Marie-Noëlle Koyara et Sergueï Choïgou |
Moscou vient de signer des accords de coopération militaire avec le
Burkina Faso et la Centrafrique. Un renforcement de la présence russe sur le
continent africain, en pleine crise régionale et internationale, qui divise les
analystes : diversification bienvenue des soutiens ou tentative de mainmise de
Moscou sur la région ?
« Un partenaire prometteur sur le
continent africain »,
déclarait le 21 août le ministre russe de la Défense, à propos de la
Centrafrique. En marge du forum militaire Armée 2018,
qui ouvrait ses portes le 21 août à Koubinka, dans la région de Moscou, Sergueï
Choïgou a ainsi annoncé avoir signé un accord intergouvernemental avec son
homologue centrafricaine, Marie-Noëlle Koyara.
Un accord visant à «
renforcer les liens dans le domaine de la défense », a précisé le ministre
russe, avec notamment la formation de
membres des Forces armées centrafricaines (FACA) dans des instituts militaires
russes. Le même jour, un accord similaire était
signé avec le Burkina Faso.
La
signature de cet accord avec Bangui n'a pas surpris les analystes. Il faut dire
que depuis le début de l'année, la Russie a déployé cinq officiers militaires
et 170 instructeurs civils en Centrafrique afin d'y entraîner les forces armées
nationales. Un déploiement qui fait suite à une livraison d'armes. Par
ailleurs, depuis la mi-mars, des soldats russes
assurent la protection du Président Faustin-Archange Touadéra.
Pour autant, certains mettent en garde contre
ce renforcement des liens entre la Russie et d'anciennes colonies françaises.
Ils soulignent la porte ouverte aux intérêts économiques russes que
représentent ces accords de coopération militaire, rappelant aussi les
opérations subversives orchestrées par Moscou, du temps de l'URSS, au cœur des
pays non alignés.
La Russie viserait-t-elle ainsi à supplanter la France
dans son pré carré africain
?
La réponse est clairement « non » pour Emmanuel Dupuy,
Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), qui salue une
diversification des acteurs dans le domaine sécuritaire, dans un pays encore en
proie à l'instabilité. Il rappelle que les forces françaises, déployées dans le
cadre de l'opération Sangaris, l'ont été, suite à une résolution onusienne en
décembre 2013 et se sont retirées en octobre 2016, après avoir rempli leur
mission de contenir les violences intercommunautaires et de rétablir la
sécurité, suite aux violences nées de la prise de pouvoir par les rebelles de
la Seleka en mars 2013.
« La Russie contribue, comme
d'autres nations avant elle à la formation et l'entraînement des forces armées
centrafricaines, d'autant plus que c'est là une mission qui est induite par la
résolution onusienne 2149 du 10 avril 2014 qui créée la Mission multidimensionnelle
intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation en RCA (Minusca) ».
Le Président de l'IPSE rappelle d'ailleurs que la France
ne s'était pas opposée aux livraisons d'armes russes à Bangui. En effet, alors
que la Centrafrique est sous embargo de
l'ONU depuis 2013, le Conseil de Sécurité ne s'est pas opposé à la demande de
dérogation présentée par la Russie, en décembre 2017 et en janvier 2018,
contrairement à la proposition de fourniture d'armes formulée en juin dernier
par la Chine : « là, cette fois-ci, les Nations Unies ont souhaité lever tous les
doutes liés à la proposition de la société d'Etat chinoise Polytechnologies de
livraison d'armes létales et non létales, avant d‘autoriser ce "don"
proposé par Beijing », insiste le Président de l'IPSE.
Une
bonne entente au sujet d'un pays en crise en faveur de laquelle plaide
également l'historien Philippe Evanno, président de l'Institut de prospective
africaine (IPA). Ce dernier s'oppose à une possible « crispation française » à
l'encontre de cette présence russe sur le sol de la République de Centrafrique.
« On peut très bien aussi envisager que dans
l'avenir, les choses se passent bien entre la France et la Russie sur ce pays.
Ce serait la meilleure des solutions et cela simplifierait énormément les
choses pour la suite ».
Le président E. Macron et le président A. Touadéra |
Ce spécialiste de l'Afrique est cependant plus critique
quant au rôle de la France et au résultat de l'opération militaire française.
Selon lui, « les Centrafricains ont été
très déçus de l'incapacité française lors de l'opération Sangaris à remplir sa
mission » et l'absence de ligne claire de Paris dans la crise
centrafricaine ne serait pas étrangère au rapprochement entre Bangui et Moscou.
« C'est une incapacité qui
venait d'un manque de moyens de l'armée française en particulier, mais aussi
d'une grande difficulté de l'État français, pendant le mandat de François
Hollande, à avoir une ligne unique concernant la situation centre-africaine. On
voyait s'opposer les points de vue de l'Élysée, de la Défense et du Quai
d'Orsay… Il est évident qu'à partir de là, les Centrafricains ont cherché un
appui plus cohérent ailleurs et ils l'ont trouvé du côté des Russes ».
Une analyse que tempère Emmanuel Dupuy. D'après lui, s'il
y a eu des ratés d'appréciation de la crise centrafricaine, ceux-ci se sont
avant tout produits au niveau de la communauté internationale et découlent de
l'emprise de l'agenda des pays limitrophes à la RCA.
« Je relativiserai beaucoup
cette affirmation. Je crois qu'il n'y a pas eu suffisamment de consensus de la
part de la communauté internationale vis-à-vis des causes de la crise en
Centrafrique et, de ce point de vue, la France n'a pas l'apanage de ne pas
avoir compris que la stabilisation en RCA sur le long terme passait avant tout
par la consolidation des forces armées centrafricaines et le rétablissement de
l'autorité de l'État sur l'ensemble du territoire pas seulement dans Bangui et
ses environs ».
En décembre 2013, la France, qui craignait un génocide en
Centrafrique, reçoit l'autorisation du Conseil de sécurité d'intervenir.
Amnesty International dénonçait des « crimes de guerre et des crimes contre l'humanité » et dénombrait,
en moins de deux jours, 1.000 chrétiens et 60 musulmans
tués dans des combats et des massacres.
Des Seleka, que les autorités centrafricaines pointent aujourd'hui du doigt dans l'assassinat fin juillet
de trois journalistes russes. Le reporter de guerre Orkhan Jemal, le
documentariste Alexandre Rastorgouev et le caméraman Kirill Radtchenko ont été
tués dans une embuscade sur la route de Dékoa. Au printemps
2014, trois autres journalistes, dont la photoreporter française Camille
Lepage, étaient tués dans des conditions similaires près de
la frontière avec le Cameroun.
Des drames qui illustrent l'insécurité dans laquelle est
encore plongé le pays. À ce titre, Emmanuel Dupuy se félicite que de nouveaux
acteurs viennent contribuer à stabiliser la situation : « Alors que les opérations européennes
EUFOR-RCA (octobre 2014-mars 2015) puis EUTM-RCA se sont mises en place depuis
2014 (et dont le mandat a été récemment prolongé jusqu'en septembre 2020 et
l'enveloppe budgétaire allouée rehaussée à 25,4 millions d'euros à partir de
septembre), il faut voir d'un bon œil — ou en tout cas d'une manière plus
bienveillante — le fait qu'il y ait une complémentarité et une
diversification de l'offre sécuritaire, puisque l'objectif premier reste de
former et de réarmer les forces armées centrafricaines afin de leur permettre
de rétablir la sécurité durablement dans l'ensemble des 14 préfectures qui composent
le pays ».
Le président A. Touadéra et le président V. Poutine |
Cependant, ce regain d'intérêt de la Russie – même
au regard des liens entre feue l'URSS et la République centrafricaine durant la
Guerre froide – interpelle. Comme le souligne Philippe Evanno, il s'agit
là d'un « phénomène tout à fait nouveau », la Russie ayant été « quasi-absente
» de la RCA, d'autant plus que parallèlement, Moscou a multiplié les accords
militaires avec d'autres nations du continent noir. « Là, c'est vraiment une innovation ; c'est à relier à la présence
russe dans l'ensemble de l'Afrique centrale, la réactivation des accords de
défense en République Démocratique du Congo, les accords qui viennent d'être
passés au Rwanda, les accords passés en Angola, au Congo Brazzaville. On voit
qu'il y a une politique d'ensemble qui est menée dans la région ».
Le Rwanda, un rapprochement qui
étonne Philippe Evanno, sauf s'il s'agit de l'expression d'une volonté russe « de prendre des positions partout,
simultanément, et d'y donner de la cohérence ensuite ». Pour Emmanuel
Dupuy, c'est avant tout dû, d'une part, au leadership pris par le Président
Paul Kagamé qui assume la présidence de l'Union africaine (UA) en 2018, d'autre
part à un renforcement potentiel de la présence de l'Afrique dans les échanges
commerciaux mondiaux et donc un intérêt bien compris de la Russie à renforcer
ses échanges commerciaux avec le continent, alors que ceux-ci ne dépassent pas
les 10 milliards d'euros par an : «
Ce qui fait que l'on pourrait, éventuellement, parler d'un rapprochement ou
d'un intérêt plus fort de la Russie vis-à-vis du Rwanda réside avant tout dans
le fait qu'en mars dernier, a été lancé, à Kigali, la Zone de libre-échange
continentale (ZLEC ou African Continental Free Trade Area — AFCTA) qui va
bouleverser les relations économiques entre le continent africain et le reste
du monde, à l'aune de sa mise en place progressive d'ici 2022 ».
L'accord
pour établir cette zone de libre-échange a été signé par 49 des 54 pays qui
composent désormais l'UA (depuis le retour du Maroc, en janvier dernier). Reste
désormais à mettre en place concrètement cet accord, dont l'objectif est
d'augmenter de 60% le commerce intra-africain (16% seulement aujourd'hui. Ce
qui apparait bien faible, en comparaison des 70% que constitue le commerce intra-européen,
par exemple). Or, la ZLEC n'a été ratifiée que par quatre pays seulement
(Ghana, Kenya, Rwanda, Niger), alors que sa ratification est soumise à au moins
22 états, rappelle le président de l'IPSE, Emmanuel Dupuy.
C'est dans ce contexte que la coopération militaire entre
Moscou et des capitales africaines pourrait ouvrir la voie à de futurs accords
d'une tout autre nature. D'autant plus qu'à en croire Philippe Evanno, certains
projets de développement entrepris par les pays occidentaux n'ayant pu aboutir
en leur temps attendent dans les cartons des ministères centrafricains,
notamment en matière de développement agricole.
En effet, si beaucoup évoquent les richesses du sous-sol
de la RCA et la convoitise qu'elles pourraient attiser chez les Russes, comme
le souligne le président de l'IPA, Moscou pourrait bien choisir de se
positionner différemment des Occidentaux afin de trouver un terrain d'entente
avec Bangui, « On ne fait pas le
développement d'un pays sur les ressources minières, l'expérience le prouve,
alors que par contre sur l'agriculture, on peut envisager un véritable
développement du pays ».
Pour Emmanuel Dupuy, «
il faut dépasser » la question de la présence russe – et de
la crainte qu'elle pourrait susciter – en Centrafrique. Insistant sur
l'importance de tout appui que peut recevoir le pays qui fait face à un
processus de réconciliation nationale « compliqué » qui pour l'heure se
concentre sur la capitale et « pas
suffisamment sur l'ensemble du pays », le Président de l'IPSE souligne la
problématique d'un pays enclavé, victime des jeux de puissance de ses voisins.
La "UNE" de Centrafric Matin du 2 août 2018 |
« Le vrai enjeu de la stabilité en Centrafrique […] est
surtout induit par l'agenda et la bonne volonté des pays du voisinage et la
manière dont les pays limitrophes (Cameroun, Tchad, Soudan et Soudan du sud,
RDC et Congo Brazzaville, auxquels il convient d'ajouter le Rwanda et
l'Ouganda, pour leurs influences respectives auprès des présidents Bozizé,
Djotodia, Samba-Panza et aujourd'hui Touadéra) jouent, voire surjouent et –
évidemment – influencent ou instrumentalisent la
faiblesse du pouvoir centrafricain, au gré de leurs propres intérêts
économiques comme diplomatiques. La crise en RCA servant aussi de
"soupape" à des conflictualités résiduelles dans la zone de la
Communauté Economique des Etats d'Afrique Centrale (CEEAC), comme le Sommet de Lomé,
l'a montré, fin juillet dernier ».
Maxime Perrotin
Source : https://fr.sputniknews.com
25 août 2018
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