mardi 19 avril 2016

C’est toujours la nuit qu’ils attaquent nos enfants.


Nil novi sub sole !
Comme le campus de Yopougon le fut il y a 25 ans – presque jour pour jour –, le campus universitaire d'Abidjan-Cocody a été à son tour le théâtre d’une expédition punitive des sbires du régime fantoche dans la nuit du 13 au 14 avril. Ce raid d'une rare brutalité aurait fait plusieurs blessés graves parmi les étudiants et les étudiantes, dont plusieurs auraient même été victimes de violences sexuelles.
Ça craint dêh, leur affaire d’émergence là… A cette allure, l’avenir de l’enseignement supérieur en Côte d’ivoire promet d’être un cauchemar toujours recommencé.
A l’intention de ceux de nos amis lecteurs qui n’étaient pas nés en 1991 ou qui étaient trop jeunes alors pour se rendre compte de ces choses, voici l’article que notre collaborateur Marcel Amondji consacra au drame de 1991 dans le Nouvel Afrique Asie, sous le titre de :

L’AUBE TRAGIQUE DE YOPOUGON[1]


Invasion nocturne d’une résidence universitaire ; matraquage d’étudiants surpris dans leur sommeil ; viols ; des blessés graves ; plus de cent quatre-vingts interpellations ; peut-être des morts… Dans la nuit du 17 au 18 mai, la Côte d’Ivoire a connu son massacre de Lumbumbashi, avec cette variante que, dans ce cas, les agresseurs sont identifiés : ce sont des para-commandos. D’après le professeur Marcel Etté, secrétaire général du Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (SYNARES), ils opérèrent en présence du ministre de l’Intérieur et du colonel chef d’état-major général de l’armée.
Cette tragédie survient alors que la situation politique paraissait en bonne voie de normalisation. En effet, depuis la fin de l’année dernière, le pouvoir a fait preuve d’une réelle prudence, aussi bien dans ses décisions que dans ses méthodes. De son côté, l’opposition, du moins sa composante actuellement la mieux représentée au plan électoral, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, affiche désormais le plus parfait légalisme. Cet apprentissage coordonné de la démocratie permettait d'espérer que le pays avancerait résolument dans la voie d'une vie politique civilisée. Le drame de Yopougon est venu brutalement démentir cet espoir.
Mais, à vrai dire, ce n’est pas le premier exemple de brutalités policières exercées sur des citoyens sans armes et, qui plus est, à l’intérieur d’un espace clos, depuis le début de cette année. Déjà le congrès extraordinaire du Syndicat national de l’Enseignement secondaire (SYNESCI), ouvert le 3 mars à Bingerville non loin d’Abidjan, et qui se déroulait dans le calme à l’intérieur des locaux du Centre des métiers de l’électricité, fut sauvagement interrompu et dispersé par les forces de l’ordre (police et armée) conduites par le sous-préfet et le maire de la localité. L’opération fut menée avec la volonté évidente d’humilier des enseignants qui avaient commis le crime de désavouer leurs dirigeants syndicaux qui, en mars 1990, avaient donné leur accord aux réductions de salaire programmées par le plan Koumoué Koffi, du nom du ministre des Finances et de l’Economie de l’époque, renvoyé depuis. Soldats et policiers, matraque à la main, les avaient forcés à rentrer à Abidjan, à vingt kilomètres de là, au pas de course !
Depuis, les autorités dénient toute représentativité à la nouvelle direction que le congrès avait tout de même eu le temps d’élire, bien qu’elle soit investie de la confiance des deux tiers des sous-sections du SYNESCI, reconnue et soutenue par le SYNARES.
Le pouvoir s’était pourtant montré beaucoup plus libéral avec le SYNARES qui tenait son 4è congrès à la même époque (2-5 mars) à l’hôtel Ivoire d’Abidjan. Quelques mois auparavant, le SYNARES avait fait l’objet d’une tentative de déstabilisation par un petit groupe d’enseignants du supérieur non syndiqués et plutôt proches du parti gouvernemental, qui lui reprochaient l’appartenance d’un certain nombre de ses dirigeants à des partis d’opposition. Devant l’attitude à la fois pondérée et ferme du secrétaire général du SYNARES et de son bureau, le pouvoir n’avait pas porté son appui tacite à cette entreprise au-delà de plusieurs pages ouvertes à la prose des putschistes dans le quotidien gouvernemental. Les 2 et 5 mars, c’est même en présence de deux ministres du gouvernement Alassane Ouattara que le congrès du SYNARES s’est ouvert et s’est clôturé.
Mais cette ouverture n’était peut-être qu’une ruse qui visait, en caressant le SYNARES dans le sens du poil et en poussant le SYNESCI à bout dans le même temps, à contrecarrer leur projet commun, et tout à fait public au demeurant, de mettre rapidement sur pied une grande coordination de toutes les professions de l’Education, du primaire au supérieur. Depuis le démantèlement de fait de l’Union générale des travailleurs de la Côte d’Ivoire (UGTCI) pour cause de multipartisme, les autorités vivent dans la hantise de voir surgir une nouvelle centrale sur laquelle elles n’auraient pas la même influence que naguère. Or, aujourd’hui, la volonté de s’unir qui anime les enseignants se retrouve partout. La tendance est au rejet du « syndicalisme de participation » toujours prôné par l’UGTCI, et à la constitution d’une nouvelle centrale indépendante des pouvoirs publics et des partis politiques, gouvernemental ou d’opposition. Aux yeux des autorités, tout ce qui est susceptible de favoriser ce processus est un danger. D’où leur méfiance traditionnelle vis-à-vis d’un milieu aussi sensible que le milieu enseignant.
Mais il y a un milieu encore plus sensible ; c’est le milieu étudiant. A l’instar de leurs maîtres, les étudiants ont aussi leur projet de se doter d’un grand mouvement syndical indépendant chargé de les représenter et de défendre leurs intérêts devant les autorités.
De source étudiante, c’est en vue d’empêcher ce projet de prendre corps que, les jours précédant la tragédie du 18 mai, des bandes de casseurs – sans doute les mêmes qui, en mai 1990, arboraient les fameux T-shirts portant l’inscription : les loubards du président et qu’on a revus à l’œuvre lors de la rentrée de rattrapage de l’année blanche, en septembre 1990 – venaient régulièrement provoquer et terroriser les étudiants sur le campus. Fatigués de ces manigances dont les commanditaires seraient, d’après eux, des personnes proches du parti gouvernemental, les étudiants décidèrent d’en appeler publiquement à l’opinion. A cet effet, ils projetaient de tenir un meeting le 18 mai…
Ce meeting ne put avoir lieu, puisque ceux qui devaient l’organiser furent arrêtés avant le lever du jour dit et emmenés vers des destinations inconnues ; sans doute, comme c’est la coutume, vers quelque caserne de la région d’Abidjan.
Il est difficile de croire que c’est par pur hasard que, sous prétexte de protéger les étudiants contre des trublions, l’armée (et non la police. Et on sait que l’une et l’autre sont actuellement sous l’autorité, respectivement, d’un général et de hauts fonctionnaires français) a investi le campus, envahi les chambres, matraqué des étudiants tirés brutalement de leur sommeil, dont certains dans la panique se seraient jetés par la fenêtre, d’ailleurs pour retrouver d’autres matraqueurs au pied du bâtiment ! Il est d’autant plus difficile de le croire que, cette nuit-là et au moment de cette intervention musclée, le courant était coupé… comme ce fut le cas à Lumbumbashi !
Il est probable qu’on ne saura jamais la vérité sur le bilan de cette aube tragique. Les étudiants soutiennent que l’opération a fait quatre morts parmi eux, et que les corps ont été emportés dans des véhicules de l’armée. Les autorités démentent et menacent ceux qu’elles accusent de propager des fausses nouvelles à des fins partisanes. Mais quelle que soit la vérité, et même s’il n’y a pas eu de morts, l’assaut donné nuitamment au campus de Yopougon a sans doute fait basculer la Côte d’Ivoire dans un processus que le légendaire savoir-faire d’Houphouët-Boigny ne suffira plus à contenir.
Surtout que son gouvernement n’a toujours pas été capable de remplir ses promesses vis-à-vis des producteurs de café et de cacao : théoriquement garantis à hauteur de 200 francs depuis septembre 1990, le prix d’achat réel de ces produits atteint difficilement 25 et 50 francs, respectivement ! Tous les bénéfices des victoires électorales de l’année dernière sur lesquelles se fondaient les espoirs d’une transition tranquille sont compromis.
C’est la fin de l’état de grâce pour ceux qui se préparaient à recevoir la succession d’Houphouët-Boigny, et qui, dans l’euphorie de la paix sociale et politique rétablie, commençaient à rêver très sérieusement d’une cohabitation à l’ivoirienne ; voire la pratiquaient déjà activement au Parlement et dans l’antichambre de la primature.

M. Amondji


[1] - Article paru dans Le Nouvel Afrique Asie N° 21 – Juin 1991.

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