Pendant neuf ans, la France a œuvré à la reconquête de la Côte
d’Ivoire, où le président Gbagbo était considéré comme une menace pour ses
intérêts. Pour le renverser et face à une résistance populaire inattendue,
Paris a eu recours aux opérations secrètes et à l’action psychologique, piliers
de la doctrine anti-insurrectionnelle de son Ecole militaire.
L’ouvrage s’inscrit dans les « grands travaux » de
rétablissement des faits offusqués ou transfigurés par la vulgate officielle.
Une tâche titanesque – si l’on considère les dix ans d’une désinformation bien
orchestrée et structurée – à laquelle se sont déjà attelées Fanny Pigeaud avec France Côte d’Ivoire. Une histoire tronquée,
paru en 2015, et, en moindre mesure, Leslie Varenne avec Abobo la guerre, en 2012.
L’ouvrage de Granvaud et Mauger est une véritable summa rédigée avec
rigueur historienne. Du lourd dans la confrontation méticuleuse des sources et
la recherche en profondeur de documentation. Un pompier pyromane est une base
indispensable à la reconstruction des événements brouillés par les spécialistes
de la manipulation. Les autorités françaises et le journalisme « embedded »,
mobilisés au soutien des communicateurs de l’armée, ont élaboré un grand récit
que les auteurs démontent pièce par pièce.
Désinformation massive et journalisme embedded
Avec un argumentaire solide et preuves à l’appui,
Granvaud et Mauger démontrent par exemple, que la nuit du 19 au 20 septembre
2002 c’est bien une tentative de putsch qui a eu lieu et non une mutinerie ;
que les manifestants des journées de novembre 2004 ne brandissaient pas des
kalashnikov, comme l’on a voulu faire croire ; que ceux qui ont juré sur les
charniers, pas vraiment avérés, attribués à Gbagbo, ont rendu invisibles ceux,
plus certains, de ses adversaires ; qu’en avril 2011, les hélicoptères de
combat de la France larguaient les bombes sur les civils, alors que sa diplomatie
affirmait protéger la population des armes du camp gouvernemental.
L’évidence des faits se manifeste pendant que l’écran de fumée se
délite. Les lecteurs suivront la succession des événements qui balisent les
étapes de la reconquête non avouée : de septembre 2002 à la capture de Gbagbo,
le 11 avril 2011, suivie par le retour en pompe de la Françafrique triomphante
et en passant par le déploiement de la force française Licorne, les « Accords »
de Marcoussis en 2003, le novembre noir de 2004, le ballet diplomatique…
La « guerre révolutionnaire »
La lecture d’Un pompier pyromane est stimulante et
suggère des pistes de recherche et de réflexion.
On peut en énumérer les plus importantes.
Primo : la France a mené en Côte d’Ivoire une
guerre globale dont la bataille médiatique a été un aspect déterminant. Elle a
rythmé l’alternance de la paix armée et de la belligérance. Ce qui est prescrit
dans la doctrine de guerre française, où l’action d’influence via
l’embrigadement des médias « sert avant
tout la force militaire dans la poursuite de ses objectifs, soit en appui, soit
en alternative à la violence et à la menace »[i].
Secundo : dans la conduite de cette guerre contre
le pouvoir incarné par Laurent Gbagbo, la France s’est trouvée face à la
résistance populaire qui s’est invitée dans la crise : la « foule comme acteur
public », pour partager une expression employée par Achille Mbembe dans la
description des événements de septembre 1945 à Douala (Cameroun).Une variable
inattendue et qui a souvent grippé le dispositif communicationnel français.
Visiblement en difficulté pour cacher, puis minimiser, le premier massacre des
militaires de Licorne contre les manifestants désarmés des journées du 6 au 10
novembre 2004, la ministre de la Défense Alliot-Marie se justifiera en évoquant
« une situation insurrectionnelle ». Granvaud et Mauger commentent ainsi : « Le
terme d’"insurrection", également prisé par certains média français
pour décrire la situation, paraît singulièrement inapproprié, les manifestants
ne cherchant pas à renverser mais au contraire à défendre le pouvoir ivoirien
en place. A moins que l’armée française et l’ancienne métropole ne se
considèrent toujours comme l’autorité légitime »[ii].
Ce qui était évidemment le cas. Or, à toute
insurrection, toute contre-insurrection…
Tertio : la guerre menée par la France en Côte d’Ivoire a été par
conséquent, une « guerre révolutionnaire », anti-insurrectionnelle. Dans son
déroulement, on détecte les mises à jour des paramètres théoriques et
méthodologiques de cette Doctrine élaborée une première fois par le colonel
Lacheroy pendant la guerre d’Indochine. Après l’Algérie, le Cameroun et le
Rwanda, la Côte d’Ivoire a fait ainsi son entrée dans les cas de figure
éminents de ces guerres noires qui changent de peau pour renouer avec une
tradition datant de la période coloniale. Le général Lecerf, commandant de la
Licorne de juin 2006 à juillet 2007, décrira l’opération Licorne comme un «
laboratoire ». On le lit dans la revue trimestrielle des forces terrestres : « C’est surtout dans le domaine du
renseignement et des opérations militaires d’influence… que les
expérimentations ont été les plus nombreuses »[iii].
Elève de l’Ecole supérieure de guerre à Paris et professeur au Collège
interarmées de Défense, cet ancien patron de la Force terrestre décédé en 2011
était un théoricien de la Doctrine. A propos des massacres des civils en
novembre 2004, il expliquera, sans état d’âme, qu’il vaut mieux que « l’emploi de l’arme de guerre sur une foule
advienne le plus tard possible. Mais nous ne nous posons aucune question
métaphysique ; nous employons nos armes dès que cela est nécessaire »[iv].
Un novembre noir
Suivant la reconstruction des faits de Granvaud et Mauger,
on voit s’éclaircir les points obscurs confirmant le caractère occulte de la
guerre. Cela même si les auteurs lèvent plus d’un coin du voile posé par le
récit officiel.
Toutes les ombres n’ont pas encore été dissipées sur le cours des
événements, à partir du début – le putsch raté du 19 septembre 2002, où les
interrogations persistent sur sa dynamique, le rôle de certains acteurs
ivoiriens ou régionaux et les raisons de son échec – et jusqu’à l’offensive
finale contre le camp Gbagbo, avec la capture de ce dernier, où on aura du mal
à compter les victimes de l’armée française pendant sa progression et les
bombardements sur Abidjan.
****
Si on se focalise sur le « novembre noir » 2004, où
les événements s’enchaînent jusqu’à l’embrasement, on est dans l’épicentre des
manœuvres secrètes et des stratégies opaques. Et cela, paradoxalement,
permettra de voir plus clair dans les développements de la crise.
En mai 2004, le commandement de l’opération
Licorne, géré à rotation annuelle, est confié au général Henri Poncet, un
officier au profil et à l’expérience de politique et à la fois de théoricien,
qui influencera le cours de cette histoire avec sa personnalité et son mode
opératoire.
Ancien professeur aux Etudes opérationnels de l’Ecole de guerre, ce
parachutiste issu des troupes d’infanterie de marine héritières de l’armée
coloniale a été conseiller Afrique du ministre de la Défense Million et, suite
au changement de majorité, de son successeur Alain Richard. En 1992, le fleuron
des forces spéciales françaises, le Commandements des opérations spéciales
(COS) voit le jour. Au boulevard St Germain (siège de l’EM de l’armée de
terre), personne ne fait mystère du nom de son concepteur… Le général est un
idéologue féru de la Doctrine et de sa manière de « faire la guerre autrement
», ce qui nécessite, selon ses dires, «
la désinformation, la manipulation, tout en restant dans des limites
acceptables »[v].
Officiellement chargé de l’évacuation des ressortissants français à la tête de
l’opération Amaryllis en 1994 au Rwanda, en plein génocide, le général remplit
de génocidaires les avions affrétés. La mission a été plus tard considérée
comme un feu vert donné aux exécutants de l’extermination qui agissaient sous
les yeux de ses soldats. Ceux-ci ne bronchaient pas tout en « conseillant » aux
Casques bleus belges de la MINUAR, qui voulaient intervenir, de ne pas se mêler
de ces « conflits interethniques ». Poncet assurera le commandement du COS, son
bébé, de 2001 à 2004, juste avant de s’embarquer pour Abidjan avec les «
meilleurs éléments » des trois armées[vi].
Quelques dizaines de ses commandos arriveront aussi dans ses valises et
joueront, on le verra, un rôle important.
Le premier massacre
Au début de ce novembre noir, Laurent Gbagbo lance
son armée, les FANCI, à la reconquête du Nord occupé par la rébellion de Forces
Nouvelles (FN), qui est à l’origine du coup d’Etat raté de septembre 2002.
Poncet veut empêcher l’offensive gouvernementale en bloquant avec ses camions
les pistes de décollage de l’aéroport d’Abidjan. Il demande à l’Elysée un feu
vert qui n’arrivera pas… L’offensive des FANCI progresse et au soir du 5
novembre, les autorités françaises sont informées que le lendemain les FANCI
seront à Bouaké, fief d’une rébellion en train d’être défaite ! Gbagbo lui, il
est en train de gagner la guerre quand, ce jour-là, le 6 novembre, des avions
Sukhoï de son armée de l’air bombardent une base française à Bouaké en tuant
neuf soldats. La réaction de Poncet est immédiate : tous les appareils des
FANCI sont vite détruits. L’Elysée, cette fois-ci, n’a reçu aucun coup de fil
de sa part. Poncet a agi sans rien demander. Seul ?
L’offensive gouvernementale de facto est arrêtée,
mais les Ivoiriens sont outrés par la violence de la riposte française et, à la
tombée de la nuit, des milliers de manifestants convergent sur les ponts menant
à la base française. Poncet ne se pose alors, lui non plus, « aucune question
métaphysique » et ordonne de tirer sur la foule. On comptera environ 70
victimes et des centaines de blessés. Quelques heures auparavant, il avait
déclaré : « Je veux des morts ivoiriens ». Il les avait.
Quid des pilotes biélorusses des Soukoï
responsables du bombardement de Bouaké disparus dans la nature ? Mystère
d’autant plus troublant que tous, (y compris Poncet), s’accordent à nier que
l’initiative meurtrière soit venue de Gbagbo. Alors, qui a donné l’ordre ?
On sait, des années après et suite à des nombreuses
enquêtes judiciaires et de presse, qu’à leur rentrée à l’aéroport de
Yamoussoukro, les pilotes ont été pris en charge par les hommes du COS, gardés
pendant quatre jours et exfiltrés au Togo, où leurs traces ont été perdues. En
2016, la juge d’instruction française Sabine Kheris demande le renvoi devant la
Cour de justice des anciens ministres Dominique de Villepin, Michèle
Alliot-Marie et Michel Barnier, considérés parmi les responsables de
l’exfiltration. Selon Maître Balan, avocat des familles des soldats français
tués à Bouaké, le contenu du dossier pourrait justifier le « renvoi devant une cour d’assises pour être jugés en tant qu’auteurs,
co-auteurs ou complices de l’assassinat des soldats français ». D’après
lui, le bombardement de Bouaké est « une
tentative ratée de coup d’Etat » : une provocation à attribuer à Gbagbo
pour arrêter son offensive dans le Nord et préliminaire à son renversement[vii].
L’ombre du crime d’Etat sur fond de machination se profile. S’agit-il du
genre de la manipulation évoquée par Poncet dans sa plaidoirie pour la guerre
autrement ? Un lobby militaire avec des « protecteurs » au sommet de l’Etat,
aurait-il sacrifié neuf des siens pour barrer la route à un Gbagbo en train de
rebondir ?
Les mystères des Soukoï
Ce qui est sûr, c’est qu’une main noire opère en ce
novembre 2004, au sein de l’une de ces « hiérarchies parallèles » si chères à
la Doctrine de la « guerre révolutionnaire » (DGR).
Il est maintenant acquis que Chirac n’as pas donné
à Poncet l’ordre de détruire la flotte aérienne de Gbagbo. Le journalisme
embedded n’étant pas exempt de fissures, cinq semaines après les faits Le Nouvel
Observateur relate une fuite au ministère de la Défense, une source faisant
filtrer que « quand le président a appris la riposte, elle était déjà en train
de se faire ». Puis, comme avec le temps les langues se délient, Libération
confirmera, en 2014, que l’initiative fut prise par le général Poncet[viii]. Qui
aurait agi sous « conseil » du général Georgelin, chef d’Etat-major de Jacques
Chirac, selon l’une des plumes de la Grande Muette, Jean-Christophe Notin, qui
l’écrit dans son ouvrage Le crocodile et
le scorpion, parue en 2013.
Les deux officiers ont-ils court-circuité le chef
de l’Etat, dont la conduite ambiguë agaçait les cercles militaires résolus à en
finir avec Gbagbo ?
Quoi qu’il en soit, une proximité de sensibilité
entre Poncet et Georgelin est attestée dans leurs CV : les deux officiers se
succédant, entre 1997 et 1999, dans la structure de commandement de la 11ème
Division Parachutiste (DP), où sont recrutés les soldats des missions
spéciales, notamment les forces opérationnelles du service action de la
Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les mêmes qui, entre 1990
et 1993, ont formé les cadres de l’armée rwandaise responsable du génocide de
1994 au pays des mille collines[ix]. Des
adeptes des guerres secrètes les deux généraux, l’un et l’autre avec une étoffe
de politiciens et d’« inspirateurs ». De Poncet, on a parlé plus haut.
Georgelin, lui, a été chef du cabinet militaire du 1er ministre de 1994 à 1997
et a fréquenté le Centre des hautes études militaires (CHEM) ainsi que
l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN).
Quant au bombardement, difficile de croire que les
commanditaires ne soient pas en « hiérarchie » avec ceux qui en ont réceptionné
les auteurs pour les mettre sous leur protection, les exfiltrer au Togo, puis
les faire disparaître. Les hommes du COS aux ordres de Poncet, comme on a vu…
Si dans le récit de Granvaud et Mauger, on privilégie une autre piste,
celle de la cellule Afrique de l’Elysée sous la direction de Michel de
Bonnecorse, on met aussi et bien en évidence le rôle de Dominique de Villepin
comme l’un des cerveaux moteurs de l’opération. Qui pourrait l’être autant dans
la première hypothèse (Poncet et le COS) que dans celle des auteurs.
La victoire aux mains nues
Après le carnage du 6 au 7 novembre, les troupes de
l’ombre continuent à agir. Pendant la nuit du 7 au 8, une colonne de blindés de
l’opération Licorne s’arrête devant la résidence de Laurent Gbagbo, les canons
pointés contre les fenêtres. Le scénario du coup d’Etat est en acte lorsqu’un
nouveau mouvement de milliers de gens s’interpose comme un bouclier humain à
protection du président. La foule s’oppose aux soldats français dans toute la
zone de la résidence du chef de l’Etat jusqu’à l’Hôtel Ivoire, où le gros des
forces de Paris est stationné. Ici, le face à face avec les militaires vire à
une nouvelle tuerie, avec un bilan de 63 morts et de centaines de blessés. Sur
le terrain, les scènes sont impressionnantes. Des corps déchiquetés, mêmes
décapités. Selon un témoignage reporté par Granvaud et Mauger, « ça ne peut pas être une balle de fusil
d’assaut Famas (en dotation à l’armée de terre, ndr). Le calibre est trop
mince. Un seul type de munitions est capable de faire autant de dégâts : le
12,7 millimètres. De celles qui équipent certaines fusils de snipers »[x] : ceux
des tireurs d’élite du COS positionnés au sixième étage de l’Hôtel Ivoire[xi] !
Les victimes ne plient pas la résistance et la résidence de Gbagbo reste
protégée par la foule. Paris se désiste -ou se « dégonfle », selon une
expression utilisée par Poncet quelque temps après. La victoire aux mains nues,
intitulera le reportage tourné sur les lieux le cinéaste ivoirien Sidiki
Bakaba, témoin d’exception des événements[xii]. « … La foule avait entouré le palais
présidentiel. Le coup d’Etat n’a pas pu avoir lieu », déclarera également
Maître Balan[xiii].
Une erreur de Doctrine
Malgré les tentatives maladroites de la
communication de l’armée – qui en un premier temps avait nié les tirs sur les
manifestants et expliqué le positionnement des blindés devant la maison
présidentielle par… une erreur d’itinéraire –, la vérité se fait jour. Les
images du carnage apparaissent sur la télévision ivoirienne et dans un
reportage diffusé en France par Canal +.
Visiblement, une erreur de stratégie se dessine. «
Poncet n’a pas su anticiper la crise », écrira Libération le 5 janvier 2006.
Cette erreur est, comme on l’a vu, à l’origine de l’échec du coup d’Etat, le
troisième depuis que Gbagbo est au pouvoir. Si le raz-de-marée populaire et le
manque de peur des gens qui ont occupé la rue entre les 6 et 10 novembre
démontrent que les armes ne sont pas si toutes-puissantes face à une très forte
résistance de masse, les forces à la manœuvre au sein de Licorne et à Paris
n’auraient pas prévu l’ampleur de la riposte populaire. Un problème de
doctrine, dont ses concepteurs tiendront compte par la suite.
Car les masses, leur contrôle et la régulation de
leurs comportements, l’occupation des esprits, doivent rester au centre de la
Doctrine, ce qui n’avait pas été fait, avec les conséquences que l’on a vues.
La réputation de l’armée ayant été ternie, le
commandement de Licorne se met au travail pour réorganiser le consensus sur les
agissements de la Grande muette. Il se dote d’un « bureau d’études », chargé de
promouvoir des « actions indirectes » qui doivent demeurer secrètes : « Jamais
personne ne doit pouvoir identifier la véritable source… que les informations
soient fausses ou non »[xiv]. Cette
initiative a été prise hors de la chaîne de commandement officielle : « J’ai eu à m’interroger sur l’utilité de ma
présence (au sein de la force Licorne, ndlr) dans la mesure où le général
Poncet s’appuyait sur des services qui m’échappaient, à savoir les forces
spéciales, un bureau d’études et d’autres "fidèles du renseignement" »,
dira l’adjoint de Poncet à l’époque, le général Renaud de Malaussène, aux
fonctionnaires de la Brigade criminelle qui enquêtaient sur l’affaire Mahé, ce
jeune ivoirien suspecté d’être un coupeur de route et tué par une patrouille de
Licorne sur ordre de Poncet. Un autre dossier chaud et qui fera de ce dernier,
pendant un certain temps, « le général le plus controversé de France ».
Mais, avec cette campagne de rectification structurelle, la prise en
charge de l’arme médiatique par les forces d’élite de l’armée est une réalité
qui donnera ses fruits plus tard : le militaire et sa logique sont au cœur de
l’information, de toute l’information, celle des médias et l’autre, plus
subtile, qui circule dans l’action psychologique.
La terreur
Six ans et demi après, quand l’épilogue de cette
histoire se consomme avec d’autres protagonistes et par la capture de Gbagbo
par les forces spéciales françaises, la stratégie de la « guerre
révolutionnaire », avait été assumée dans tous ses dispositifs, y compris la
terreur : « "Les bombardements ont
porté la peur à son paroxysme" dans une capitale déjà meurtrie par les
effets de l’embargo, et …. "la terreur des habitants …. est renforcée par
les nouvelles éparses" qui leur parviennent au sujet des massacres commis
par les troupes de Ouattara[xv](16) ». En reprenant et en complétant, dans
l’avant dernier chapitre d’Un pompier pyromane, des extraits du quotidien
bruxellois Le Soir du 4 avril 2011,
les auteurs soulignent que cette guerre, soutenue par la manipulation
médiatique et une diplomatie active dans toutes les institutions de la
gouvernance mondiale, a été conduite aussi contre les populations civiles
révoltées face à l’interventionnisme violent de l’ancienne puissance coloniale.
A partir de 4 avril, les bombardements des
hélicoptères français sont de plus en plus intenses. Les camps de l’armée
ivoirienne sont ciblés, mais l’hôpital et le supermarché de Cocody, le beau
quartier d’Abidjan, ne sont pas épargnés. Et le nombre de victimes civiles
demeure inconnu. A guerre noire, info occulté…
Dans le quartier populaire d’Abobo, à Abidjan, les forces françaises
supportées par celles de l’Onuci appuient la guérilla du Commando invisible, un
électron libre au sein des Forces Nouvelles. Pendant les affrontements précédant
la chute de Gbagbo, les corps de sept légionnaires français seront récupérés
sur les lieux. Cette mini-insurrection faisait partie d’un plan de « propagande
armée » : il s’agissait d’évoquer une sorte de « printemps ivoirien »,
anti-Gbagbo évidemment et selon la mode politique de l’époque.
Les masses au cœur de la Doctrine
La présence de tous ces ingrédients de la guerre
psychologique marque un tournant dans l’application de la Doctrine (DGR) en
Côte d’Ivoire et comble les lacunes du dispositif militaire qui s’étaient
manifestées au cours du novembre noir 2004.
Cette fois-ci, la crise – dans le sens des
manifestations de masse anti-françaises imprévues et « ingérables » – a été
bien « anticipée ». En 2004, pour ne pas avoir su prévenir le mouvement, le
prix à payer, non des dizaines, mais des centaines, voire de milliers de
victimes ivoiriennes, aurait été trop élevé. En 2010-2011, la diffusion
généralisée de la peur dans l’ensemble du territoire, plus un maquis
instrumentalisé et la manipulation systématique de l’information ont fonctionné
pour bloquer toute initiative populaire.
Les populations sont au cœur de la Doctrine de la « guerre
révolutionnaire » et leur « gestion » est vitale pour son application. La leçon
de 2004 a été bien entendue en 2011 et la stratégie de la terreur a été actée
avec succès. Y compris dans le silence sépulcral qui a occulté les morts des
bombardements sur Cocody et les 800 (!!) victimes du massacre de Duékoué, dans
l’ouest du pays, œuvre des partisans d’Ouattara, et dont les informations ont
néanmoins circulé parmi les populations civiles.
Le stratège de l’Elysée
Blindés du corps expéditionnaire français (nom de code : Opération
Licorne)
dans un quartier résidentiel d'Abidjan le 2 avril 2011 (REUTERS/ECPAD). |
Laurent Gbagbo fut ainsi renversé et, quelques mois
après, expédié à la Cour pénale internationale (CPI). Les stratèges de la «
guerre révolutionnaire », eux, font preuve d’une longévité politique majeure.
Le général Henri Poncet, suspendu et même « blâmé » pour l’affaire Mahé – du
jamais vu pour un haut gradé de l’armée depuis la guerre d’Algérie – (« Le
général Poncet est tombé ! », avait crié alors et un peu hâtivement la presse),
avait été en réalité muté à la tête des renseignements militaires (DRM). Tout,
sauf une mise au placard. En 2007, il prend sa retraite et continue à faire
parler de lui quand il prône l’intervention de l’armée en territoire urbain
critiquant au passage la gestion médiatique « antimusulmane » des attentats
djihadistes !! En 2017, il adhère à La république en marche (LRM) et devient
conseiller pour le Programme Défense et Sécurité du président Macron.
Le stratège est au sommet de l’Etat, avec ses
théories à appliquer au Moyen Orient, en Afrique, sur le territoire national
et… dans le Vieux Continent. L’« Europe de la Défense», cette amorce d’une
nouvelle doctrine antiatlantique qui a fait grincer les dents à Trump, c’est
lui.
Avec lui, les fantômes de l’Algérie, du Cameroun, du Rwanda et de la
Côte d’Ivoire hantent les hautes sphères de la Vème République. Où se confirme
qu’aujourd’hui comme hier la « guerre révolutionnaire », forme moderne de la
guerre française est le guide de l’action politique en externe et en interne de
Paris.
L. Elongui (Afrique-asie.fr 20 décembre 2018)
[iv]
- Défense
et Sécurité nationale. Le livre blanc. Les débats sur La Documentation
française. Cité par les auteurs, pages 205-206.
[v] -
Extraits
d’une Tribune publiée sur Le Monde et
cités par Alexandre François, Le général Poncet, l’adepte de « la guerre
autrement » en Côte d’Ivoire, Slate Afrique, 3 décembre 2012.
[xv]
-
Alassane Dramane Ouattara (ADO) est l’un des protagonistes de cette longue
crise. Soutenu par la France et son allié de l’époque, le président burkinabè
Blaise Comparé, ADO est l’adversaire de Gbagbo à la présidentielle qui se joue
fin 2010. Ses résultats contestés ouvriront la voie à la solution militaire de
la crise, pendant laquelle l’armée de la rébellion (FAFN), qui se manifeste au
lendemain du coup d’Etat raté de septembre 2002, appuyée par la France, la
force des NU (ONUCI) et le Burkina Faso, interviendra à soutien du « candidat »
Ouattara et se rendra responsables de nombreuses exactions.
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