Soro ? La réponse de
Gbagbo se trouve dans un propos extraordinaire sorti de sa bouche, à
Williamsville (un quartier d’Abidjan), pendant la campagne du deuxième tour : «
Soro s'est retrouvé héritier d'une rébellion qu'il n'a pas créée, parce que les
vrais parrains ne l'assument pas ».[12]
J'imagine qu'en entendant cela, Soro le mercenaire décomplexé qui, au moment de
sa nomination comme Premier ministre, s'était juré publiquement de «
dribbler Gbagbo », a dû bien rigoler. Ainsi donc, à quelques jours d’un
scrutin dont le résultat s'avèrera très étroitement dépendant de l'attitude de
Soro et de ses complices, qui ne faisaient point mystère de leurs accointances
avec ceux qui dans leur ombre préparaient la prise du pouvoir par les époux
Ouattara, Gbagbo croyait mordicus qu'il avait définitivement mis « son petit
Premier ministre » dans sa manche. Voilà la différence !
Pour bien apprécier les
« réalités du moment », encore faut-il être suffisamment lucide pour
les distinguer de ce qui n'est que leurres répandus par l’ennemi pour faire
diversion. Or tout laisse à penser qu'à la veille du scrutin, Gbagbo était
littéralement intoxiqué par ses propres services de propagande, qu'il avait
confiés à des hommes auxquels on s'étonne qu'il ait pu faire confiance. L'un de
ces loups imprudemment introduits dans la bergerie par le berger lui-même était
un nommé Marcel Gross, qui fut pendant plus de vingt-cinq ans le directeur de
cabinet de Philippe Yacé, son Guy Nairay si vous voulez. En 1994, lors de la
scission du PDCI qui donna naissance au Rassemblement des républicains (RDR),
Marcel Gross était l'un des pères fondateurs de ce parti. Après 1999, pendant
la « transition militaire », il était l'un des « conseillers
spéciaux » de Robert Guéi. Il apparaissait aussi dans le trombinoscope officiel
du RDR où, avec le titre de « Directeur de cabinet associé » du
président de ce parti, il formait dans l'ombre d'Alassane Ouattara une sorte de
tandem avec Marcel Amon Tanoh... Puis brusquement, le 17 septembre 2010, Jeune
Afrique nous apprenait que « Pour préparer la campagne présidentielle,
Laurent Gbagbo a fait appel au groupe de communication Euro RSCG. [...]. Cette
cellule de cinq personnes sera dirigée par Marcel Gross, directeur associé de
la société, qui connaît bien la Côte d'Ivoire [...]. Gross et son équipe sont
déjà sur place. Ils interviendront en tant que conseillers techniques en
matière de communication politique, d'organisation d'événements et de promotion
de l'image du candidat. »
Vous
avez dit cheval de Troie ?... C'est effectivement la toute première image qui
se présente à l'esprit quand on voit comment, dès avant le début officiel de la
campagne électorale, Euro RSCG bombarda l'opinion de sondages hyper
favorables à Laurent Gbagbo, qui ne pouvaient qu'endormir la vigilance du président-candidat
comme de ses partisans, tandis que se concoctait dans l'ombre le coup d'Etat
électoral destiné à porter Ouattara au pouvoir coûte que coûte. Au lendemain du
scrutin, « l’agence RSCG [fut] mise
en cause pour avoir fait publier dans la presse française plusieurs sondages,
tous très favorables au président sortant. Le 20 octobre 2010, l’institut
TNSSofres donnait Gbagbo vainqueur au premier tour avec 46 % des voix contre 24
% à Ouattara. La réalité a été quelque peu différente de la fiction. D’après ce
sondage, 49 % des personnes interrogées se disaient satisfaites par l’action de
Gbagbo et 69 % des Ivoiriens (près de 7 sur 10) portaient un jugement positif
sur son programme. (…). Pour Patricia Balme, présidente de PB International,
l’agence qui a œuvré pour Ouattara, la responsabilité d’Euro RSCG est
clairement engagée : "Les
conseillers de Stéphane Fouks ont juré à Gbagbo qu’il gagnerait facilement
l’élection. Ils l’ont mis dans une disposition d’esprit telle qu’il ne
s’attendait pas à perdre. C’est une des raisons pour lesquelles il s’accroche à
son poste" ».[13]
Marcoussis a échoué moins à cause
de son contenu qu'à cause du rôle trop voyant que la France y avait joué. Les
négociateurs de Ouagadougou ont retenu la leçon. Pour ne pas heurter la susceptibilité
des Ivoiriens, ils ont veillé à ce que cette fois la France n'apparaisse pas au
premier plan. Cependant, d'après certains propos d’Alain Joyandet, le secrétaire
d'Etat français à la Coopération internationale et à la Francophonie de
l'époque, il n'est pas impossible que la France tutélaire ait encore trempé
dans cette négociation-là, ou qu'elle l'ait discrètement, mais non moins
fortement, encadrée : « Je dois aussi dire que j'ai été content des
discussions avec le Premier ministre [G.
Soro]. Il est très jeune, très jeune [...]. Nous nous sommes rencontrés à
Ouagadougou, au moment des négociations présidées par le président Blaise
Compaoré, puisque j'y étais ».[14]
De là à croire que Blaise Compaoré, qu'on décorait alors du titre de «
facilitateur », ne fut, lors de la confection de l'APO, que le prête-nom de
Joyandet, et le masque d'une certaine France, il n'y a qu'un pas, et il ne faut
surtout pas se priver de le franchir si on ne veut pas passer à côté de la
vérité ! D'ailleurs, qui pouvait croire sérieusement que c'était vraiment le
fantoche Compaoré qui tirait les ficelles de ce jeu apparemment nouveau, mais
dont les dés pipés rappelaient trop ceux de la table ronde de Marcoussis, ce «
coup d'Etat de la France en Côte d'Ivoire », selon le mot de Jean-Pierre
Chevalier, pour qu'on n'y soupçonne pas la main de la Françafrique ? Cette
Françafrique dont « le président du Faso » est l'un des pions subalternes dans
notre région depuis la disparition d'Houphouët.
Au demeurant, rien ne distingue
vraiment l'accord de Marcoussis de l'accord politique de Ouagadougou quant au
fond. A Ouagadougou comme à Marcoussis, le but n'était pas de s'attaquer aux
vraies causes de la crise du système politique ivoirien ; il ne s'agissait
que d'effacer certaines conséquences du 19 septembre 2002 pour que la Côte
d'Ivoire retrouve son rôle de locomotive régionale, sans que les très voyants
troupiers de la rébellion ni leurs discrets commanditaires y perdent la
possibilité de jouir sans risques des avantages que cette aventure leur a
procurés. D'où le partage à l'amiable du pouvoir exécutif entre Laurent Gbagbo
maintenu à son poste de président d'une République amputée de plus de sa moitié
nord, et Guillaume Soro devenu le Premier ministre, chef du gouvernement de
cette même République, sans perdre ses fiefs de Bouaké, Korhogo, Man et autres
lieux. D'où également le partage du droit de légiférer en Côte d'Ivoire, en
matière de politique migratoire ou de politique foncière, par exemple, entre
l'Etat ivoirien et l'Etat burkinabé, sans que cela implique la réciprocité.
La tournée triomphale que le «facilitateur»
effectua en Côte d'Ivoire du 18 au 21 septembre 2009 s'était accompagnée
d'étranges événements. Des événements d'autant plus étranges que tout était
fait pour qu'ils ne le paraissent pas : conseil de gouvernement conjoint
coprésidé par les deux Premiers ministres ; conseil des ministres conjoint
coprésidé par les deux chefs d'Etat ; « conclave » d'experts des deux pays...
Le tout, en vertu d'un « traité d'amitié et de coopération ivoiro-burkinabé
» (Tacib) déjà ratifié, mais dont la plupart des Ivoiriens ne découvrirent
l'implacable logique qu'à l'occasion de cette visite, et en même temps qu'ils
en constataient les premières conséquences. Le faste déployé lors de cette
tournée laisse à penser que l'APO n'était qu'un leurre pour amuser les
Ivoiriens, la couverture d'une entreprise plus vaste qu'on leur avait cachée
jusqu'alors. Une entreprise dont on ne devait discerner les contours qu'après
que, dans le discours qu'il prononça lors du banquet en l'honneur de son hôte,
Gbagbo vendit la mèche, non sans avoir fait au passage une petite violence à
l'histoire : « En 1966, quand j'étais étudiant – (...) – Houphouët-Boigny a
réuni un conseil national à l'Assemblée nationale au cours duquel il a proposé
la double nationalité. Les gens ont dit "NON". A la fin de la
réunion, il a dit ceci : "C'est la première fois que les Ivoiriens me
refusent quelque chose. Pourtant, je pense qu'il faudra que cela se fasse
demain, parce que ces deux pays ont le sort trop lié. Mais, je n'imposerai pas
à mon peuple ce qu'il ne veut pas". Il a donc renoncé à la double
nationalité. Il voulait que celui qui est Ivoirien, ait automatiquement la
nationalité voltaïque, etc. Mais, les Ivoiriens, les grands de l'époque, ont
refusé. Ce n'est pas à moi de juger. Mais, toujours est-il que s'ils avaient
accepté, il y a des problèmes qu'on aurait évité ; il y a des problèmes
qui n'auraient pas existé aujourd'hui ». En somme, contrairement à la
grande majorité des Ivoiriens de ce temps-là, dont beaucoup croupissaient en
prison à cause de leur opposition au bradage de notre souveraineté à la France
et de nos droits civiques aux immigrés sahéliens et dahoméens, Laurent Gbagbo,
lui, aurait applaudi la double nationalité si Houphouët avait pu l'imposer !
Lui, dont les partisans étaient communément « indexés » comme des «
ivoiritaires » et des « anti-Français » compulsifs, n'avait aucune prévention
contre la sorte de système politique qu'aurait nécessairement généré le «
traité d'amitié et de coopération ivoiro-burkinabé » ! Car, ce dont il
s'agissait, c'était de ramener Ivoiriens et Burkinabés au point où ils en
étaient en 1965-1966 quand, les premiers par une sourde détermination à ne pas
se laisser faire, les seconds (alors les Voltaïques) en déposant leur président
Maurice Yaméogo que son homologue ivoirien avait déjà gagné, ils obligèrent
Houphouët à rengainer son projet de double nationalité. Qui plus est, selon
Compaoré, Gbagbo et lui étaient même prêts à aller encore plus loin
qu'Houphouët : « Notre intégration peut être renforcée, si nous savons
dépasser les accords économiques qui existent entre nous et la région, pour
aller un peu plus prendre de la hauteur et traiter ces affaires économiques à
partir d'un centre politique plus fort et plus unifié ».[15]
Autrement dit, le « traité d'amitié et de coopération ivoiro-burkinabé » était
en quelque sorte le brouillon de l'espèce d'Anschluss rampant que nous
voyons se développer sous nos yeux depuis le coup de force du printemps 2011...
·
Un complot impérialiste
Dès la fin des années cinquante,
un journaliste définissait ce qui se préparait en Côte d'Ivoire comme un
complot impérialiste. Laurent Gbagbo pouvait-il ignorer cette réalité ? En tout
cas il ne le devait pas, à cause de la mission à laquelle peut-être il se
croyait destiné. Et aussi parce qu'il connaissait bien la nature du régime dont
il dira vouloir débarrasser la Côte d'Ivoire, même si, à l'instar de beaucoup
d'autres, il s'exagérait parfois la place qu'y tenait véritablement le chef
apparent de l'Etat ivoirien : « Houphouët, confiait-il au Nouvel Afrique Asie en juillet 1985, est
à lui seul tout le régime. Sans lui, ce dernier peut-il rester tel qu'il est
aujourd'hui ? ».
Bien sûr que le régime pouvait
survivre à Houphouët, la preuve ! Cela aussi Gbagbo le savait déjà bien avant
de devenir ce populaire dirigeant politique national. Dans sa préface au numéro
spécial de la revue Peuples Noirs Peuples Africains consacré à la Côte
d'Ivoire[16],
il avait repris à son compte un passage de mon livre « Félix Houphouët et la
Côte d'Ivoire. L'envers d'une légende »[17]
où il est question de la place exorbitante de Guy Nairay et d'Alain Belkiri dans
la vie politique ivoirienne.[18]
C'est au moins la preuve qu'il en était d'accord. Cependant, malgré cette bonne
connaissance du système et de son mode de fonctionnement, Gbagbo n'en fera
jamais la cible de son activité comme opposant ou comme chef de l'Etat,
préférant privilégier la lutte pour la démocratie : « Je veux la démocratie
pour mon pays, c'est tout », déclare-t-il en 1990, lors d'une interview à Jeune
Afrique.[19] Dans la
même interview, quand on lui demande « Si, demain, Houphouët-Boigny trouvait
quelque intérêt à vos propositions, accepteriez-vous de travailler avec lui ?
», il répond sèchement : « La question éminemment politique se pose
ainsi. Houphouët est-il démocrate ou non ? S'il l'est, qu'il laisse parler les
urnes ! ». Encore en
novembre 2010, à la veille du deuxième tour de la présidentielle, il confiait
au quotidien français L'Humanité : « La Côte d'Ivoire est la deuxième
économie d'Afrique de l'Ouest, après le Nigeria. Il était temps de mettre en
adéquation le fonctionnement de la démocratie politique avec ses performances
économiques. C'est ce que nous sommes en train défaire ».[20]
Laisser parler les urnes, voilà
tout ce qui était demandé à la marionnette de Jacques Foccart ! Quant à Guy
Nairay, Alain Belkiri et tous les autres qui, sous le masque d'Houphouët,
administraient la Côte d'Ivoire comme si c'était toujours une possession
française, ils pouvaient continuer, leur présence ne semblait pas gêner Gbagbo.
En finir avec le néocolonialisme, qui était l'essence du régime Houphouët, ne
fit jamais partie de ses objectifs. Aussi pourrait-on dire sans exagérer qu'en
privilégiant la « lutte pour la démocratie », en en faisant le seul horizon
proposé à ses millions de partisans au détriment de la lutte de libération nationale,
il a objectivement contribué au succès du coup d'Etat au long cours qui visait
à nous ramener à la situation antérieure au « Printemps ivoirien »...
Il y a contribué de plusieurs
manières :
- Par les circonstances nimbées
de mystère de son retour d'exil en 1988.
- Par ses relations, pour le
moins ambiguës, tant avec Houphouët lui-même qu'avec certaines personnes de son
entourage notoirement préposées à des basses besognes.
- Par le choix souvent
malheureux, pour dire le moins, de ses premiers compagnons et hommes de
confiance.
- Par son comportement déroutant
– et si peu démocratique au demeurant ! – à la tête du FPI où, détenant seul le
pouvoir de nommer les membres de la direction nationale, il régnait
pratiquement en autocrate.
- Par son opposition, suspecte de
la part d’un tel « refondateur », à la convocation d’une conférence
nationale souveraine, au tout début de
la crise du régime houphouétiste, malgré tout le bien qu’on disait alors de ce
procédé qui avait fait merveille à Cotonou et à Brazzaville.
- Par sa duplicité, non dénuée
d'arrogance, vis-à-vis de ceux qu'on peut appeler ses alliés naturels mais que,
du haut de sa popularité, il affectait de mépriser. Lui et son parti étaient le
fleuve tandis qu’eux n’étaient que des ruisseaux ; c’étaient à eux de se
précipiter vers lui avec humilité, sinon lui n’avait pas besoin d’eux ! Un
comble, quand on sait que s’il n’y avait pas des petites rivières, il n’y
aurait point de grands cours d’eau.
- Par son positionnement marqué
au coin de l'opportunisme le plus dénué de principes quand, en décembre 1999,
il se rallia bruyamment aux généraux putschistes : « Ce coup de force, nous
l'approuvons totalement. Il y a des moments où l'intervention des militaires
fait au contraire progresser la démocratie. Dans les pays africains, ou dans
les pays de dictature affichée ou larvée, les putschs ne sont pas forcément une
mauvaise chose. Parfois même, c'est une avancée pour la démocratie. Ma
référence en la matière, c'est le Portugal en 1974, et ce qu'on a appelé
"la révolution des œillets" : rappelez-vous, ce sont les militaires
qui ont libéré le Portugal de la dictature et permis l'accès à l'indépendance
des colonies portugaises d'Afrique... ».[21]
- Par sa familiarité douteuse
avec des résidus de la « bande à Foccart », révélée par l'affaire de son avion
prêté au député français d'extrême droite Julia et ses amis pour aller en Iraq
libérer des otages français.
- Par son inconstance et sa
versatilité, qui, un jour, firent sortir de ses gonds le placide président
Olusegun Obasanjo venu s'entremettre entre les belligérants au début de la
rébellion pro-ouattariste.
- Par ses relations d'amitié avec
certains chefs d'Etat archiconnus comme agents auxiliaires de la Françafrique,
tel Omar Bongo : « Cet
homme, je l'ai connu en 1990, confiait-il lors d'un meeting à Man le
11 juin 2009, le jour des funérailles du défunt président du Gabon. Après
l'élection présidentielle en Côte d'Ivoire, il a envoyé des gens me chercher et
m'emmener à Libreville pour me voir. Il voulait voir celui qui avait été assez
fou, ou assez téméraire, ou encore assez courageux – c'est selon – pour
affronter Félix Houphouët-Boigny, à l'élection présidentielle. C'est ainsi que
j'ai découvert le Président Bongo que je n'ai cessé de fréquenter par la suite.
Depuis 1990, cet homme et moi, nous nous sommes vus régulièrement. Dans ma vie
politique, il m'a beaucoup aidé. Chaque fois que je suis allé chez lui, j'en
suis toujours revenu les mains chargées de cadeaux » ; ou tels les
Sénégalais Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, ou Blaise Compaoré : « Quand je
débarque à Ouagadougou, je vais à l'hôtel, et puis je téléphone à Blaise. Pour
lui dire : "écoute, je n'ai pas assez d'argent, viens payer mon
hôtel". Il le fait. C'est pareil quand je débarque à Dakar, à Bamako. En
fait, ils sont presque tous mes copains, ceux du pouvoir comme ceux de
l'opposition. (...) ».[22]
Certes, « la démocratie n'était
pas la seule revendication » de l'opposition dont Laurent Gbagbo était censé
être la clef de voûte, mais elle n'en occupait pas moins une place tout à fait
exorbitante dans son discours ordinaire, jusqu'à se substituer à des enjeux
autrement importants – il le découvrira trop tard en 2002, en 2004 et en 2011
–, comme la dénonciation de l'emprise de la France. Etant donné l'importance de
cette emprise, c'était s'y soumettre inconditionnellement, que de faire comme
s'il n'était pas absolument nécessaire d'en tenir compte dans la définition des
objectifs de la lutte contre Houphouët et son régime.
Absolument nécessaire ?... Oui !
Car on doit envisager la chose non pas seulement de notre point de vue
national, mais du point de vue surtout de ceux qui nous imposent ce système et
qui, on l'a bien vu le 11 avril 2011, n'ont nullement l'intention de cesser de
nous l'imposer tant qu'ils seront plus forts que nous.
Dans un entretien avec Tanguy
Berthemet, en réponse à la question de savoir s'il se sentait victime d'un
complot, Gbagbo répond : « Je n'avais pas de raison de douter des rebelles
avec lesquels je gérai la sortie de crise et qui se comportaient de façon
loyale. Je ne pensais pas qu'ils utiliseraient les armes pour pervertir les
élections à venir ».[23] C'est
un de mes sujets d'étonnement très anciens que cette façon de concevoir le
drame national que nous vivons depuis soixante ans, comme s'il ne s'agissait
que d'une petite guéguerre de villages entre nous, à l'abri des manigances
étrangères. Les Français devaient bien rigoler de nous voir nous quereller sur
des mots – démocratie, multipartisme, etc. – alors que, renforçant sans cesse
leur emprise, et, ces derniers temps, se servant même de notre propre
vanité..., ils bloquaient toutes les voies pouvant nous permettre de sortir de
ce drame à notre avantage, et se ménageaient ainsi la solution très bénéfique
pour leurs intérêts qu'ils nous ont finalement imposée à coups de bombes le 11
avril 2011. On peut certes se féliciter de ce que installer Ouattara à la tête
de l'Etat ivoirien ne fut pas aussi facile que l'auraient souhaité ceux qui en
rêvaient depuis si longtemps. Cela leur a pris vingt ans, et eux aussi y ont
laissé des plumes, pas seulement nous. Mais ils y sont tout de même parvenus,
et en faisant une grande partie du chemin sur notre dos, tels des cornacs sur
leurs éléphants ! Et quand je dis « sur notre dos », je ne pense pas seulement
aux nouveaux « tirailleurs sénégalais » appelés FRCI...
·
C'est aux
Ivoiriens de décider par eux-mêmes, pour eux-mêmes…
Certains pensent que ce qui nous
arrive est de notre propre faute pour la plus grande part. Selon eux, ce serait
parce que nous avons trahi nos rêves de jeunesse. Mais serions-nous, nous
Ivoiriens, tenus à l'impossible, seuls de toute l'espèce humaine ? Car il n'est
que de regarder partout dans (l'ancienne) Afrique française et ici même, chez
nous, en Côte d'Ivoire. Partout, ceux qui ont été fidèles à leur rêve de
jeunesse, ont été ...éliminés, soit tués, soit acculés à ramper ou à se taire.
Je suppose, lecteur, que tu vas sourire quand je te dirai que Bédié est l'un de
ceux auxquels je pense en disant cela. Pourtant il l'est bel et bien. Car nos
oppresseurs ne s'en prennent pas qu'à ceux qui n'ont jamais plié ; ils cassent
aussi ceux qui étaient déjà sous leur botte et qui, un jour, ont cru pouvoir
les défier. C’est ce que Bédié apprit à ses dépens deux jours après son
imprudent défi du 22 décembre 1999. Il faut sans cesse rappeler à notre mémoire
ces paroles fières, même si aujourd’hui, Bédié lui-même préférerait sans doute qu’elles
soient oubliées : « L'intégration à la communauté nationale est un processus
et non pas le résultat d'un coup de baguette magique à effet instantané. A
fortiori est-il concevable, et même convenable, quoi qu'on puisse juridiquement
le faire, de chercher à tirer parti, de façon la plus intéressée, d'une
éventuelle appartenance à plusieurs nationalités ? Quelles sont ces personnes
qui se disent Ivoiriennes les jours pairs et non Ivoiriennes les jours impairs
? N'y a-t-il donc pas, dans nos formations politiques, assez de personnalités
ivoiriennes présentant les qualités requises pour être des candidats valables à
l'élection présidentielle ? Oserais-je ajouter que dans les pays où certains se
donnent volontiers en modèles, voire en censeurs, il existe des dispositions
légales semblables aux nôtres et qui s'appliquent aux conditions de
l'éligibilité à la magistrature suprême. C'est ce lien fort entre nationalité
et citoyenneté qui fonde la souveraineté et l'indépendance de la Nation.
Aujourd'hui, cette souveraineté et cette indépendance sont grossièrement mises
en cause par des personnes et des organisations qui s'arrogent la faculté de
décider de ce qui est bon pour les Ivoiriens. Nos aînés n'ont pas lutté pour
l'indépendance pour que nous acceptions aujourd'hui de nouvelles soumissions.
La nationalité, la citoyenneté, la démocratie et la souveraineté nationale sont
les quatre côtés d'un carré magique qu'il nous faut défendre avec calme et
détermination devant ces ingérences inacceptables. C'est aux Ivoiriens de
décider par eux-mêmes, pour eux-mêmes, et de choisir librement l'un d'entre eux
pour conduire le destin de la Nation en refusant les aventures hasardeuses et
l'imposture insupportable ».
Eh oui ! kôrô, tu peux faire ta
bouche tant que tu veux, mais si en face le type ne veut pas quitter, s'il a
les moyens de te frapper, tu vas faire quoi ? Le 22 décembre 1999, dès le
dernier mot de son discours prononcé, Bédié était seul, désespérément seul, et
il ne s'en doutait même pas ! Sa posture actuelle, sa soumission active et
inconditionnelle à ceux que, hier, il traitait d'imposteurs et d'aventuriers –
posture d’ailleurs semblable mutatis mutandis à celle d'Houphouët après
1950 –, est la meilleure preuve qu'il était illusoire et dangereux de vouloir
se la jouer « à la loyale » vis-à-vis du colonialisme français quand on ne s’en
est pas préalablement donné les moyens. A la loyale, c'est-à-dire en
faisant comme si ce sont des gens qui nous respectent et à qui nous pouvons
faire confiance. Après le 11 avril 2011, il est clair qu'entre nous et le
colonialisme français, c'est à la vie à la mort !
·
Marcoussis et le bombardement de nos palais
nationaux, c'est du kif au même...
Deux autres déclarations de
Laurent Gbagbo me font aussi problème. La première, c'est l'évocation fugace de
l'épisode « Marcoussis-Kléber » : « Ils ont fait les négociations de
Marcoussis et de Kleber, mais ça je laisse ça de côté parce que c'est... » (la
phrase est restée inachevée). La deuxième, c'est l'allusion plus insistante à «
la chute du mur de Berlin », présentée comme ce qui permit aux croisés de la
démocratie de l'emporter sur le despotisme : « J'ai lutté pour la
démocratie. Et c'était au moment où nous ne savions même pas si le mur de
Berlin allait s'écrouler. Nous ne savions pas ça. Donc on luttait avec courage,
mais on était convaincus que nous-mêmes, on n'allait pas voir la démocratie
triompher. Et le mur de Berlin s'est écroulé et nous a aidés à gagner la
victoire du multipartisme et de la démocratie ».
Passons rapidement sur le premier
point, comme d’ailleurs Laurent Gbagbo nous y a explicitement invités.
Quoique... Oui, au fait, pourquoi laisser de côté ce qui semble pourtant être
un excellent indice de la conspiration dont j'ai parlé ? Si les Français ont
convoqué à Paris ou dans sa banlieue la « fine fleur » de la politique
ivoirienne sous la présidence d'un des leurs qui ignorait tout de notre pays,
de son histoire et de ses problèmes, n'est-ce pas la preuve qu'à leurs yeux le
problème qu'il s'agissait de régler ne concernait pas que les Ivoiriens, que
c'était aussi, que c'était même surtout un problème français ? Or cela ne
signifie-t-il pas qu'aux yeux des Français, cinquante ans après la proclamation
de l'indépendance de leur patrie, les Ivoiriens ne sont toujours pas les
maîtres chez eux, tandis que sous des masques divers ou sans masque, eux-mêmes
continuent d'y faire ce qui leur plaît ? La comparaison va paraître osée, mais
l'épisode Marcoussis-Kléber rappelle le coup de Napoléon convoquant à Bayonne
la famille royale d'Espagne, et les obligeant à abdiquer afin qu'il puisse
placer son frère Joseph sur leur trône. On sait ce qui s'en suivit à Madrid et
dans toute l'Espagne... En février 2003, la tentative d'usurpation combinée par
les Français à Marcoussis et finalisée avenue-Kleber échoua grâce à
l'insurrection de la jeunesse d'Abidjan. Mais ce ne fut que partie remise. Le
11 avril 2011, en effet, ils remirent ça après avoir mis cette fois toutes les
chances de leur côté. Car, en intention, Marcoussis-Kléber et le bombardement
de nos camps militaires et de nos palais nationaux, c'est du kif au même...
Alors, n'est-ce pas leur simplifier encore la tâche, ainsi qu'à cette cour
pénale pas vraiment internationale, que de laisser cet épisode-là de côté ?
Comme si on se résignait une fois pour toutes à ce que cette manie des Français
de s'ingérer dans nos affaires intérieures ne s'arrête jamais...
Quant au rôle décisif
attribué par le prisonnier de Scheveningen à « la chute du mur de Berlin » dans
l'avènement de la démocratie en Côte d'Ivoire, que faut-il en penser ? Ce n'est
pas la première fois que les événements de 1990 dans le pré carré sont
donnés pour une conséquence en ricochet de ce qui se passait au même moment à
l'est et au centre de l'Europe. Le rapprochement n'est d'ailleurs pas vraiment
illégitime, mais ce qu'on met généralement en avant n'est pas l'essentiel, tant
s'en faut ! C'est que le but de la manœuvre n’est pas d'aider à une meilleure
intelligence des faits, mais au contraire de cacher leur véritable
signification. Certes, les peuples de l'est et du centre de l'Europe ont aussi
jeté à bas des systèmes politiques monolithiques, ultracentralisés,
autoritaires, isolés des peuples, inefficaces et impopulaires, mais, surtout,
ils ont délivré leurs pays de la sujétion de fait dans laquelle l'Union
soviétique les maintenait depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La
preuve en est que les changements rapides qui s'y produisaient – changements
qu'on résume après coup dans l'expression « la chute du mur » – s'inscrivaient
dans la logique de ceux qui avaient commencé quelques années auparavant en Union
soviétique même, avec la perestroïka et la glasnost. Il suffit de
constater combien les choses avaient traîné en Pologne, par exemple, tant que
l'ancien système de ce pays pouvait compter sur un appui ferme et automatique
du puissant voisin et protecteur, et la rapidité du processus là comme
ailleurs, dès que la menace d'une possible intervention soviétique cessa
d'exister du fait du nouveau cours de la politique générale de Moscou. C'est
seulement après que cette hypothèque-là fut levée que les transformations
radicales indispensables purent se produire dans ces pays. En revanche, en Afrique
noire francophone, le fameux vent d'est n'a rien produit, et ne pouvait rien
produire de tel. Parce que ni « George Bush [ni] François Mitterrand n'ont
jamais fait vis-à-vis de l'autoritarisme au sud du Sahara ce que Gorbatchev a
fait pour l'effondrement du totalitarisme en Europe de l'Est : couper le cordon
ombilical ».[24] Telle
est en effet la première leçon que nous, Ivoiriens, pouvons tirer des
événements survenus à l'est et au centre de l'Europe à la charnière des années
1980 et 1990, la seule qui peut nous permettre de connaître les vrais enjeux
politiques de cette crise qui n'en finit pas et, partant, de savoir quels
doivent être les véritables objectifs de notre lutte de libération nationale
pour les années avenir. La deuxième leçon, c’est qu’il n’y a pas de fin de
l'Histoire. Pour beaucoup de gens, la « chute du mur » sonnait le
triomphe définitif du modèle capitaliste. La crise générale qui frappe
actuellement ce modèle montre qu’il est loin d’avoir triomphé de l’exigence de
justice et de liberté des peuples du monde !
·
Le jour où nous sommes vraiment entrés dans l'ère de
la refondation de notre Côte d'Ivoire
Le 11 avril 2011, nous avons
perdu une bataille mal engagée et mal conduite, mais pas la guerre. Malgré
toutes les apparences contraires, ce n’est pas la ruine de toutes nos chances
d'en finir avec la domination étrangère, seule manière de sortir vraiment de
cette crise dans laquelle nous sommes englués depuis la fin des années 1980.
Après cette tragédie, même les plus crédules, ceux qui croyaient à la
possibilité d'un gentleman’s agreement avec les colonialistes
impénitents qui dictent à la France sa criminelle « politique africaine » – je
pense tout particulièrement à Émile Boga Doudou et à Désiré Tagro qui y ont
tant cru qu'ils en sont morts ! –, ont su à quel point ce n'était-là qu'une
illusion, et une illusion dangereuse, ô combien !
Jour de colère et de tristesse,
mais aussi jour de clarification, le 11 avril 2011 est le jour où nous sommes
vraiment rentrés dans l'ère de la refondation de notre Côte d'Ivoire. Parce
que, sur un terrain miné, on ne peut avancer qu'en ayant les yeux bien ouverts.
Or notre pauvre patrie était jonchée de bombes à retardement, et certains n’avaient
d’yeux que pour la prétendue dictature d’un soi-disant parti unique ! Le
11 avril nous a dessillés. Malgré toutes les choses navrantes qui se passent
actuellement autour de Laurent Gbagbo, je suis absolument convaincu que les
temps qui viennent nous apprendront à être toujours mieux au fait de la meilleure
manière de sortir de l'impasse où cette histoire de « refondation », qui
n'avait ni les moyens intellectuels ni les moyens physiques de sa réalisation,
nous a enfermés.
En guise de conclusion, qu'il me
soit permis ici de préciser deux ou trois choses. Je suis évidemment pour
soutenir Laurent Gbagbo dans l'adversité où il se trouve. Je suis évidemment
pour exiger sa libération des griffes de ses ennemis, qui sont aussi ceux de
tout citoyen ivoirien militant pour l'indépendance de la Côte d'Ivoire. Je suis
évidemment pour que cessent toutes les poursuites engagées contre lui en raison
de son refus de se soumettre aux oukases des colonialistes français de droite
et de gauche. Ce n'est pas un crime d'avoir défendu sa patrie... Au
contraire ! Et, pour cela, lui, son épouse, son fils, et tous leurs
compagnons ont largement mérité cette immense ferveur qui s’exprime à leur
endroit.
Mais, si Laurent
Gbagbo n'a rien à faire dans ce soi-disant tribunal international qui prétend
le juger ni, a fortiori, dans une prison où qu’elle se trouve, il y a cependant
une instance à laquelle il ne devrait pas échapper : c'est le tribunal de
l'Histoire devant lequel, en vertu de notre droit et de notre devoir
d’inventaire, il est d’ores et déjà cité à comparaître.
Marcel
Amondji (11 avril 2013)
[1] - Cité par Notre Voie 12
janvier 2010 dans un article intitulé : « Echanges Gbagbo Jean Pierre Ayé
en mai 1990 ».
[2] - Nord-Sud 07/03/2013.
[3] - L'Eveil N°
15, mars 1991.
[4] - S. Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny.
Fracture dans le destin d’une nation, Karthala, Paris 1997 ; p. 89.
[5] - Jeune Afrique Economique
07 août-03 septembre 2000.
[6] - Fauré, Médard et al. : Etat
et bourgeoisie en Côte d’Ivoire, Karthala 1982 ; p. 80.
[7] - Editions du Rocher 2003 ; page
169.
[8] - Voir, dans L'Après-Houphouët
de Nicole Leconte, le chapitre intitulé Les
scénarios de la succession.
[9] - Le Nouveau Réveil 18 juin 2011.
[10] - Comme pour confirmer ce
jugement à première vue surprenant, dans
son livre soi-disant co-écrit avec Laurent Gbagbo, François Mattei lui fait
dire : « Je ne suis pas, je n’ai jamais été anti-Français » (Libre
pour la vérité et la justice, p. 54).
[11] - africamagazine.com 02
mai 2009.
[12] - Notre Voie 23
novembre 2010.
[13] - Le Nouvel Observateur 6 janvier
2011. Comparer avec ce que François Mattei fait dire à Laurent Gbagbo dans leur livre : « Les
sondages de la Sofres (...) m'ont toujours donné gagnant. Je sais qu'ils
reflétaient la réalité. Jean-Marc Simon, l'ambassadeur de France prétend qu'ils
avaient été arrangés pour endormir ma vigilance et m'empêcher de voir les
manœuvres en cours. Ils plaçaient en tout cas Ouattara chaque fois en troisième
position. Si les sondages avaient été truqués, les truqueurs auraient surement
placé Ouattara en deuxième position, non en troisième… » (Libre pour la
vérité et la justice, p. 130).
[14] - Fraternité Matin 13
mai 2009.
[15] - Blaise Compaoré sur RFI, le 19 septembre 2009.
[16] - Peuples Noirs Peuples Africains
N° 41-42, Spécial Côte d’Ivoire
(septembre-octobre/novembre-décembre 1984).
[17] - Karthala, Paris 1984.
[18] - G. Nairay et A. Belkiri
étaient respectivement le Directeur de cabinet d’Houphouët et le secrétaire
général du gouvernement ivoirien, et l’un et l’autre occupaient déjà ces
fonctions bien avant l’indépendance. Si A. Belkiri disparut de la nomenklatura
en 1990, G. Nairay resta dans sa fonction jusqu’au décès d’Houphouët, puis il
devint un « conseiller spécial » de son successeur jusqu’à sa propre
disparition en 1998.
[19] - Jeune Afrique N°1534, 28/05/1990.
[20] - L’Humanité 05/11/2010.
[21] - La Croix 10/01/2000.
[22] - Jeune Afrique Economique 07
août-03 septembre 2000.
[23] - Le Figaro 27
décembre 2010.
[24] - J.-F. Bayart, Libération
11 mai 1992.
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