mardi 24 février 2015

Hommage à Mathieu Ekra, pionnier du mouvement anticolonialiste ivoirien, ancien prisonnier de Bassam (1949-1952)


M. Ekra
MATHIEU EKRA, l’un des derniers survivants des « Huit de Bassam », est mort le 22 février à Bonoua. Il était né en 1917 dans cette même ville. Ancien de William-Ponty, il était entré dans la vie professionnelle comme employé des Chemins de fer de l’Afrique occidentale française (AOF). Responsable de la sous-section du P.D.CI.-R.D.A. de Treichville au moment de la provocation du 6 février 1949, M. Ekra fut l’un des huit dirigeants de ce parti qui furent emprisonnés à la suite de cette affaire. Dans son curriculum publié dans les Actes du VIe Congrès, en 1980, sous la rubrique « car­rière politique » on peut lire : « Responsable des incidents du 6 février 1949 » ; ce qui montre, soit dit en passant, comment déjà dès cette époque ce parti « comprenait » sa propre histoire !
Dans le système de la Loi-cadre, M. Ekra fut le premier Ivoirien promu administrateur colonial, fonction jusqu'alors réservée aux Blancs et aux « assimilés » d’origine antillaise. Cette promo­tion correspondait tout à fait aux aspirations de celui qui expliquait son engagement politique par sa déception de n'avoir pu obtenir son assimilation dès 1944 malgré des efforts opiniâtres : « Sur le plan personnel, confiait-il à Doudou Guèye en 1978,  j'étais écœuré par le système colonial d'injustice et de déni de justice. Figure-toi que j'ai, par exemple, passé au moins deux concours d'accès dans les cadres supérieurs. Dans le premier concours, il y avait trois postes à pourvoir d'agents supérieurs des Chemins de fer, ce qu'on appelait les agents assimilés à des Européens. J'ai été reçu second. On a nommé le premier. On a nommé le troisième, et on a refusé de me nommer ».
Lors de ce qu’on a appelé « les faux complots d’Houphouët-Boigny » (1963-1965), seul de tous les dirigeants de premier plan du PDCI-RDA et de l’Etat alors présents dans le pays, M. Ekra n’encourut qu’une sorte de disgrâce alors que tous les autres avaient été jetés en prison, sommairement jugés et condamnés certains à mort, les autres à de lourdes peines de travaux forcés.
Excepté cette courte interruption de deux ou trois ans, M. Ekra a constamment été membre des gouvernements d’Houphouët de 1961 à 1990, soit comme ministre soit comme ministre d'État.
En 1997, sous la présidence de Bédié, il fut nommé Médiateur de la République, le premier à porter ce titre et à remplir cette fonction.
Après le coup d’Etat militaire de décembre 1999, c’est à lui, en tant que Médiateur de la République, que Robert Guéi, le chef de la junte, demanda de piloter la Commission consultative, constitutionnelle et électorale (Ccce) installée le 31 janvier 2000, aux fins d’élaborer la nouvelle Constitution.
Après le 11 avril 2011 et la chute de Laurent Gbagbo, déjà souffrant, M. Ekra se retira de la vie publique, et le titre et la fonction de Médiateur de la République furent dévolus à un proche d’Alassane Ouattara. 

 
La Rédaction

 

LES EVÉNÉMENTS DU 6 FÉVRIER 1949
Une interview de Mathieu Ekra par Doudou Guèye[1]
(extraits)
 

Dr Doudou Guèye :
Tu es aujourd'hui Ministre d'Etat chargé de la réforme des sociétés d'Etat et tu as assumé différentes autres fonctions ministérielles depuis l’indépendance. Tu es par ailleurs un des responsables du PDCI-RDA depuis sa fondation. Comment es-tu arrivé à la politique, comment l'as-tu menée, que t'a-t-elle rapporté ? 

M. Mathieu Ekra :
Je suis arrivé à la politique, je ne dirai pas par accident, puisque c'est volontairement que nous avons milité, mais je dois dire qu'on nous a toujours prévenus que la politique était un jeu dangereux. Mais nous nous sommes trouvés tous pris par le climat de la colonisation, ce climat dans lequel nous subissions, en ce qui concerne nos parents, une certaine oppression et le travail forcé, et en ce qui nous concerne, nous les cadres formés dans les écoles françaises, des affronts continuels (…). Après la Conférence de Brazzaville, nous nous sommes engagés dans des syndicats. Pour ma part, après ma sortie de Ponty, je travaillais au chemin de fer. J’ai donc fait du syndicalisme au chemin de fer, ici, à Abidjan. (…). Puis j’ai été affecté en Guinée sur ma propre demande (…). Et c'est en Guinée, où j'étais de 1944 à 1947, que m'a trouvé le début de la lutte politique en 1945. (…). Et puis, en 1946, lorsque le premier congrès du RDA devait se tenir à Bamako, j'étais naturellement tout à fait disposé à y aller. C’est l’année où j'ai formé la première section du RDA à Kankan, où j'étais en service. Et c'est moi qui en ai été élu secrétaire général. Je devais donc aller à Bamako. Malheureusement mes chefs m'ont interdit absolument de bouger. (…). Fin 1946, quand le Congrès s'est tenu, j'ai estimé que je devais rentrer au pays, les choses devenant sérieuses. Je suis arrivé en février 1947 à Abidjan. (…).
Je me suis naturellement engagé avec RDA. (…). J'ai d’abord été élu secrétaire général adjoint de la sous-section de Treichville. Puis, six mois après, le secrétaire général étant décédé, j'ai été élu secrétaire général. C'est ainsi que je suis parti comme responsable du parti. Voilà comment je suis venu à la politique.
(…) 

Dr Doudou Guèye :
En tant qu'homme politique, tu as participé à certains événements importants dont ceux connus désormais sous le nom de « événements du 6 février 1949 ». Nous sommes justement à la veille de la date anniversaire de leur déroulement. Aussi, est-ce une occasion opportune de savoir les raisons profondes de ces événements et le rôle que tu y as joué avec tes camarades du parti. 

M. Mathieu Ekra :
Les événements du 6 février 1949 ne sont pas le fait du hasard. Ils sont l'aboutissement d'une situation qui a été créée depuis 1945, année marquée par l’envoi de députés africains à l'Assemblée nationale française, le vote de diverses lois qui abolissaient le travail forcé, supprimaient les abus, les inégalités et certaines institutions du régime colonial, et établissaient, au profit de tous les ressortissants des colonies françaises, la citoyenneté de l'Union française. (…).
En 1949, la situation locale était à peu près celle-ci : d'un côté tous ces «libérés» de la sujétion coloniale française, (par définition des citoyens) désireux de faire valoir leurs droits, notamment au plan des libertés publiques ; de l'autre côté, l'administration qui, en dépit des nouvelles lois, continuait à détenir et à exercer une autorité de type colonial, arbitraire et sans contrôle. Il y avait donc une opposition entre : d'une part, l'esprit des nouvelles lois, les bénéficiaires de ces lois, et de l'autre, l'administration chargée d'appliquer ces lois et qui était pratiquement retenue dans l'action, par ses habitudes d'humiliation, d'oppression et de déni de justice. Il faut signaler encore que le PDCI-RDA à l'époque, en tant que principal artisan de cette promotion politique, voulait évidemment que ses militants puissent, non seulement jouir de ces nouveaux avantages, mais qu'ils acquièrent, ce faisant, un haut niveau de conscience et un sens élevé de la responsabilité tique.
Pour ce qui est de la situation générale, il faut rappeler l'accusation qui était portée contre le PDCI considéré comme un parti inféodé au Parti communiste français ; l'accusation portée contre le Président Félix Houphouët-Boigny taxé d'agent du communisme international. Tout ceci à cause de l'apparentement des élus du RDA aux groupes communistes des différentes assemblées métropolitaines. Il s'agissait là, naturellement, d'un prétexte.
(…)
Nous, nous étions de sincères militants anticolonialistes. Le vocabulaire communiste correspondait parfaitement à notre situation et, par ailleurs, l’attitude des communistes dans tout le combat que nous menions, était une attitude franche, qui semblait conforme à nos intérêts. Ceci étant, l’administration ne pouvait pas laisser se développer cette atmosphère de contestation sans réagir. Cela nous le savions… Nous le savions, mais nous pensions que les droits que nous avions acquis étaient suffisants pour nous permettre de nous exprimer dans « la légalité républicaine » et nous préserver désormais de tous les abus et arbitraires du régime colonial. En tout cas, moi, en tant que militant responsable, je pensais que nous étions désormais protégés par les nouveaux droits, tout comme ces mêmes droits avaient toujours protégé les citoyens français de l'époque. Par conséquent, nous estimions que nous pouvions exercer, sans crainte, notre droit de libre réunion, en participant notamment à toutes les réunions contradictoires, politiques et autres, qui pouvaient se tenir à Abidjan. C'est dans ce cadre et cet esprit que s'est tenue la réunion du 6 février 1949.
Cette réunion avait été convoquée par M. Etienne Djaument, ancien sénateur qui venait d'être déchargé de son mandat par le PDCI-RDA, parce qu'il ne l'avait pas exercé conformément à la discipline du parti. Et Djaument, évidemment, en avait conçu une certaine rancune contre le parti, en particulier contre le président Houphouët-Boigny. Cette réunion, organisée par lui, avait pour but de dénoncer ce qu'il appelait « les agissements du RDA », de révéler « les secrets » du président Houphouët. (…). L'avant-veille et la veille, cette réunion devant se tenir à Treichville, le président Houphouët-Boigny m'avait convoqué et, à deux reprises, m'avait donné des instructions fermes : d'abord, pour que nous assistions nombreux à la réunion, que nous n'ayons aucune appréhension parce que Djaument n'avait aucun secret à révéler, mais aussi et surtout pour que le Parti tienne bien les militants en main et ne les laisse pas à la merci de la police et des provocateurs de Djaument.
Nous savions que les partisans de Djaument étaient des provocateurs autorisés, et ils ne se cachaient pas pour dire qu'ils allaient battre les militants du RDA. Eux qui étaient à peine quelques centaines ! Ils pouvaient parler très haut et très fort, puisque l'administration coloniale avait encouragé en sous-main cette réunion (…). Donc, personnellement, j'avais été chargé d'organiser ce qu'on peut appeler la contradiction à Djaument. (…).
Le 6 février, nous nous sommes rendus à la réunion. Finalement, la densité de la foule présente sur les lieux avait tellement couvert et submergé Djaument et ses partisans, qu'ils n'avaient pas pu placer un mot. Dès qu'ils avaient essayé de prendre la parole, un tel brouhaha était monté de la salle que la police elle-même, intimidée, avait ordonné la dispersion de la réunion.
La réunion dissoute, chacun s'est rendu à son domicile. (…).
Le lendemain donc, je me rends à mon travail et je reçois une convocation – c'était le matin – pour le début de l'après-midi. Alors, je dis à ma femme : « J'irai, on me convoque ». Pour moi ce n'était rien du tout, fort du droit du citoyen que je croyais être devenu et qu'on ne pouvait pas arrêter, comme ça, sans motif. A la police, il y avait le juge Masserévéry. Je lui montrai ma convocation. Il me dit : « Bon ! bon ! attendez dans la salle ». Il m'interrogea ensuite :
— Qu'est-ce que vous avez fait ?
Je répondis :
— Hier, j'étais allé pour assister à la réunion et éventuellement contredire l'orateur, mais la réunion n'a pas pu avoir lieu, vous savez dans quelles conditions.
Lui :
— Et vous n'avez pas pris part aux manifestations ? Vous n'avez pas conduit la foule ?
Moi :
— Absolument pas, au contraire.
Lui :
— Bien ! Attendez.
Alors, coup de téléphone. J'étais à côté, mais j'entendais un peu ce qui se disait entre le juge et quelqu'un d'important à l'autre bout, certainement au Palais du gouverneur. Je suis resté là jusqu'au soir. Et puis le soir, on me dit : « Bon, venez ». J'arrive, et on m'embarque dans un véhicule. Paf ! C'est pour Bassam, directement en prison. Je n'en revenais pas. Je protestai : « Mais enfin, en vertu de quel droit...? ». On me rétorqua : « C'est notre droit ». (…).
Aujourd’hui, quand j’y pense, je trouve normal d'avoir été si durement traité. D'une part, parce que j'étais le secrétaire général de la sous-section de Treichville où s'est déroulée la réunion, et c'est moi qui, pratiquement, avais préparé toute la contre-manifestation ; d’autre part, parce que les activités que je menais, alors personnellement, dans le cadre de la propagande de notre parti étaient grandes. Nous tenions souvent des conférences publiques dans lesquelles nous dénoncions les méfaits politiques des partis adverses. Je dénonçais publiquement l'administration coloniale, parrain occulte de ces partis (…).
Ce 6 février 1949, la lutte d'influence engagée entre le parti et l'administration coloniale atteignait son point culminant. L’événement symbolisait la volonté du pouvoir colonial de briser les reins au RDA, mais il devait révéler, aussi, la volonté de résistance farouche des populations ivoiriennes, face aux menaces, aux violences, aux brimades et injustices de toutes sortes.
J'étais donc en prison le 7 février. Alors que je pensais en sortir le 9, je vis, au contraire, venir me rejoindre, d'autres camarades : les [Jean-Baptiste] Mockey, [Albert] Paraiso, [Jacob] Williams, [Philippe] Vieyra, Lamad Camara, Séry Koré, [Bernard Binlin] Dadié. Nous étions huit dirigeants en prison. (…) Voilà comment les événements du 6 février se sont déroulés, et comment nous avons été conduits en prison.
Les "Huit"
(M. Ekra est assis à droite)
Tout cela a provoqué, immédiatement, dans le pays, un mouvement d'indignation et de solidarité extraordinaire : le parti est passé de 300.000 à 800.000 adhérents, et partout la carte du PDCI était un signe de protestation contre l’administration.
(…) 

Dr Doudou Guèye :
On pourrait ajouter que quoiqu’en prison vous continuiez à participer à la direction du parti, à écrire des articles, à formuler des avis, etc. Peux-tu nous rappeler comment tout ceci se passait ? 

M. Mathieu Ekra :
Ces relations se sont établies sur la base des visites que nous faisaient nos femmes, puisque nous étions tous mariés. Ce sont ces femmes qui servaient d'agents de liaison entre nous, à l'intérieur, et le Parti à l'extérieur. Ces relations ont été excellentes et on peut dire que la prison et le bureau politique vivaient, véritablement, au même diapason. Toute chose qui se passait à l'extérieur était portée à notre connaissance ; et nous, puisque nous n'avions plus rien d'autre à faire, nous réfléchissions, nous bâtissions des plans et nous les communiquions à la permanence du parti qui, après avoir examiné si cela était correct ou correspondait à la situation, lançait des campagnes d'action. Jamais notre cohésion politique et notre solidarité humaine n'ont été aussi grandes que durant ces durs moments. Et c'est pratiquement de la prison qu'ont été conçus la plupart des grands mouvements de masse qui ont marqué si fortement, par la suite, le caractère populaire de notre lutte. D'abord notre grève de la faim qui a duré 17 jours et qui n'ayant pas donné le résultat escompté (le résultat étant notre libération provisoire, en attendant le procès) a été prolongée par une initiative des femmes : la marche sur la prison de Bassam. Nous avons vraiment été très sensibles à cette initiative, et quand nous avons su que les femmes étaient venues jusqu'aux portes pratiquement de la prison et qu'on les avait renvoyées en les matraquant, nous avons dit : « ça ne peut pas se terminer comme ça (…) ». Alors,  à force d'en parler avec les femmes Anne-Marie Raggi a conçu cette idée : pourquoi ne ferions-nous pas une grève d'achats de marchandises importées ? Partie de là, l'action s'est développée très loin dans tout le pays, portant atteinte aux intérêts économiques essentiels des colons. (…). Les colons ont choisi de réagir de façon violente à Dimbokro, à Bouaflé, à Séguéla, où il y a eu de nombreux morts. 

Dr Doudou Guèye :
On m'a remis une fois, alors que j'effectuais une tournée de reportage pour Le Réveil, à Abidjan, des papiers qu'on venait de recevoir de la prison de Bassam. Comment sortiez-vous ces papiers ? Parce que, tout de même, c'est difficile de sortir des papiers d'une prison,  surtout à cette époque-là ? Est-ce que vous aviez une tactique spéciale ? 

M. Mathieu Ekra :
Eh bien, ça c'est le miracle des opprimés. Quand les gens sont privés de liberté, ils trouvent toutes sortes d'astuces. Les militantes de Grand-Bassam tenaient cantine pour les prisonniers, chez les Raggi. Nos femmes qui nous visitaient venant d'Abidjan, se mêlaient aux cantinières Anne-Marie Raggi, Monique Adjoba, Jacqueline Gnoama et d'autres, qui pouvaient nous voir, tous les jours, en apportant nos repas. Elles servaient d'agents de liaison entre nous et l’extérieur. Elles amenaient les plats truffés de messages divers, et quand elles repartaient, avant même que les plats passent à la fouille de sortie, nos propres messages étaient déjà dehors. C'est ainsi que les articles pour la presse, pour Le Réveil comme pour Le Démocrate de l'époque, partaient régulièrement tous les jours de la prison, sans gros problèmes. Parfois on en a saisi, c'est vrai, car il arrivait que les événements sur la vie en prison étaient relatés de telle façon que, évidemment, l'autorité coloniale s'apercevait que la source ne pouvait partir que de la prison. Aussi, opérait-on des fouilles inopinées sur nous, en prison, et sur les parents qui venaient nous voir. En outre, nous n'étions pas fouillés seulement en prison ; on allait également perquisitionner chez nos femmes, parents et amis, de sorte que parfois des documents sortis de prison ont pu être repris et détruits par la police coloniale. 

Dr Doudou Guèye :
Est-ce qu'il n'y avait pas dans le personnel de la prison, des hommes qui essayèrent de vous aider ? 

M. Mathieu Ekra :
Certes, il y a eu des gardes-cercle de prison qui ont fermé les yeux, la plupart du temps, parce qu'ils savaient que nous étions en prison, pour une cause qui était juste (…). Tout ce qu’on pouvait faire pour atténuer les conditions de notre détention, pour favoriser nos rapports avec l'extérieur, était fait par des gardes-cercle, apparemment sévères et inflexibles sur le règlement de la prison, mais acquis, pour la plupart, à la cause des détenus, politiques et fermant les yeux, quand il ne fallait pas voir. (…). 

Dr Doudou Guèye :
Est-ce que vous pensez que le désapparentement avait été une initiative politique pertinente ? 

M. Mathieu Ekra :
Dans les conditions où le désapparentement s'est passé, il faut d'abord dire que nous, nous n'étions pas à l'extérieur pour apprécier directement. Mais, en prison, nous ne voulions pas servir de prétexte à une quelconque baisse du niveau de lutte du parti, en faveur des masses africaines. C'est pourquoi lorsqu'on nous a appris que nos élus voulaient se désapparenter du groupe communiste et que l'une des raisons était qu'il fallait composer avec l'autorité pour obtenir notre libération, nous avons dit : « non, si c'est à cause de nous, vraiment, il ne faut pas le faire, parce que de toutes les façons, nous savons que nous sortirons d'ici ». Nous avons donc, pour notre part, exprimé notre opposition à ce désapparentement, dans le cas où il aurait entraîné une baisse de la lutte.
(…) 

Dr Doudou Guèye :
Tu as parlé de la grève de la faim que tes camarades dirigeants détenus et toi-même, vous avez faite pour protester contre la lenteur de la justice. Peux-tu dire comment vous avez été amenés à prendre une telle décision, comment vous avez mené une entreprise aussi difficile et aussi héroïque. Et enfin, si c'est possible, des répercussions d'un acte comme celui-là, sur la vie du mouvement, je veux dire sur la vie du PDCI et du RDA. 

M. Mathieu Ekra :
La grève de la faim que nous avons décidé de faire et que nous avons faite est une décision grave, bien sûr, et je dois dire que nous l'avons prise tout seuls en prison, nous les huit dirigeants détenus. (…) Nous l'avons décidée, cette grève, pour protester contre la lenteur de la justice. (…). Nous avons donc pris la décision sans aviser personne, même pas nos femmes. C'est quand elles ont appris que nous refusions de toucher à nos repas qu'elles se sont rendu compte que nous avions pris cette décision grave.
Ceci étant, le Comité directeur de l'époque est venu nous voir pour essayer de nous faire revenir sur notre décision. Nous avons dit que cela n'était pas possible, que nous poursuivrions cette grève de la faim jusqu'à ce que la justice se décide à se prononcer sur la demande de liberté provisoire que nous avions formulée (…). La grève durait depuis deux semaines déjà, et la justice ne voulait rien lâcher : ni liberté ni jugement.
Cette grève n'a cessé qu'à la suite de l'initiative de la grève des achats proposée par Anne-Marie Raggi et soutenue par toute l'opinion qui demeurait très attentive au sort des prisonniers. (…).
A l'intérieur de la prison, les autres prisonniers (…) étaient très intéressés de savoir comment ça allait se terminer, et ils soutenaient notre action. La grève a fait disparaître ce qu'il restait de barrière entre les prisonniers de droit commun et les prisonniers politiques ; l'administration pénitentiaire ne pouvait plus se présenter en prison sans être accueillie à coups de sifflet et de jets de sable.
A l'extérieur, nos femmes, nos camarades ont été vraiment formidables. Certes, ils ont tout fait pour nous faire revenir sur notre décision, mais quand ils ont senti qu'on ne pouvait pas nous faire changer d'avis, ils nous ont soutenus par toutes sortes d'actions, dont celle de la grève des achats. Les femmes de Bassam, surtout celles qui étaient plus proches de nous, et qui s'occupaient de notre cantine, Anne-Marie Raggi et autres, ont été vraiment extraordinaires.
Voilà donc ce qui s'est passé avec les événements du 6 février 1949.
 
Source : Fondation Félix Houphouët-Boigny, N° 3 - 1er septembre 1978
ce : Fondation Félix


[1] - Médecin et à l’occasion journaliste, D. Gueye était le fondateur et le principal animateur de la section sénégalaise du Rassemblement démocratique africain (RDA).

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