MONGO BETI |
À l’occasion du 15e
anniversaire de sa mort, le 8 octobre 2001, Jean-Claude Djereke se souvient de
sa découverte de l’écrivain camerounais Mongo Beti
C’était un 8 octobre et c’était en 2001.
Les portes du nouveau millénaire venaient juste de s’ouvrir.
Il y a donc 15 ans que tu fermais les yeux
et que tu quittais ce monde (une mort bête, pourrait-on dire, car le groupe
électrogène de l’hôpital de Yaoundé, où tu t’étais rendu pour une dialyse,
tomba en panne et arriva ce qui devait arriver en pareille circonstance), un
monde qui te semblait dur, injuste et cruel pour les pauvres et les petits
comme Banda spolié de son cacao, fruit de plusieurs mois de labeur, par un
contrôleur menteur et malhonnête. Il était venu à Tanga, ce Banda, dans
l’espoir que l’argent de son cacao lui permettrait de payer la dot de sa
fiancée. Deux quartiers cohabitaient dans cette ville sans se rencontrer, sans
se parler : d’un côté, le Tanga Sud, quartier des colons, de l’administration
et des centres commerciaux ; de l’autre, le Tanga Nord où les Noirs côtoyaient
quotidiennement les immondices, la misère, la maladie et la faim. Mais Tanga,
dont tu fis une saisissante description dans ton premier roman, n’était rien
d’autre que Mbalmayo, le chef-lieu du village qui te vit naître le 30 juin
1932. Un jour de novembre 1982, alors que je passais par-là, quelqu’un me
révéla que c’était le Tanga dont il était question dans Ville cruelle. J’étais à la fois heureux et ému de découvrir enfin
ce fameux Tanga. Je repensai alors aux frustrations du jeune Banda, à la colère
qui montait en lui quand il entendit la maudite phrase : « Mauvais cacao ! ».
Je pensai surtout au courage dont il fit preuve par la suite en disant aux cinq
femmes qui l’avaient accompagné que le contrôleur grec n’était pas un homme
mais une bête. De ce roman, qu’Alexandre Biyidi écrivit à 22 ans, je retirai la
leçon suivante : un homme digne de ce nom n’a pas le droit de se résigner à
l’injustice ; il doit toujours rester debout face à l’oppresseur. Sitôt sortis
de prison, certains des nôtres ont couru chez le Blanc qui avait bombardé leur
pays pour lui faire allégeance avec, dans la bouche, le fallacieux argument
qu’il est trop fort, qu’on ne peut rien contre lui, que c’est lui qui met les
Nègres au pouvoir en Afrique et qu’on a donc intérêt à discuter avec lui ou
avec ses valets. Toi, tu enseignes, dans Ville
cruelle, qu’un homme ne doit jamais courber l’échine, quels que soient les
revers et épreuves de la vie. Tu voulais que chacun de nous agisse comme Banda
car, si le Blanc méprise royalement les béni-oui-oui, il respecte en revanche
ceux qui lui tiennent tête. Mais combien d’entre nous ont retenu l’enseignement
? Combien sont persuadés aujourd’hui que « s’aplatir ou se soumettre, sous
prétexte que la soumission peut adoucir les cœurs de ceux qui sont en face de
nous, n’a jamais payé dans le monde » (Laurent Gbagbo en 2010) ? Parfois,
certaines expériences de la vie nous font percevoir mieux la justesse de telle
ou telle affirmation. De leur vivant, en effet, Senghor et Césaire étaient
regardés et traités différemment par l’ancien colonisateur. L’un était adulé,
l’autre ignoré, haï et voué aux gémonies, simplement pour avoir écrit que la
colonisation n’était pas civilisation mais chosification du Noir et
exploitation des richesses de son sous-sol (cf. Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 1956). Mais, que
vit-on quand ces fondateurs de la Négritude décédèrent ? Ni Jacques Chirac ni
Lionel Jospin ne firent le voyage de Dakar pour assister aux obsèques du
Sénégalais qui avait pourtant tout donné pour le rayonnement de la France.
Quant au Martiniquais, qui ne céda jamais à la tentation de caresser la France
dans le sens du poil, plusieurs personnalités politiques françaises
souhaitaient qu’il fût inhumé au Panthéon comme Voltaire, Zola ou Victor Hugo.
La suite est connue : les Martiniquais, qui se souvenaient que Césaire avait
toujours préféré « l’honneur aux honneurs et vanités de ce bas monde »
(Pyepimanla), opposèrent un refus poli mais ferme à cette reconnaissance
tardive et opportuniste.
Bref, Ville
cruelle m’initia à la révolte et à la lutte contre l’injustice tout en me
donnant l’envie de lire tes autres ouvrages : Mission terminée, Le roi
miraculé, Perpétue et l’habitude du
malheur, La France contre l’Afrique,
Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation (essai qui
sera censuré en France sous la pression d’Ahidjo, l’homme que la France jugeait
plus accommodant que les leaders nationalistes de l’Union des populations du
Cameroun). Inutile de te dire que j’ai aimé ces chefs d’œuvre écrits dans un
style mordant et percutant. Mais c’est Le
Pauvre Christ de Bomba, publié quatre ans avant les indépendances nominales
de 1960, qui me toucha et me captiva le plus. Pourquoi ? Parce que je trouve
les questions soulevées dans ce roman étrangement d’actualité. Je les
formulerai de la manière suivante :
1) Débarrassé
de la faim et de l’ignorance, l’homme peut-il continuer à adorer Dieu ?
2) Pourquoi les Africains ont-ils embrassé
le christianisme ?
Chacun de nous se rappelle la réponse de
Jésus à la foule qui le cherchait après la multiplication des pains : « Vous
me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que je vous ai
donné du pain à manger et que vous avez été rassasiés » (Jn 6, 26). Le
Christ de Bomba, le RPS Drumont, mit du temps avant de réaliser pourquoi les
Tala avaient demandé et reçu le baptême et d’autres sacrements. Il croyait que
ces derniers avaient adhéré sincèrement et librement à sa religion mais, en
visite dans leur pays deux ans après les avoir abandonnés, il se rendit compte
que les Tala avaient tourné le dos à cette religion. Désabusé et abattu, le
missionnaire voulait comprendre pourquoi les Tala avaient tourné casaque. C’est
son cuisinier Zacharie qui lui ouvrira les yeux en lui faisant ce terrible aveu
: « Les premiers d’entre nous qui sont accourus à votre religion, y sont
venus comme à une révélation, c’est ça une révélation, une école où ils
acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force
de vos avions, de vos chemins de fer… le secret de votre mystère, quoi ! Au
lieu de cela, vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de l’âme, de la vie
éternelle, etc. Est-ce que vous vous imaginez qu’ils ne connaissaient pas déjà tout
cela avant, bien avant votre arrivée ? Ma foi, ils ont eu l’impression que vous
leur cachiez quelque chose. Plus tard, ils s’aperçurent que, avec de l’argent,
ils pouvaient se procurer bien des choses et, par exemple, des phonographes,
des automobiles et un jour peut-être des avions. Et voilà ! Ils abandonnent la
religion, ils courent ailleurs, je veux dire vers l’argent. Voilà la vérité,
Père. Le reste, ce n’est que des histoires ». Merci, à toi, Mongo Beti,
d’avoir posé, dans les années 50 déjà, ces questions de fond : quand l’Afrique
en aura fini avec les coups d’État, les rébellions soutenues par certains pays
occidentaux, la mauvaise gouvernance, la dictature, le tribalisme et tutti
quanti, les Africains continueront-ils à remplir les églises ? Combien pourront
déclarer comme Pierre : « À qui irions-nous ? Toi seul as les paroles de
la vie éternelle » (Jn 6, 68) ? Quand chaque Africain aura plus que le
minimum vital, le christianisme ne sera-t-il pas en crise comme il l’est
actuellement en Occident ?
J’ai regretté et je regrette encore de ne
t’avoir jamais rencontré car, de mon point de vue, tu fais partie des plus
grands écrivains africains. En exil pendant plus de 30 ans en France, tu n’as
cessé de militer pour la libération des peuples noirs. Mais tu ne t’es pas
borné à dénoncer les ingérences étrangères prédatrices en Afrique, l’emprise de
Foccart sur certains dirigeants africains, la coopération franco-africaine, une
vaste escroquerie, selon toi, parce que ne profitant qu’à la France, la francophonie
que tu considérais comme une institution pernicieuse et destructrice, etc. Tu
t’en pris également au règne despotique et sanguinaire d’Ahidjo. Pour toi, Paul
Biya était une « créature de François Mitterrand », un « chef
d’État fantôme » sous lequel la justice était devenue « une farce
permanente et sinistre ». La corruption et le tribalisme des dirigeants
africains ne trouvèrent jamais grâce à tes yeux. En te lisant, on peut soutenir
avec André Djiffack qu’il y a chez toi « comme un mélange de Socrate par
l’élévation de l’esprit, de Voltaire par l’effronterie à l’égard des pouvoirs
institués, de Sartre par le militantisme impertinent et de Césaire par la lutte
anticoloniale en vue de l’émancipation du monde noir » (cf. Mongo Beti, Le Rebelle, vol I, pp.
17-18). J’ajouterais, pour ma part, que tu étais comme obsédé par le « devoir
d’être toujours aux côtés des humiliés qui luttent » (Che Guevara). C’est
cette obsession qui te poussa à tancer le Guinéen Camara Laye à propos de son
roman autobiographique L’Enfant noir :
« Laye se complaît décidément dans l’anodin et surtout le pittoresque le
plus facile […], érige le poncif en procédé d’art. […] C’est une image
stéréotypée de l’Afrique et des Africains qu’il s’acharne à montrer : univers
idyllique, optimisme de grands enfants, fêtes stupidement interminables »
(cf. Le Rebelle, vol. I, p. 28). Le
Congolais Boniface Mongo Mboussa, qui a préfacé les textes de Mongo Beti réunis
et présentés par André Djiffack, te décrit comme « ce Prométhée
camerounais qui nous lègue le feu ». Mais une chose est de recevoir le
feu, une autre chose est de le garder allumé. Empêcherons-nous le tien de
s’éteindre ? De l’endroit où tu te trouves maintenant, Mongo Beti, fais en
sorte que les générations présentes et futures puissent poursuivre ton combat :
le combat pour la justice et la liberté !
Jean-Claude Djereke
Source : connectionivoirienne.net 9 Oct
2016
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