Le patron de la force licorne en Côte d’Ivoire parle aux
juges
Le général Henri Poncet du temps où il commandait l'Opération Licorne |
Plus de dix ans après l’attaque qui a coûté la vie à neuf
militaires français, la justice poursuit une enquête semée d’embûches. Nos
révélations sur des documents qui accusent la Françafrique.
Qui est responsable du bombardement du camp de la force
Licorne à Bouaké, survenu le 6 novembre 2004, et qui a causé la mort de neuf
soldats français ? L’événement, qui restera dans l’histoire comme l’attentat le
plus meurtrier visant des militaires français depuis celui du Drakkar au Liban
en 1983 (cinquante-huit parachutistes tués), a progressivement disparu de la
mémoire collective. Pourtant, en dépit des pressions politiques et des
obstacles dressés par les gouvernements successifs, la justice poursuit
péniblement son travail afin d’établir la vérité sur cet événement qui a marqué
une profonde rupture dans les relations franco-ivoiriennes. Pour mémoire, ce 6
novembre, deux Sukhoï 25 appartenant à l’armée ivoirienne mais pilotés par des
mercenaires biélorusses, décollent de l’aéroport de Yamoussoukro. Après un
premier vol de reconnaissance, ils survolent à nouveau l’emprise Descartes à
Bouaké, où stationnent des soldats de la force Licorne, et ouvrent le feu. Les
victimes, si elles auront droit à un hommage militaire en grande pompe aux
Invalides, seront pourtant enterrées à la hâte, et les autopsies, contrairement
aux usages et à la loi, systématiquement refusées.
Le caractère prémédité de l’attaque ne fait pas l’ombre d’un
doute dans l’esprit de l’état-major français déployé en Côte d’Ivoire depuis le
mois de septembre 2002, comme dans ceux des rescapés d’un bombardement qui a
également fait une quarantaine de blessés. «Il ne s’agit aucunement d’une
erreur de cible ou d’une action accidentelle. Un ordre a été donné», témoignera
par exemple le colonel Vincent Guionie[1],
assistant militaire du patron de la force Licorne, le général Henri Poncet…
Que faisait l’armée française au cœur du pré carré de la «
Françafrique », concept forgé par l’ex-président ivoirien Félix Houphouët-Boigny
? Tout commence le 19 septembre 2002 quand un putsch contre Laurent Gbagbo, élu
en octobre 2000, se transforme en rébellion armée baptisée Mouvement
patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), qui occupe la moitié nord du pays. Très
rapidement, il apparaît que le MPCI est résolument soutenu par Blaise Compaoré,
le numéro un burkinabé, fidèle relais de la France officielle et « pompier
pyromane » de la région. C’est à partir du Liberia du sanglant Charles Taylor
que deux nouveaux fronts sont créés à l’ouest du pays, pour accentuer la
pression sur le pouvoir d’alors.
La France met dos
à dos un gouvernement élu et une rébellion
Des accords de coopération militaire datant des indépendances
prévoient que la France doit voler au secours de l’État ivoirien s’il fait
l’objet d’une agression extérieure. Mais alors que Jacques Chirac est à l’Élysée
et Dominique de Villepin au Quai d’Orsay, Paris rechigne à « sauver la mise » à
un Laurent Gbagbo qui a longtemps été un pourfendeur du néocolonialisme gaullien
et le principal opposant d’un Houphouët dont Chirac vantait la générosité
légendaire avant sa mort le 7 décembre 1993. L’ancienne puissance coloniale
choisit de mettre dos à dos un gouvernement élu et une rébellion armée. Dominique
de Villepin impose un cessez-le-feu puis convoque les « forces politiques ivoiriennes
» (parti au pouvoir, opposition civile et armée) à Linas-Marcoussis, dans la
région parisienne. Mis structurellement en minorité, les partisans de Gbagbo ne
parviennent pas à empêcher la rédaction d’un accord de sortie de crise qui
tente de dépouiller leur champion de ses prérogatives et met en place un «
gouvernement de transition » largement verrouillé par l’opposition. La rue abidjanaise
conteste bruyamment un « coup d’État constitutionnel » orchestré par la France
officielle et s’en prend violemment aux symboles qui l’incarnent, notamment le
43e bataillon d’infanterie et de marine qui se trouve à proximité du principal
aéroport du pays. Pour calmer sa base, Gbagbo s’accroche au seul point de l’accord
de Linas-Marcoussis qui peut être interprété en sa faveur : l’exigence de désarmement
opposée aux rebelles. Mais cette disposition est entourée d’une grande
ambiguïté, et l’arbitre français manque singulièrement de fermeté quand il
s’agit de la faire appliquer, en dépit de ce que la force Licorne est
officiellement chargée de faire respecter l’accord signé en région parisienne.
Les sommets succèdent aux conciliabules, mais le processus de paix ivoirien est
bloqué, et le nord du pays commence à s’installer dans un état de sécession qui
ne dit pas son nom. L’idée d’élections sans désarmement préalable des milices
armées qui quadrillent le pays et sèment la terreur commence à faire son chemin.
Pressé par les « durs » de son entourage et prétendant craindre un coup d’État
militaire, Laurent Gbagbo décide de lancer une vaste offensive de reconquête des
zones occupées par l’insurrection. Plus tard, il confiera que l’idée était de détruire
les infrastructures stratégiques de la rébellion afin de l’obliger à revenir sur
la table des négociations dans le cadre d’un rapport de forces modifié. En tout
cas, quand il informe son homologue Jacques Chirac de son projet, ce dernier se
montre hargneux et met en garde contre d’éventuelles « bavures » qui
entraîneraient naturellement une réaction hexagonale. Dans les faits, les deux
exécutifs ont des intérêts et des stratégies qui diffèrent : Gbagbo veut
desserrer l’étau politique et militaire et apparaître comme le « héros victorieux
» qui a rendu à son pays son intégrité territoriale, moins d’un an avant la
date fixée pour la prochaine élection présidentielle. Quant à Chirac, il est
bien conscient que la partition de la Côte d’Ivoire est un moyen de pression
inespéré qui permet en outre de soumettre le pays à une forme de « tutelle
internationale ». Dans ce contexte, la question que se posent de nombreux
observateurs à l’occasion du lancement de la campagne de frappes aériennes qui
vise à affaiblir les rebelles est : l’ancienne puissance coloniale laissera-t-elle
faire ? C’est là qu’entrent en scène les mercenaires biélorusses et que
survient la « bavure » de Bouaké. Pour Jean Balan, principal avocat des familles
des victimes du bombardement, celui-ci « avait un but précis : trouver un prétexte
pour se débarrasser du président Gbagbo ». De fait, la réaction de Jacques Chirac
est foudroyante : il ordonne la destruction de toute l’aviation militaire et civile
ivoirienne, empêchant toute possibilité de fuite à Laurent Gbagbo, et une colonne
de plusieurs dizaines de blindés français se positionne devant le palais
présidentiel. Dans le même temps, la rue ivoirienne, chauffée à blanc par les
ultras du clan Gbagbo, s’attaque aux expatriés tricolores dont plusieurs
centaines sont évacués à la hâte par hélicoptères. Le 7 novembre 2004, au
lendemain du bombardement de Bouaké, les militaires français assiégés par la
foule devant l’hôtel Ivoire à Abidjan ouvrent le feu, faisant plusieurs dizaines
de morts civils. L’accusation de « tentative de coup d’État » pourrait paraître
saugrenue si l’histoire néocoloniale de la France n’était pas émaillée de coups
tordus similaires, et surtout si les autorités françaises n’avaient pas tout
fait pour saboter les enquêtes judiciaires et empêcher l’arrestation et
l’extradition des auteurs du bombardement de Bouaké. Brigitte Raynaud, la première
magistrate en charge du dossier, se fendra d’ailleurs d’une lettre amère adressée
à Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense en 2004 : « Je relève qu’à la fin de ma mission aucun renseignement ne m’a été
fourni sur les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés
comme auteurs de ce crime, bien qu’arrêtés immédiatement ou dans les jours qui
ont suivi les faits, avaient été libérés sur instruction et avec le
consentement des autorités françaises sans avoir été déférés à la justice ».
L’instruction judiciaire ne laisse effectivement guère de doute sur ce point précis
: les mercenaires biélorusses, arrêtés quelques jours plus tard au Togo, ainsi
que leurs complices détenus par les militaires français en Côte d’Ivoire,
seront tous relâchés sur ordre de Paris. Le général Poncet, patron de la force
Licorne, demandera des explications sur cette décision incompréhensible, justifiée
à Paris par la pseudo- absence de cadre juridique pour les auditionner. « J’ai dit que je ne comprenais pas cette
décision, et on m’a répondu : tu exécutes. (…) Selon moi le cadre juridique ne
posait pas de problème. Je vous renvoie à la loi Pelchat sur le mercenariat,
qui date de 2003, et qui dit que l’on doit par tous les moyens empêcher ce type
d’activités (…). Il me semble qu’il suffisait que l’on porte plainte contre ces
gens-là pour qu’un juge français soit saisi »[2].
La ministre de la
Grande Muette a « menti sous serment »
A nouveau auditionné le 4 février dernier par la juge
d’instruction Sabine Kheris, actuellement en charge du dossier, Henri Poncet
maintient qu’il y a eu « une volonté
manifeste par les autorités politiques de faire en sorte que ces pilotes (et les
autres mercenaires pourtant aux mains de l’armée française – NDLR) ne soient pas entendus », et désigne
les « trois canaux qui sont intervenus : monsieur de Villepin pour le ministère
de l’Intérieur, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la
Défense ». Puis il raconte de manière spontanée cette anecdote : « En juillet 2004, le conseiller Afrique de
l’Élysée (Michel de Bonnecorse – NDLR)
est venu à Abidjan. Dans les propos tenus par Bonnecorse à l’époque, il
apparaissait déjà que Gbagbo avait retrouvé sa légitimité et qu’il fallait en
finir avec la rébellion. (…) Il a évoqué l’éventualité d’une action de force de
l’armée ivoirienne qui réglerait le problème de la rébellion. Je lui ai dit "et
le jour d’après, qu’est-ce qui se passe ?". Il ne m’a pas répondu. Donc
cela m’a fait penser que dans la tête de certains décideurs à Paris il fallait
en terminer avec la rébellion dès le mois de juillet. » Le témoignage du
mercenaire français Jean-Jacques Fuentes[3],
présent aux côtés des pilotes biélorusses et de militaires ivoiriens dans la
préparation de l’attaque de Bouaké, confirmerait une coordination avec la
cellule Afrique de l’Élysée : « Le 5
novembre au soir, un officier ivoirien a reçu un coup de fil de la cellule
Afrique. A priori, c’était une désignation de cible, qu’il aurait fallu
bombarder pour finir la guerre (…). L’objectif désigné était un gymnase situé à
quelques centaines de mètres du lycée Descartes, où se tenait prétendument une
réunion des chefs rebelles. » S’agissait-il donc réellement de remettre
Laurent Gbagbo en selle, ou plutôt le pousser à la faute pour s’en débarrasser
? Contacté, Michel de Bonnecorse dénonce une « fable invraisemblable, concoctée par des gens douteux qui
grenouillent dans les réseaux de la Françafrique. Dans cette affaire, la France
n’a strictement rien à cacher ». «
Cela me paraît être du pur délire, digne de certaines affirmations ivoiriennes
qui nient l’existence du bombardement », répondra également sur ce point
précis Michèle Alliot-Marie[4].
Reste que la ministre de la Grande Muette a «
menti sous serment » lors de ses auditions, accuse maître Jean Balan. Au
nom des 22 proches et victimes du bombardement de Bouaké qu’il défend, l’avocat
demande toujours l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et la
saisine de la Cour de justice de la République.
Par
Marc De Miramon, Théophile Kouamouo
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Sous cette rubrique,
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nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : L’Humanité 24 Février 2015
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