mardi 21 août 2018

Qui est Kofi Annan pour moi ? par Martial Frindéthié


En Afrique, nous avons un peu trop tendance à adorer les morts mais à détester les vivants.
Koffi Annan
© Marco Okhuizen
Les morts, on les expose des jours durant ; on les pleure l’éventail en main, chassant les mouches qui leur tournoient autour ; on leur construit un passé glorieux, même lorsque de leur vivant ils n’ont été que déception. Les morts sont tous beaux, tous gentils, tous honorables. Il n’est pas décent de dire des « méchancetés » des morts. Parce que … en vérité, parce qu’ils pourraient précipiter notre propre mort. Kofi Annan est mort. Et commence alors la foire aux larmes et aux éloges parfois trop forcés. Moi, je comprends bien et respecte les larmes de ceux qui ont aimé Annan et ceux qu’il a aimés. Je ne suis pas de ceux-là. Et je les aurais laissés volontiers faire leur deuil si dans leurs épanchements d’éloges, tout restait au domaine familial ; si dans leur épanchement d’éloges, ils n’essayaient pas de me faire avaler la fable d’Annan le parfait personnage public. Dès lors que cet épandage passe sur la place publique, il serait lâche de ma part de m’associer à cette folie circulaire. Car pour moi, qui est Annan ?

C’est sous l’égide de Kofi Annan, en tant que secrétaire général des Nations Unies, que la division de la Côte d’Ivoire en un Sud constitutionnel et un Nord rebelle fut sanctifiée. En ce temps-là, les Etats-Unis exigeaient de Kofi Annan qu’il montre patte blanche quant à sa gestion du programme « pétrole contre nourriture », et la France cherchait à regagner le contrôle du pays le plus riche d’Afrique francophone, qui sous le président Laurent Gbagbo lui échappait. Chirac et Annan avaient donc quelque chose à s’offrir mutuellement : Annan avait besoin du soutien de Paris pour se défendre de l’avalanche de critiques qui lui venaient des Américains ; Chirac avait besoin d’Annan et les Nations Unies pour affaiblir le président Gbagbo en légitimant la rébellion du Nord. L’alliance Annan-Chirac nous dit ceci : bien que l’Afrique mérite d’être fière de ses fils et filles qui ont « percé » sur la scène mondiale, elle devrait toutefois demeurer extrêmement méfiante de cette petite bourgeoisie africaine qui a été élevée dans les pépinières des organisations telles que les Nations Unies, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ; une petite bourgeoisie dont les intérêts reposent sur le maintien et la prolongation de l’esclavage des peuples noirs.
En effet, en 1997, le monde et l’Afrique en particulier, applaudit la nomination du premier Africain d’Afrique subsaharienne comme secrétaire général des Nations Unies. Annan reçut des félicitations et des vœux de réussite du monde entier. M. John R. Bolton, L’ex-vice-président de l’American Entreprise Institute, qui sera plus tard l’un des critiques les plus coriaces d’Annan, disait ceci de la « victoire » d’Annan sur le Tanzanien Salim A. Salim : « Annan est certainement supérieur à Salim. Toute la carrière d’Annan s’est virtuellement passée au sein des nations Unies, souvent à des postes administratifs et de responsabilité. Très peu de personnes peuvent se vanter de maitriser "le système" autant qu’Annan. Il est par conséquent celui qui peut le plus réformer le système, car sa bureaucratie lourde, son jargon et ses détours ne peuvent le distraire s’il est vraiment engagé. A partir de janvier 1997, le monde aura la chance de juger sa performance ». De quel système parlait donc M. Bolton ? Etait-ce ce que Stephan Halper nommait la trinité diabolique des Nations Unies, notamment le gaspillage, la fraude et l’abus ? Car en vérité, le monde eut l’occasion de juger Kofi Annan, et le verdict fut des plus déprimants. Sous la gestion d’Annan, la kleptocratie et l’irresponsabilité furent érigées en valeurs. Annan géra la chose publique comme une plantation familiale, sans aucun égard pour la transparence et la bonne gouvernance, mais plutôt avec une propension prononcée au népotisme, à la déréliction, et à la corruption.
En effet, sous Boutros Boutros-Ghali, le prédécesseur d’Annan, le monde avait cru que les Nations Unies avaient atteint le paroxysme de la corruption. Cependant, Annan, qui avait attendu des années dans l’antichambre du pouvoir, était bien impatient, avant même que de prendre les rênes de l’organisation, de nous prouver que la corruption ne pouvait avoir de limites. Dans un élan de perfectionnisme pathologique, il porta la corruption à un niveau jamais égalé auparavant, prenant ainsi la palme du fonctionnaire international le plus corrompu de la planète. Non, nous n’exagérons rien. Pour Annan, comme il l’est de coutume chez la plupart des élites du Tiers Monde qui ne rêvent que de se faire une place en jouissance blanche au sein du capitalisme, l’accumulation du capital en est la voie la plus directe. Aussi, lorsque sous ses auspices il fut donné aux Nations Unies l’occasion de gérer le programme de « pétrole contre nourriture », un programme d’un montant 5 fois supérieur au budget déjà excessif des Nations Unies, Annan usa de moyens détournés pour s’en approprier, directement ou indirectement, une très large portion. De quoi s’agit-il vraiment ?
Jacques Chirac, Koffi Annan (au centre) et Laurent Gbagbo
lors du guet-apens de l'avenue Kleber en 2003
Au soir de la guerre du Golfe de 1991, les Etats Unis avaient imposé un certain nombre d’embargos commerciaux au régime du président Saddam Hussein. Cependant, conscients que ces restrictions feraient plus de mal aux populations iraquiennes qu’à Saddam et à ses proches, les membres de la coalition permirent à l’Iraq d’exporter du pétrole sous la gestion des Nations Unies, afin que les revenus générés soient utilisés à des causes humanitaires (achat de nourriture, médicaments) et à la réfection des infrastructures détruites pendant la guerre (routes, ponts, barrages, etc.). En 1996, Boutros-Ghali confia la gestion du « pétrole contre nourriture » à Annan, dans l’espoir que celui-ci donnerait un petit coup de pouce au programme qui démarrait difficilement. Parmi les « experts » qu’Annan fit venir pour administrer le programme se trouvaient son fils Kojo Annan et le neveu du président Robert Mugabe, Leo Mugabe. En moins de 7 ans, la « Dream Team » de Kofi Annan constituée de son fils Kojo et du neveu Mugabe réussit à réorienter des milliards de dollars avec la complicité de Saddam. Ce grand détournement serait passé inaperçu si l’Amérique n’avait pas attaqué l’Iraq, et si la gestion du programme « pétrole contre nourriture » n’avait pas été transférée, dans toute sa mystérieuse splendeur, à la coalition conduite par les Etats-Unis. Des 67 milliards de dollars générés par le pétrole iraquien entre 1996 et 2003, le chef du programme humanitaire d’Annan, Benon Sevan, avant de prendre sa retraite dans sa luxueuse villa New Yorkaise de 1,5 millions de dollars, ne put rendre compte que de 31 milliards dépensés en nourriture et médicaments déjà livrés aux Iraquiens, 8,2 milliards de dollars en biens humanitaires pas encore livrés, et 3 milliards en projets de reconstruction. Et le reste ? Le reste de la comptabilité, nous dira la « Dream Team » d’Annan, s’est perdu dans le bombardement de Bagdad par les Américains.
Ahurissant ! A l’âge du numérique, nous dit-on, la comptabilité des Nations Unies, tenue sur des parchemins de l’antiquité, s’est évaporée avec le bombardement de Bagdad. Le scandale du programme « pétrole contre nourriture » n’est point une aberration aux nations Unies. Il fait partie de la norme. Et l’élite africaine des organisations internationales, érigeant la corruption en norme, est disposée à vendre l’Afrique au plus offrant pour un morceau du paradis capitaliste. Ouattara, ayant germé dans la pépinière du Fonds, ayant compris et accepté ce qu’il en coûte de mériter la jouissance occidentale, appartient à cette élite-là, pour qui l’Afrique n’est qu’une monnaie d’échange. Pour cette élite-là, tout empêcheur de tourner en rond doit être annihilé. Kofi Annan et Dramane Ouattara ont bu le champagne de la déportation de « Gbagbo l’empêcheur de tourner en rond » ; ils ont bu le champagne de la vente de mon pays aux spéculateurs occidentaux. Que l’on ne vienne pas m’ânonner des fables à propos d’Annan l’immaculé. Que l’on ne vienne pas, sous prétexte que les morts sont tous beaux, tous parfaits, me relativiser l’histoire !

Martial Frindéthié

Source : Connectionivoirienne.net 18 Août 2018


NOTRE COMMENTAIRE

Citoyen Frindéthié, si par hasard il se trouvait – sait-on jamais ? – que tu aies besoin d’un avocat pour soutenir cette cause, sois tranquille, nous t’en avons trouvé un vraiment génial. Ecoute comment, en quelques phrases bien envoyées, il écraserait ceux qui prétendraient t’empêcher de dire ce que tu penses de Koffi Annan – ou de tout autre individu à la réputation aussi surfaite – sous prétexte qu’il est mort :
« Entre les lois qui regardent les trépassés, celle ci me semble autant solide qui oblige les actions des princes à être examinées après leur mort. Ils sont les compagnons, et non les maîtres des lois ; ce que la justice n’a pu sur leurs têtes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur réputation et sur les biens de leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie. C’est une usance qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous les bons princes qui ont à se plaindre de ce qu’on traite la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la soumission et l’obéissance également à tous les rois, car elle regarde leur fonction : mais l’estime, aussi bien que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de taire leurs vices, d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes pendant que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, il n’est pas raisonnable de refuser aux bons sujets la gloire d’avoir respectueusement et fidèlement servi un maître dont les imperfections leur étaient si bien connues, et de frustrer la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d’un prince mélouable, font justice particulière aux dépens de la justice publique ». (Montaigne, Essais, 1,3)
Oui, c’est vrai, nous devons le respect à tous les morts. Mais nous devons aussi la vérité aux vivants.
La Rédaction



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