Abidjan, avril 2011. Victimes d'une attaque aérienne franco-onusienne |
La journaliste française, Fanny Pigeau est encore revenue sur le drame de
Duékoué qui s’est produit lors de la crise postélectorale de 2011. Crise au
cours de laquelle des forces pro-Ouattara ont massacré près de 1.000
personnes. Cinq ans après, elle dresse le bilan d’un désastre humanitaire sur
lequel la CPI ferme les yeux.
Alors
que le procès de Laurent Gbagbo se poursuit devant la Cour pénale
internationale, des rescapés des massacres perpétrés en mars 2011 par les troupes
d’Alassane Ouattara, l’actuel chef d’Etat ivoirien, attendent toujours que la
Cour s’intéresse à eux. À Duékoué, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, personne
ne sait précisément combien de personnes ont été assassinées les 29 et 30 mars
2011 par les forces armées d’Alassane Ouattara, l’actuel chef d’Etat ivoirien :
au moins 500, a dit l’ONU ; plus de 800 pour la seule journée du 29 mars, selon
le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ; bien plus que 1.000,
estiment des rescapés. Personne ne sait, parce qu’aucune investigation sérieuse
n’a été menée. Depuis 2011, le procureur de la CPI a pourtant affirmé à plusieurs
reprises qu’il enquêtait sur toutes les exactions commises pendant la crise
postélectorale de 2010-2011 qui a opposé Laurent Gbagbo, président sortant, à
Alassane Ouattara. Mais seul Gbagbo est jugé, depuis fin janvier, par la CPI,
avec un de ses ministres Charles Blé Goudé : il est accusé de crimes contre
l’humanité qui auraient causé la mort de « au
moins 167 personnes », selon le procureur. Les atrocités
de Duékoué, qui constituent le plus grand massacre que la Côte d’Ivoire ait jamais
connu, n’ont pour l’instant donné lieu à aucune poursuite.
Les
faits ne sont pourtant pas difficiles à retracer : les survivants sont capables
de donner les noms de certains de leurs bourreaux, leurs témoignages, tous
atroces, se recoupent. Tout a commencé «
le 28 mars 2011, à 5 h 30 du matin, lorsque les hommes armés de Ouattara sont
venus. Il y a eu affrontement entre eux et les Forces de sécurité (FDS, l’armée
régulière, ndlr) », explique Antoine (son prénom a été changé), un habitant
de la ville martyre. La bataille, qui commence ce jour-là à Duékoué, 70.000
habitants, fait partie d’une vaste offensive lancée depuis le nord du pays par
les troupes armées constituées par le camp Ouattara. Ce dernier veut mettre fin
à la crise postélectorale : elle dure depuis quatre mois, depuis que le Conseil
constitutionnel ivoirien a déclaré Gbagbo vainqueur d’une élection présidentielle,
tandis que la «communauté internationale
» a donné Ouattara gagnant.
Gbagbo
a l’effectivité du pouvoir, il s’agit donc pour Ouattara et ses alliés de s’en
saisir par la force. La rébellion pro-Ouattara des Forces nouvelles qui tient
60 % du pays depuis septembre 2002 a déjà attaqué en février plusieurs villages
de l’Ouest, déplaçant 130.000 personnes dans la région et vers le Liberia
voisin. Le 17 mars, Ouattara a rebaptisé les rebelles « Forces
républicaines de Côte d’Ivoire » (FRCI).
Après
plusieurs heures de combats, les tirs cessent à Duékoué dans la matinée de ce
lundi 28 mars 2011. « Vers 19 heures, ils
ont repris et duré jusqu’au petit matin du mardi », se souvient Marie (son
prénom a été changé), réfugiée aujourd’hui en France. Au bruit, les habitants
comprennent que les FRCI font usage d’armes lourdes. Ils entendent aussi un hélicoptère,
appartenant vraisemblablement à l’ONU, tourner au-dessus de la ville toute la
nuit. Mardi, les combats cessent définitivement. Les FRCI et leurs supplétifs,
des mercenaires burkinabés et des chasseurs traditionnels dozos venus du Nord
et des pays voisins ont eu le dessus et entrent dans la ville. Ils foncent aussitôt
sur un quartier appelé « Carrefour », dont les habitants sont
majoritairement des Wés, peuple le plus anciennement établi dans l’Ouest et
considéré comme favorable à Gbagbo. Carrefour est alors surpeuplé : il abrite
ses résidents habituels, mais aussi une partie des milliers de personnes déplacées
par les attaques des FRCI dans la région. Le quartier est aussi le QG de
groupes d’autodéfense pro-Gbagbo. Mais quand les FRCI arrivent, ces derniers sont
partis : il ne reste plus que des civils non armés.
«
À 16 h 30, j’étais à la maison avec
mes parents, mes petits frères. On entendait les FRCI tirer partout. Ils sont
arrivés à notre porte, ont frappé. Mon père a ouvert. Sous nos yeux, ils ont
tiré à bout portant sur lui avec un fusil de chasse », confie Antoine, 27 ans. Lui-même a réussi à s’enfuir,
avant de se faire arrêter, torturer, violer et séquestrer pendant plusieurs semaines
par les FRCI. Il n’a plus jamais eu de nouvelles de 14 membres de sa famille,
dont sa mère et plusieurs frères. Le récit de Marie est similaire à celui
d’Antoine : « Nous étions dans la maison de mon
père. Les gens au-dehors suppliaient : “Ne tirez pas !” Mais aussitôt, on
entendait des tirs. Les FRCI ont tiré pour casser les portes de chez nous. Ils
criaient : “On nous a envoyés pour vous tuer ! Si un garçon sort, on va boire
son sang !” Ils avaient toutes sortes d’armes ». Devant Marie, l’horreur : son père, octogénaire, est
tué à coups de machette. Un de ses oncles est abattu, un autre brûlé vif. En
quelques heures, Marie a perdu sept membres – tous des hommes – de sa famille
proche.
Les
troupes de Ouattara, commandées par son ministre de la Défense Guillaume Soro, sont
ainsi allées de maison en maison, ont tué à bout portant, égorgé, en ciblant
tout particulièrement les hommes. Ils ont violé des femmes. Ils ont aussi pillé,
mis le feu aux maisons. Ils ont assassiné des centaines de personnes « de manière délibérée et systématique (…) uniquement en raison
de leur appartenance ethnique », a
constaté Amnesty International. « Avant de
les abattre, ils leur ont demandé parfois de décliner leur nom ou de montrer
leur carte d’identité », selon l’ONG.
La
tuerie a duré deux jours. «Il y avait des corps
partout, on ne pouvait pas faire cinq pas sans sauter au-dessus d’un cadavre », selon Antoine. Dans l’indifférence : alors que Duékoué
comptait une base de l’ONU avec 200 Casques bleus, ces derniers n’ont pas répondu
aux appels au secours des habitants.
Le
siège, à Abidjan, de la force de maintien de la paix de l’ONU en Côte d’Ivoire (Onuci),
forte alors de près de 10.000 soldats et censée protéger les civils, n’a pas
réagi non plus. Est-ce parce que l’ONU a
pris très tôt parti pour Ouattara ? Une alerte avait été en tout cas lancée le
29 mars : Amnesty a demandé publiquement à l’Onuci de protéger de « toute urgence » les « milliers de personnes » déplacées à
Duékoué.
Ce
n’est que le 1er avril que les premières informations sur les massacres ont été
rendues publiques, grâce à un communiqué du CICR. À ce moment-là, les FRCI lançaient
leur première attaque contre Abidjan. Les jours suivants, les Casques bleus se
sont enfin manifestés. Ils ont enfoui dans des fosses les centaines de
dépouilles jonchant Duékoué. Ils ont protégé les survivants de Carrefour,
désormais réfugiés à la mission catholique de la ville, soit plus de 30.000
personnes entassées, traumatisées, blessées. Les FRCI, mercenaires et dozos ont,
eux, poursuivi avec des chiens leur traque meurtrière dans les forêts
environnantes, où des milliers de personnes avaient fui (l’ONU dira en avoir sauvé
6.000). Parmi les poursuivants, « certains avaient vécu
à nos côtés. Dans notre langue, ils criaient : “Sortez, ceux qui vous tuent
sont partis !” Les gens ont alors commencé à sortir, croyant que c’étaient des
parents à eux », dit Marie. Une
de ses tantes et sa fille de trois ans ont été ainsi piégées. Elles ont été égorgées.
Les
FRCI et leurs supplétifs ont mené la même campagne monstrueuse dans toute la
région, tuant des centaines de personnes. Et pendant trois mois, l’épouvante
n’a pas quitté la mission catholique de Duékoué. Chaque jour, dozos et FRCI
devenue l’armée régulière après l’arrestation de Gbagbo le 11 avril 2011
rôdaient autour, et hurlaient : « On va tous vous
tuer, jusqu’au dernier ! »
Fin juin 2011, les survivants ont été transférés dans un camp
placé sous la responsabilité du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et établi
à une sortie de la ville, au lieudit de Nahibly. Des Casques bleus en
assuraient la sécurité, postés sur des miradors. « En voyant ça, j’ai cru que nous serions plus en sécurité », se rappelle Marie. Mais le 20 juillet 2012, les FRCI, des
dozos et des habitants (en général des ressortissants du nord du pays ou des
États voisins) ont attaqué. Motif invoqué : le camp abritait des « miliciens »
armés ce qui ne sera jamais démontré. « Quand ils ont
attaqué, c’était sous le regard des autorités de la ville », souligne Antoine. Une scène
filmée ce jour-là en témoigne.[1]
À nouveau, silence du côté de l’Onuci : les Casques bleus ont fui. Des dizaines
de personnes ont été tuées, d’autres, pour la plupart des jeunes hommes, ont
été enlevés et exécutés. Le camp, qui abritait près de 5.000 Wés, a été
entièrement rasé. Il est apparu plus tard que l’assaut avait été préparé
plusieurs jours à l’avance.
Le camp de Nahibly après l'attaque des mercenaires ouattaristes |
Cinq
ans après, les auteurs et responsables de ces tueries sont toujours en liberté,
certains sont à des postes de responsabilité. Des puits contenant les corps des
victimes de Nahibly, jetés là par les FRCI, sont gardés nuit et jour par des
Casques bleus, sans que rien ne se passe sur le plan judiciaire. Les rescapés, eux,
sont toujours dans un état de grande souffrance, physique et psychique. Pour beaucoup,
s’ajoute à la perte de nombreux parents celle des terres familiales, désormais aux
mains d’étrangers. « Les plantations de
mon père sont occupées depuis 2011 par des Burkinabés. Mes frères n’y ont pas
accès », s’indigne Marie. Le contrôle des terres semble
d’ailleurs avoir été l’une des principales motivations des tueurs : ces terres
de l’Ouest sont extrêmement fertiles, elles produisent une grande partie du cacao,
dont la Côte d’Ivoire est le premier exportateur mondial. Or les Wês en sont les
propriétaires traditionnels et, chez eux, l’héritage se fait de père en fils
(et en filles pour celles qui ne sont pas mariées) : voilà probablement pourquoi
les hommes wês ont été tout particulièrement visés en 2011 et 2012.
Comment
expliquer que la CPI n’ait toujours pas engagé de poursuites, alors qu’il
apparaît clairement que des crimes contre l’humanité ont été commis ? La réponse
semble assez évidente : Ouattara reste le grand allié des Occidentaux, de la
France en particulier et du monde des affaires en général. L’armée française a
été très active aux côtés des FRCI en 2011. Et l’ONU, dont l’attitude pose beaucoup
de questions, n’a sans doute pas intérêt à ce que ce passé soit trop remué. « Malgré l’existence de preuves, malgré l’engagement qu’a
pris (…) le procureur, je vous parie qu’aucun d’entre les soutiens de Alassane Ouattara
ne sera jamais poursuivi ici », a dit aux juges de
la CPI l’avocat principal de Gbagbo, Emmanuel Altit, à l’ouverture du procès de
l’ex-président. Trois jours après, Ouattara, en visite à Paris, a donné du
crédit à ses propos en déclarant qu’il « n’enverrait plus
d’Ivoiriens à la CPI ». En l’absence de
justice, le risque que des victimes finissent par se venger est grand. « Mon père, ma sœur, un de mes frères sont morts, je ne sais pas
ce qu’est devenue ma mère. Si je revois les salauds qui ont fait du mal à mes
parents, je leur ferai la peau », affirme Antoine,
qui vit désormais loin de son pays. Parmi ceux qui ont attaqué sa famille, il a
reconnu des anciens camarades de lycée originaires du nord du pays ou d’États
voisins et installés de longue date à Duékoué.
« Je suis inquiète pour la Côte d’Ivoire », confie Martine Kei Vao. Cette Franco-ivoirienne vivant
en France a perdu plusieurs membres de sa famille, dont sa mère, à Duékoué et dans
sa région en 2011. « Avec toute la haine,
le ressenti que les gens ont, j’ai peur que cela ne dégénère un jour », en particulier lorsque le pouvoir changera de mains,
explique-t-elle. Puisqu’il est impossible de compter sur la justice ivoirienne,
visiblement au service des vainqueurs, elle tente de pousser la justice
internationale à agir : elle est l’une des chevilles ouvrières de deux
organisations, l’Association des ressortissants de Duékoué en France et en
Europe (Ardefe) et « Solidarité Peuple Wé
», qui ont constitué, avec l’aide d’avocats, un épais dossier remis à la
CPI, en février. Y sont consignés les témoignages de 1.073 victimes des événements
de 2011 et 2012, mais aussi de plusieurs autres épisodes de violences graves qui
ont touché l’Ouest depuis la naissance de la rébellion des Forces nouvelles, en
2002.
Avec
ce dossier, « nous avons décidé de
prendre la procureure de la CPI au mot. Elle dit qu’elle se soucie des
victimes, qu’elle lutte contre l’impunité. Qu’elle nous explique alors pourquoi
il n’y a toujours pas de poursuites », dit Habiba Touré,
l’un des avocats impliqués. « Si on se bat pour demander
justice, c’est pour apaiser les cœurs », insiste Martine
Kei Vao. Elle regrette que « l’opinion française ignore
» ce qui s’est réellement passé en Côte d’Ivoire en
2010-2011, que tout ait été « camouflé par les
autorités » à cause
d’intérêts économiques.
Fanny Pigeau (Mediapart.fr)
EN
MARAUDE DANS LE WEB
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cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui
ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu
qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et
des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à
faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la «
crise ivoirienne ».
Source : Le Quotidien d’Abidjan 31 mars 2016
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