Jean-Claude Djéréké |
Il est des auteurs dont les ouvrages font du bien à notre âme,
guérissent nos blessures intérieures, nous aident à retrouver confiance en
nous-mêmes, nous redonnent le goût et la force de nous battre à nouveau dans la
vie dont nous savons tous qu’elle n’est point « un long fleuve
tranquille ». Ces auteurs, il est difficile de les oublier. On pourrait
les qualifier de compagnons d’humanité comme le Christ le fut naguère pour les
disciples qui se rendaient, déçus et abattus, à Emmaüs (lc 24, 13-33), même si
nous ne les avons jamais vus en chair et en os. Leurs mots nous accompagnent
partout comme le bréviaire accompagnait les anciens prêtres. Pourquoi
sommes-nous attachés à eux à ce point ? Parce qu’ils ont semé l’espérance là où
le désespoir risquait de l’emporter. C’est le cas de Martin Gray (Mietek
Grajewski, de son vrai nom) qui nous a quittés le 25 avril 2016 à Cinev
(Belgique) alors qu’il s’apprêtait à fêter ses 94 ans. Pourquoi ai-je choisi de
parler de lui aujourd’hui après avoir rendu hommage à Mongo Beti, homme de
qualité trop tôt disparu ? Quelles épreuves connut-il et comment les
surmonta-t-il ? Quel sens donnait-il à l’écriture ? Je m’efforcerai de répondre
à ces questions plus loin. Pour l’heure, je voudrais présenter brièvement
l’homme.
Écrivain franco-américain d’origine juive, M. Gray est né le 27
avril 1922 à Varsovie (Pologne). Jusqu’à 16 ans, il mène avec sa famille une
vie tranquille dans le ghetto de Varsovie. Le 1er septembre 1939, un événement
vient chambouler cette vie calme et paisible : la Pologne est envahie par les
Nazis d’Adolf Hitler. Sa mère et ses deux frères sont arrêtés, puis conduits à
Treblinka. Ils y seront exterminés. Son père, lui, est abattu à Varsovie, sous
ses yeux, quelques semaines plus tard. En 1947, quand il réussit à s’évader du
camp d’extermination de Treblinka, c’est pour se rendre à New York où vit sa
grand-mère maternelle. Il y fait rapidement fortune en vendant à des
antiquaires américains des copies de porcelaines et des lustres qu’il fait
fabriquer en Europe. En 1952, il acquiert la nationalité américaine et change
de nom : il s’appelle désormais Martin Gray. En 1959, il épouse Dina Cult, une
Américaine d’origine hollandaise. Mais la vie trépidante de New York ne plaît
pas beaucoup à Martin Gray. Le couple décide alors de s’installer à Tanneron,
dans le Sud-Est de la France. Martin Gray essaie d’y reconstruire sa vie en
travaillant comme exploitant agricole. Dina lui donne quatre enfants qui, de
son propre aveu, « baignaient dans l’amour, la musique, la joie ». Et
Gray croyait venu, pour lui, le temps d’être enfin heureux. Il croyait en avoir
fini avec les catastrophes comme la mort de ses parents et frères. Mais il
s’était trompé car un second malheur ne tardera pas à s’abattre sur lui comme
s’il était condamné à tremper continuellement ses lèvres dans le calice de la
souffrance. Le 3 octobre 1970, en effet, un incendie s’était déclaré non loin
de sa maison, dans un centre où logeaient des personnes âgées. Martin Gray crut
bien faire en allant leur porter secours. Quand il revint chez lui, il trouva
plusieurs personnes rassemblées devant sa maison complètement calcinée. À leur
mine, il devina ce qui venait de lui arriver : en son absence, le feu avait
consumé sa femme et ses quatre enfants. Martin Gray eut la tentation de se
donner la mort car « c’était la
deuxième fois que je perdais tous les miens. C’était une dévastation
totale ». Il poursuit : « Durant
un an, j’ai passé des nuits à regarder des photos, à frapper ma tête contre le
mur, à hurler ma douleur, à serrer contre moi les jouets de mes enfants. La
mort de ma famille était comme un cyclone qui m’aspirait vers la mort ».
Mais, au lieu de mettre fin à ses jours, au lieu d’ingurgiter des tranquillisants,
il choisit d’affronter « la souffrance de façon consciente » en
faisant appel à son père qui lui avait dit un jour : « La vie est sacrée. Il faut que tu vives, que tu témoignes, que
tu continues notre peuple. Tu dois aller jusqu’au bout ». Et Gray
d’ajouter : « Ces mots venaient de
très loin, comme s’ils venaient d’Abraham. J’avais tellement souvent échappé à
la mort durant la guerre qu’il me semblait impossible de me l’arracher
maintenant, même si cela aurait mis fin à ma souffrance. Durant plusieurs mois,
je ne voulais plus vivre. Mais des millions de personnes ont été abattues, je
devais vivre pour raconter leur histoire et les faire vivre à travers
moi ». C’est ce double drame, la perte de ses parents et la mort de sa
propre famille (sa femme et ses quatre enfants), qui est raconté dans « Au nom de tous les miens », le
livre le plus connu. Publié en 1971, avec le concours de l’historien et
romancier français Max Gallo, il sera traduit en 26 langues et édité à 30
millions d’exemplaires. En 1983, Robert Enrico en tirera un film qui portera le
même titre. Loin de lui donner la grosse tête, ce succès phénoménal le rend
plus humble. À ceux qui le considèrent déjà comme un grand écrivain, Martin
Gray répond qu’il n’est qu’un témoin, qu’il n’écrit pas, mais qu’il crie. En
2004, il reviendra à la charge dans sa réponse à un journaliste qui voulait
savoir ce qu’il pensait de sa célébrité mondiale : « Ce que je veux, c’est alerter, être ce que j’appelle un
démineur. Je crois que ce qu’on attend de moi, c’est que je sois la voix d’un
témoin qui doit crier ce qu’il a vu, vécu, ressenti. Comme si tous ceux qui
m’ont aimé et qui ont disparu exigeaient de moi que je prenne la parole.
Écrire, c’est une manière de les faire revivre. Mais je ne suis pas seulement
un homme qui crie, ma vie est aussi faite d’espérance ».
L’espérance : voilà une autre valeur qui frappe dans la vie de
Martin Gray. Malgré la tempête et les orages, Gray n’abandonna jamais. Pourquoi
? Parce qu’il a toujours espéré qu’on peut reconstruire, même sur les ruines.
Il était comme Abraham qui, « espérant
contre toute espérance, crut, en sorte qu’il devint père d’un grand nombre de
nations, selon ce qui lui avait été dit… et, sans faiblir dans la foi, ne
considéra point que son corps était déjà usé, puisqu’il avait près de cent ans,
et que Sara n’était plus en état d’avoir des enfants » (Rm 4, 18-19).
C’est cette espérance qui le poussa à se remarier et à engendrer cinq enfants
après l’incendie de Tanneron. Ceux qui ont lu « Au nom de tous les miens »
reconnaissent unanimement avoir trouvé le courage de poursuivre grâce à cette
« espérance contre toute espérance ».
Gray a écrit plusieurs autres livres, aussi touchants les uns que
les autres. Je recommanderai de lire particulièrement « Le livre de la vie » (1973),
« La vie renaîtra de la nuit »
(1977) et « Vivre debout »
(1993). De cette trilogie, se dégagent trois idées forces intimement liées : 1)
Ne jamais jeter l’éponge malgré les coups durs de la vie ; 2) Nous devons
apprendre de nos malheurs. 3) Vivre avec la volonté de se battre pour
l’avènement d’un monde un peu plus juste, plus humain, plus fraternel.
Convoité et jalousé pour ses nombreuses richesses, notre pays a
perdu sa stabilité et sa quiétude depuis 1999. Pire encore, il a été bombardé
en avril 2011 par un pays qui se vante pourtant d’être attaché à la démocratie
et aux droits de l’homme. De mémoire d’Ivoirien, jamais on n’avait vu un régime
emprisonner et exiler ses opposants à la suite d’un contentieux électoral. À
cela s’ajoute le fait que seuls les ressortissants du Nord sont promus et
enrichis comme s’ils avaient le monopole de la compétence et de l’intelligence.
Devant une telle situation, la tentation est grande et forte de penser que, le
régime étant soutenu par la France, il nous sera impossible de récupérer notre
pays et que la seule chose à faire, c’est de capituler et de travailler avec
les imposteurs. Martin Gray conseille, non pas de céder au désespoir et à la
résignation, mais de se battre car « ceux
qui vivent, ce sont ceux qui luttent » (Victor Hugo). J’entends des
gens dire que, si on avait des leaders déterminés et courageux comme ceux du
Burkina Faso en octobre 2014, la Côte d’Ivoire serait déjà débarrassée de cette
bande de pilleurs et de menteurs. L’argument n’est recevable qu’en partie car
dans quel livre saint est-il écrit que seuls Aboudramane Sangaré, Boubacar
Koné, Alphonse Douati et Laurent Akoun devraient être au-devant de la lutte
pour la reconquête de notre souveraineté ? Pourquoi ceux qui aspirent au changement
dans notre pays ne s’engagent-ils pas comme les jeunes du « Balai
citoyen » (Burkina) ou de « Y en a marre » (Sénégal) ? Pourquoi
d’autres se contentent-ils de gémir et de fulminer, attendant que Laurent
Gbagbo, son épouse et Blé Goudé sortent de prison et prennent la rue pour les
délivrer de cette dictature qui appauvrit et défigure notre pays de jour en
jour ? Pourquoi d’autres Blé Goudé, Justin Koua, Dahi Nestor et Samba David ne
se lèveraient-ils pas, dans nos villes et villages, pour empêcher le référendum
bidon de Dramane Ouattara sur une Constitution taillée sur mesure et pour
laquelle l’opposition n’a pas été consultée ? Comprenons bien qu’il s’agit de
s’opposer à la tenue d’une parodie de référendum et non de vaquer
tranquillement à ses occupations, le 30 octobre 2016. Martin Gray affirme à
juste titre que « c’est en allant
vers les autres qu’on trouve la force de continuer sa vie ». Dans
quelques années, notre vie pourrait se transformer en cauchemar et nous
risquerions de devenir complètement étrangers dans notre propre pays si chacun
reste au chaud chez lui et laisse faire. Non, il est insensé et suicidaire
aujourd’hui de se calfeutrer pour vilipender ceux qui essaient de faire quelque
chose. Notre pays n’a pas besoin de révolutionnaires de salon. Ce dont il a
urgemment besoin, c’est que chacun de nous brave sa peur et rejoigne la cohorte
de tous ceux qui ont accepté de lutter pied à pied avec le régime installé par
Sarkozy et compris que « qui ne risque rien, n’a rien » et que le salut
du pays passe avant la défense de nos petits intérêts personnels.
Jean-Claude Djéréké
Titre original : « Il ne s’agit pas de dire « NON » à ce référendum « bidon » en Côte-d’Ivoire, mais de l’empêcher ».
Source : Connectionivoirienne.net
18 octobre 2016
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