vendredi 27 février 2015

Bombardement de Bouaké, l’impossible vérité ?

Le patron de la force licorne en Côte d’Ivoire parle aux juges 


Le général Henri Poncet
du temps où il commandait
l'Opération Licorne
Plus de dix ans après l’attaque qui a coûté la vie à neuf militaires français, la justice poursuit une enquête semée d’embûches. Nos révélations sur des documents qui accusent la Françafrique. 

Qui est responsable du bombardement du camp de la force Licorne à Bouaké, survenu le 6 novembre 2004, et qui a causé la mort de neuf soldats français ? L’événement, qui restera dans l’histoire comme l’attentat le plus meurtrier visant des militaires français depuis celui du Drakkar au Liban en 1983 (cinquante-huit parachutistes tués), a progressivement disparu de la mémoire collective. Pourtant, en dépit des pressions politiques et des obstacles dressés par les gouvernements successifs, la justice poursuit péniblement son travail afin d’établir la vérité sur cet événement qui a marqué une profonde rupture dans les relations franco-ivoiriennes. Pour mémoire, ce 6 novembre, deux Sukhoï 25 appartenant à l’armée ivoirienne mais pilotés par des mercenaires biélorusses, décollent de l’aéroport de Yamoussoukro. Après un premier vol de reconnaissance, ils survolent à nouveau l’emprise Descartes à Bouaké, où stationnent des soldats de la force Licorne, et ouvrent le feu. Les victimes, si elles auront droit à un hommage militaire en grande pompe aux Invalides, seront pourtant enterrées à la hâte, et les autopsies, contrairement aux usages et à la loi, systématiquement refusées.
Le caractère prémédité de l’attaque ne fait pas l’ombre d’un doute dans l’esprit de l’état-major français déployé en Côte d’Ivoire depuis le mois de septembre 2002, comme dans ceux des rescapés d’un bombardement qui a également fait une quarantaine de blessés. «Il ne s’agit aucunement d’une erreur de cible ou d’une action accidentelle. Un ordre a été donné», témoignera par exemple le colonel Vincent Guionie[1], assistant militaire du patron de la force Licorne, le général Henri Poncet…
Que faisait l’armée française au cœur du pré carré de la « Françafrique », concept forgé par l’ex-président ivoirien Félix Houphouët-Boigny ? Tout commence le 19 septembre 2002 quand un putsch contre Laurent Gbagbo, élu en octobre 2000, se transforme en rébellion armée baptisée Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), qui occupe la moitié nord du pays. Très rapidement, il apparaît que le MPCI est résolument soutenu par Blaise Compaoré, le numéro un burkinabé, fidèle relais de la France officielle et « pompier pyromane » de la région. C’est à partir du Liberia du sanglant Charles Taylor que deux nouveaux fronts sont créés à l’ouest du pays, pour accentuer la pression sur le pouvoir d’alors. 

La France met dos à dos un gouvernement élu et une rébellion
Des accords de coopération militaire datant des indépendances prévoient que la France doit voler au secours de l’État ivoirien s’il fait l’objet d’une agression extérieure. Mais alors que Jacques Chirac est à l’Élysée et Dominique de Villepin au Quai d’Orsay, Paris rechigne à « sauver la mise » à un Laurent Gbagbo qui a longtemps été un pourfendeur du néocolonialisme gaullien et le principal opposant d’un Houphouët dont Chirac vantait la générosité légendaire avant sa mort le 7 décembre 1993. L’ancienne puissance coloniale choisit de mettre dos à dos un gouvernement élu et une rébellion armée. Dominique de Villepin impose un cessez-le-feu puis convoque les « forces politiques ivoiriennes » (parti au pouvoir, opposition civile et armée) à Linas-Marcoussis, dans la région parisienne. Mis structurellement en minorité, les partisans de Gbagbo ne parviennent pas à empêcher la rédaction d’un accord de sortie de crise qui tente de dépouiller leur champion de ses prérogatives et met en place un « gouvernement de transition » largement verrouillé par l’opposition. La rue abidjanaise conteste bruyamment un « coup d’État constitutionnel » orchestré par la France officielle et s’en prend violemment aux symboles qui l’incarnent, notamment le 43e bataillon d’infanterie et de marine qui se trouve à proximité du principal aéroport du pays. Pour calmer sa base, Gbagbo s’accroche au seul point de l’accord de Linas-Marcoussis qui peut être interprété en sa faveur : l’exigence de désarmement opposée aux rebelles. Mais cette disposition est entourée d’une grande ambiguïté, et l’arbitre français manque singulièrement de fermeté quand il s’agit de la faire appliquer, en dépit de ce que la force Licorne est officiellement chargée de faire respecter l’accord signé en région parisienne. Les sommets succèdent aux conciliabules, mais le processus de paix ivoirien est bloqué, et le nord du pays commence à s’installer dans un état de sécession qui ne dit pas son nom. L’idée d’élections sans désarmement préalable des milices armées qui quadrillent le pays et sèment la terreur commence à faire son chemin. Pressé par les « durs » de son entourage et prétendant craindre un coup d’État militaire, Laurent Gbagbo décide de lancer une vaste offensive de reconquête des zones occupées par l’insurrection. Plus tard, il confiera que l’idée était de détruire les infrastructures stratégiques de la rébellion afin de l’obliger à revenir sur la table des négociations dans le cadre d’un rapport de forces modifié. En tout cas, quand il informe son homologue Jacques Chirac de son projet, ce dernier se montre hargneux et met en garde contre d’éventuelles « bavures » qui entraîneraient naturellement une réaction hexagonale. Dans les faits, les deux exécutifs ont des intérêts et des stratégies qui diffèrent : Gbagbo veut desserrer l’étau politique et militaire et apparaître comme le « héros victorieux » qui a rendu à son pays son intégrité territoriale, moins d’un an avant la date fixée pour la prochaine élection présidentielle. Quant à Chirac, il est bien conscient que la partition de la Côte d’Ivoire est un moyen de pression inespéré qui permet en outre de soumettre le pays à une forme de « tutelle internationale ». Dans ce contexte, la question que se posent de nombreux observateurs à l’occasion du lancement de la campagne de frappes aériennes qui vise à affaiblir les rebelles est : l’ancienne puissance coloniale laissera-t-elle faire ? C’est là qu’entrent en scène les mercenaires biélorusses et que survient la « bavure » de Bouaké. Pour Jean Balan, principal avocat des familles des victimes du bombardement, celui-ci « avait un but précis : trouver un prétexte pour se débarrasser du président Gbagbo ». De fait, la réaction de Jacques Chirac est foudroyante : il ordonne la destruction de toute l’aviation militaire et civile ivoirienne, empêchant toute possibilité de fuite à Laurent Gbagbo, et une colonne de plusieurs dizaines de blindés français se positionne devant le palais présidentiel. Dans le même temps, la rue ivoirienne, chauffée à blanc par les ultras du clan Gbagbo, s’attaque aux expatriés tricolores dont plusieurs centaines sont évacués à la hâte par hélicoptères. Le 7 novembre 2004, au lendemain du bombardement de Bouaké, les militaires français assiégés par la foule devant l’hôtel Ivoire à Abidjan ouvrent le feu, faisant plusieurs dizaines de morts civils. L’accusation de « tentative de coup d’État » pourrait paraître saugrenue si l’histoire néocoloniale de la France n’était pas émaillée de coups tordus similaires, et surtout si les autorités françaises n’avaient pas tout fait pour saboter les enquêtes judiciaires et empêcher l’arrestation et l’extradition des auteurs du bombardement de Bouaké. Brigitte Raynaud, la première magistrate en charge du dossier, se fendra d’ailleurs d’une lettre amère adressée à Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense en 2004 : « Je relève qu’à la fin de ma mission aucun renseignement ne m’a été fourni sur les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés comme auteurs de ce crime, bien qu’arrêtés immédiatement ou dans les jours qui ont suivi les faits, avaient été libérés sur instruction et avec le consentement des autorités françaises sans avoir été déférés à la justice ». L’instruction judiciaire ne laisse effectivement guère de doute sur ce point précis : les mercenaires biélorusses, arrêtés quelques jours plus tard au Togo, ainsi que leurs complices détenus par les militaires français en Côte d’Ivoire, seront tous relâchés sur ordre de Paris. Le général Poncet, patron de la force Licorne, demandera des explications sur cette décision incompréhensible, justifiée à Paris par la pseudo- absence de cadre juridique pour les auditionner. « J’ai dit que je ne comprenais pas cette décision, et on m’a répondu : tu exécutes. (…) Selon moi le cadre juridique ne posait pas de problème. Je vous renvoie à la loi Pelchat sur le mercenariat, qui date de 2003, et qui dit que l’on doit par tous les moyens empêcher ce type d’activités (…). Il me semble qu’il suffisait que l’on porte plainte contre ces gens-là pour qu’un juge français soit saisi »[2]. 

La ministre de la Grande Muette a « menti sous serment »
A nouveau auditionné le 4 février dernier par la juge d’instruction Sabine Kheris, actuellement en charge du dossier, Henri Poncet maintient qu’il y a eu « une volonté manifeste par les autorités politiques de faire en sorte que ces pilotes (et les autres mercenaires pourtant aux mains de l’armée française – NDLR) ne soient pas entendus », et désigne les « trois canaux qui sont intervenus : monsieur de Villepin pour le ministère de l’Intérieur, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense ». Puis il raconte de manière spontanée cette anecdote : « En juillet 2004, le conseiller Afrique de l’Élysée (Michel de Bonnecorse – NDLR) est venu à Abidjan. Dans les propos tenus par Bonnecorse à l’époque, il apparaissait déjà que Gbagbo avait retrouvé sa légitimité et qu’il fallait en finir avec la rébellion. (…) Il a évoqué l’éventualité d’une action de force de l’armée ivoirienne qui réglerait le problème de la rébellion. Je lui ai dit "et le jour d’après, qu’est-ce qui se passe ?". Il ne m’a pas répondu. Donc cela m’a fait penser que dans la tête de certains décideurs à Paris il fallait en terminer avec la rébellion dès le mois de juillet. » Le témoignage du mercenaire français Jean-Jacques Fuentes[3], présent aux côtés des pilotes biélorusses et de militaires ivoiriens dans la préparation de l’attaque de Bouaké, confirmerait une coordination avec la cellule Afrique de l’Élysée : « Le 5 novembre au soir, un officier ivoirien a reçu un coup de fil de la cellule Afrique. A priori, c’était une désignation de cible, qu’il aurait fallu bombarder pour finir la guerre (…). L’objectif désigné était un gymnase situé à quelques centaines de mètres du lycée Descartes, où se tenait prétendument une réunion des chefs rebelles. » S’agissait-il donc réellement de remettre Laurent Gbagbo en selle, ou plutôt le pousser à la faute pour s’en débarrasser ? Contacté, Michel de Bonnecorse dénonce une « fable invraisemblable, concoctée par des gens douteux qui grenouillent dans les réseaux de la Françafrique. Dans cette affaire, la France n’a strictement rien à cacher ». « Cela me paraît être du pur délire, digne de certaines affirmations ivoiriennes qui nient l’existence du bombardement », répondra également sur ce point précis Michèle Alliot-Marie[4]. Reste que la ministre de la Grande Muette a « menti sous serment » lors de ses auditions, accuse maître Jean Balan. Au nom des 22 proches et victimes du bombardement de Bouaké qu’il défend, l’avocat demande toujours l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et la saisine de la Cour de justice de la République. 

Par Marc De Miramon, Théophile Kouamouo 

 
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Source : L’Humanité 24 Février 2015
 


[1] - Audition du 12 décembre 2007, tribunal aux armées de Paris.
[2] - Audition du 20 février 2008, tribunal aux armées de Paris.
[3] - Audition du 31 mars 2010, tribunal aux armées de Paris.
[4] - Audition du 7 mai 2010, tribunal aux armées de Paris.

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