Entretien avec Emmanuel Todd sur le mouvement Nuit Debout
Fakir : C’est un petit truc, Nuit debout…
Emmanuel Todd : Il ne faut pas dire ça. D’abord, c’est
peut-être une petite chose mais au milieu de rien. Et ça, le fait que les
médias s’intéressent à cette petite chose, c’est aussi un signe du grand vide.
Les journalistes, qui certes appartiennent à des grands groupes, liés à
l’argent, qui certes ne remettront jamais en cause ni l’euro ni l’Europe ni le
libre-échange, mais qui sont des gens diplômés, pas toujours bêtes, ils sentent
ce grand vide. Ils savent qu’ils donnent la parole à des hommes politiques
méprisables, inexistants, tellement creux. Eh bien, ce qui se dit, ce qui se
passe place de la République, et sur les places de province, parce qu’il faut
regarder l’ouest de la France, Rennes, Nantes, Toulouse, la jeunesse des villes
universitaires, ce qui se dit sur ces places, pour aussi farfelus que ce soit,
ça vaut toujours mieux que ce grand vide. Et il ne s’agit pas seulement de
remplir des pages, de vendre du papier…
Fakir : Ça remplit l’âme ? C’est l’indice d’une crise
métaphysique ?
E.T. : Presque ! Et puis, pour aussi petit
que ce soit, c’est peut-être un signe avant-coureur. Regardez Occupy Wall Street. Quelques mois après,
je regardais les sondages qui paraissaient aux Etats-Unis, les jeunes
devenaient favorables à l’Etat, à du protectionnisme. Et aujourd’hui, certes
Bernie Sanders a perdu contre Hillary Clinton, mais il s’est revendiqué du
« socialisme » aux Etats-Unis, et ses thèmes font maintenant partie
de la campagne.
« Il y a là une ouverture pour se débarrasser du parti
socialiste ! »
Fakir : Donc ça pourrait mener à un basculement ?
E.T. : C’est sans doute une étape dans la maturation
des esprits. Déjà, si ça pouvait conduire à un engagement simple, chez les
jeunes : « Plus jamais nous ne
voterons PS ! » Je me porte beaucoup mieux, c’est une libération
spirituelle, depuis que j’ai fait ce serment pour moi-même. Je rêverais de la
mise à mort du PS. C’est peut-être ce que va nous apporter Hollande, il y a là
une ouverture pour se débarrasser du parti socialiste. Et il existe désormais
un boulevard à gauche.
Fakir : Mais ce sont des bobos qui se réunissent ?
E.T. : C’est facile de dire ça. Les jeunes
diplômés du supérieur, c’est désormais 40 % d’une tranche d’âge. Ce n’est
plus une minorité privilégiée, c’est la masse. Il y a donc un énorme potentiel
d’extension du bobo. Et surtout, il faut comprendre, faire comprendre, que les
stages à répétition, les boulots pourris dans les bureaux, les sous-paies pour
des surqualifications, c’est la même chose que la fermeture des usines, que la
succession d’intérim pour les jeunes de milieu populaires. La baisse du niveau
de vie, c’est pour toute une génération.
« Un territoire libéré, à la
fois des vieux et des banques, ça ne me déplaît pas ! »
Fakir : Donc la réunion des deux jeunesses est en vue ?
E.T. : Avec un marxisme simpliste, on dirait que
oui, ça doit bien se passer, les intérêts objectifs sont les mêmes. Mais le
système scolaire, notamment, opère une stratification, il sépare tellement les
destins, trie, évalue, que la jonction ne va pas de soi. Et on voit que la
jeunesse populaire se tourne massivement vers le Front national…
Fakir : A cause, donc, d’habitudes culturelles différentes ? La techno
contre Manu Chao ?
E.T. : Je ne sais pas ça, moi. Il ne vous aura pas
échappé que je ne suis pas jeune ! C’est d’ailleurs une chose très positive : voilà quelque chose qui
appartient aux jeunes. Enfin ! La société française est sous la coupe des
vieux et des banques. Non seulement pour les richesses, mais pour le pouvoir
surtout : le suffrage universel devient un mode d’oppression des jeunes
par les vieux, qui décident d’un avenir qu’ils n’auront pas à habiter. Je
milite pour la mise à mort de ma génération. Donc, l’idée d’un territoire
libéré, à la fois des vieux et des banques, ça ne me déplaît pas. C’est pour
cette raison que l’éviction de Finkielkraut m’est apparue comme une bonne
nouvelle. Jusqu’ici, je trouvais les jeunes trop gentils, au vu de la
domination qu’ils subissaient.
Fakir : Mais dans ce mouvement, il y a comme un refus de l’organisation…
E.T. : C’est le drame de cette jeunesse :
c’est nous, en pire. Les soixante-huitards ont découvert les joies de
l’individualisme, mais ils avaient derrière eux, dans leur famille, une solide
formation dans des collectifs : le Parti communiste, l’Eglise, les
syndicats. Là, ces générations sont nées individualistes, ce sont des
soixante-huitards au carré, quasiment ontologiques. Il n’y a même pas le
souvenir de ces collectifs forts. Et la volonté de ne pas s’organiser est
presque élevée au rang de religion.
Mais c’est terrible parce que
s’ils savaient, s’ils savaient à quel point les mecs en face d’eux, les
patrons, l’Etat, le Parti socialiste, les banques, sont organisés. Ce sont des
machines. Et moi qui suis plutôt modéré, keynésien, pour un capitalisme
apprivoisé, je me souviens de la leçon de Lénine : « Pas de révolution sans organisation » !
source : Fakir 20/04/2016
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