Thiaroye, 1er décembre 1944 :
70 soldats africains sous uniforme français assassinés « pour l’exemple » !*
Les
archives officielles – rapports, circulaires, enquêtes – se livrant à une
réécriture de l’affaire, il lui a fallu trouver ailleurs la vérité. Depuis
dix-sept ans, elle convoque donc la science balistique, collationne les
expertises d’armuriers, confronte les récits et les chronologies des témoins ou
de leurs descendants, repère les contradictions au sein des rapports qu’elle
répertorie patiemment dans des tableaux Excel. Bref, de l’investigation à part
entière, d’où affleure peu à peu la vérité.
UN MENSONGE D’ETAT DEPUIS SOIXANTE-DIX ANS
Thiaroye
: de prime abord, cette page d’histoire est connue et même reconnue. La France
a officiellement admis le massacre, en 2004. Lors d’un voyage au Sénégal, en
octobre 2012, François Hollande a fait explicitement référence à cette « répression
sanglante » dans un discours prononcé à Dakar. Mais, en même temps, le
scénario de la fusillade et jusqu’au nombre des victimes restent en grande
partie obscurs. L’armée française s’est toujours abritée derrière l’explication
de la réaction à une mutinerie armée. « Un mensonge d’Etat depuis
soixante-dix ans », peste l’historienne. « Une fable », confirme
le général André Bach, ancien responsable des archives de l’armée de terre.
Rappel
des faits ou du moins de ce que l’on en sait. En 1940, les tirailleurs
sénégalais – appellation générique désignant des combattants de plusieurs pays
d’Afrique noire – participent à la campagne de France. Des milliers meurent au
combat. Entre 1.500 et 3.000 d’entre eux, sitôt faits prisonniers, sont
froidement abattus par des soldats allemands gavés d’idéologie suprémaciste.
Après l’armistice, près de 70.000 soldats indigènes venus de tout l’empire sont
internés dans des camps de prisonniers aménagés sur le territoire français (frontstalags),
le régime nazi ne voulant pas de la présence de ces « races inférieures »
sur le sol du Reich. La sous-alimentation, le froid, la maladie et le travail
forcé déciment les prisonniers. Des internés parviennent à s’évader, cachés par
la population complice, et rejoignent parfois les rangs de la Résistance.
ARRIÉRÉS DE SOLDE
Dès
1944, les frontstalags sont libérés au fil de l’avancée des forces
alliées. L’administration organise le rapatriement de leurs occupants africains
vers les colonies. Deux mille tirailleurs se retrouvent ainsi, le 3 novembre
1944, à Morlaix (Finistère). De là, ils doivent embarquer sur le Circassia. Mais
les soldats exigent au préalable de recevoir leurs arriérés de solde, quelques
milliers de francs de l’époque. Trois cents s’obstinent, refusent de monter à
bord et sont expédiés manu militari dans un centre de détention des
Côtes-d’Armor. Les autres obtempèrent finalement après avoir touché un quart de
la somme et surtout après avoir reçu la promesse de recevoir le reste à
l’arrivée.
Une
nouvelle grogne éclate lors d’une escale à Casablanca et 400 tirailleurs
restent à quai. Ce sont 1.280 soldats qui arrivent finalement à Dakar, le 21
novembre 1944. Ils sont aussitôt enfermés dans des baraquements, à quelques
kilomètres de là, dans la caserne de Thiaroye. Les autorités coloniales
entendent les renvoyer dans leurs foyers. Les hommes réclament d’abord leur dû.
Le 28 novembre, la tension monte. Cinq cents hommes sont sommés de prendre un
train pour Bamako. Ils refusent. Venu négocier, le général Dagnan est pris à
partie. Il promet le paiement des arriérés. Mais le 1er décembre au
matin, le camp est encerclé par un imposant dispositif humain et matériel.
DES RAPPORTS LITIGIEUX
A
partir de là, rien n’est clair, si ce n’est qu’une fusillade éclate peu après 9
heures. C’est ici que l’historienne doit se [faire ?] limier, tant les
rapports sont litigieux. « Le témoignage écrit du lieutenant-colonel Le Berre
diverge ainsi de celui du chef de bataillon Le Treut, du capitaine Olivier, du
colonel Carbillet, du général Dagnan, du lieutenant-colonel Siméoni, du
lieutenant de gendarmerie Pontjean, du colonel Le Masle ou du général de
Perier, qui diligentera une commission d’enquête en 1945. Certaines circulaires
ou certains comptes rendus sont même introuvables », explique
l’historienne, qui a exploré les différents centres où sont conservés les
documents de l’époque, en France, mais aussi au Sénégal.
Au
fil des versions se développe l’idée d’une riposte à des tirs à la mitraillette
ou au pistolet-mitrailleur venus des mutins. Le général Dagnan a fait à
l’époque une liste des armes prétendument retrouvées. Armelle Mabon l’a fait
examiner par des experts de l’Union française, des amateurs d’armes. Rien ne
tient dans cet inventaire ni ne justifie d’utiliser de tels moyens – un char,
deux half-tracks, trois automitrailleuses – pour y répondre.
Officiellement,
35 tirailleurs furent tués ce 1er décembre, chiffre repris par
François Hollande dans son discours à Dakar. Vingt-quatre seraient morts sur le
coup et onze à l’hôpital. Mais le rapport du général Dagnan daté du 5 décembre
fait état de « 24 tués et 46 blessés transportés à l’hôpital et décédés
par la suite », soit 70 victimes. « Pourquoi aurait-il eu
intérêt à alourdir le bilan ? », demande l’historienne qui accrédite
plutôt ce dernier chiffre.
TUÉS POUR L’EXEMPLE
Armelle
Mabon conclut que les autorités militaires au plus haut niveau voulaient,
depuis la veille, faire un exemple contre des soldats qu’elles estimaient en
état de rébellion. « Les contradictions multiples et les nombreuses
incohérences associées aux témoignages suggèrent fortement la préméditation »,
affirme-t-elle. Les officiers auraient pris prétexte d’un début
d’échauffourée pour tirer. Certaines des victimes avançaient sur les hommes qui
les encerclaient, exhibant leurs galons français.
Une
trentaine de mutins seront condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de
prison, avant de bénéficier d’une grâce amnistiante du président Auriol en
1947. A une exception [près], les auteurs de la fusillade et ceux qui l’auront
ordonnée ou couverte ne furent jamais inquiétés. Cependant, passant au crible
leurs dossiers personnels, Armelle Mabon a pu constater que leur carrière fut
entravée à dater de ce jour : mise à la retraite d’office, avancement refusé,
annotations négatives. « Ils ont été sanctionnés en préservant
l’honneur de l’armée », conclut l’historienne. Un aveu déguisé que des
fautes ont été commises.
GRAVE BAVURE MILITAIRE
« Il
faut réhabiliter les tirailleurs morts, blessés, pour avoir simplement réclamé
un droit dont ils ont été spoliés », estime
Armelle Mabon, qui publiera ses conclusions dans un ouvrage collectif à
paraître aux PUF en octobre 2013 : Nouvelle histoire des colonisations
européennes (XIXe-XXe siècles). Sociétés, cultures,
politiques.
Thiaroye
n’est pas resté simplement dans l’Histoire comme une grave bavure militaire. La
fusillade s’inscrit, avec les événements de Sétif et d’autres, dans cette
période où les autorités coloniales, après s’être comportées souvent sans grand
honneur pendant le conflit, furent incapables de percevoir les changements
induits par la seconde guerre mondiale. Les tirailleurs rentraient d’Europe
porteurs de valeurs nouvelles. « Ils viennent à la colonie avec l’idée
bien arrêtée d’être les maîtres, de chasser les Français », redoute
ainsi le lieutenant-colonel Le Berre dans son rapport. Le général Dagnan craint
que ces hommes ne « forment le noyau agissant de tous les groupements
hostiles à la souveraineté française ».
CITOYENS À PART ENTIÈRE
Face
à eux, la caste administrative conservait ses préjugés racistes. Dans de
multiples textes d’époque, la hiérarchie militaire dénie ainsi aux tirailleurs
le droit à un argent qu’ils seraient incapables de gérer. Pour Armelle Mabon,
avec Thiaroye, « il s’agit de réimposer la domination coloniale
ébranlée par la guerre ».
Le
peu de cas fait de ces tirailleurs qui s’étaient battus pour la France
apportait un démenti à ceux qui espéraient que les indigènes de l’empire
pourraient devenir des citoyens à part entière de la République. Lamine Guèye,
avocat des « mutins », et Léopold Sédar Senghor, qui demanda leur
amnistie, deviendront bientôt deux artisans de l’indépendance.
Benoît Hopquin
(*) - Titre original :
« Devoir de mémoire : 1er décembre 1944. C’est le jour où la France décima
les soldats africains qui contribuèrent à la délivrer de l’horreur du nazisme ».
Source : Lemonde.fr
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