L'hommage de Tiburce Koffi au Pr Séry Bailly
Séry Bailly (à gauche) et Bernard Zadi |
Avertissement
: « Dédié au Pr Séry Bailly. En
guise d’excuses publiques pour la réaction inélégante que j’aie eue à son
encontre au cours d’un colloque sur Bernard Zadi. Université de
Cocody/Houphouët-Boigny, en 2012 ». Telle est la note d’avertissement
que j’avais écrite en octobre dernier, depuis les Usa, pour camper cet article
qui fut publié sur des supports numériques dont lebanco.net. Près de six
semaines après, la nouvelle de la disparition de l’illustre intellectuel
ivoirien pose la glace sur le cœur de tous ceux qui l’ont connu. Je souhaite
partager avec les lecteurs ce papier écrit en son honneur, mais que la cruelle
actualité dédie désormais à sa mémoire. Une manière à moi d’honorer de nouveau
le Pr Séry Bailly, en attendant d’autres occasions moins pénibles de le faire.
« L’âge d’or n’est pas pour demain » ― traduction française du
titre original « The beautyful ones
are not yet born ». J’ai refermé, il y a peu de temps, ce fabuleux
roman de l’écrivain ghanéen Ayi Kwei Armah (…). Souvenir joyeux : c’est au
cours d’une année académique (1978-1979, je crois) qu’alors étudiant, j’eus
connaissance de ce merveilleux texte, à l’occasion d’un séminaire sur la
littérature négroafricaine. La communication du jour portait sur ce roman
inconnu de la plupart des étudiants que nous étions. L’exposant, un jeune
assistant au département d’anglais, répondait au nom de Séry Bailly. Non, ce
nom ne disait vraiment rien à nous autres des Lettres modernes qui pouvions
nous vanter d’avoir des enseignants de renom : Barthélemy Kotchy, Bernard Zadi,
Emmanuel Groga, Gérard Lezou, Jean Dérive, Madeleine Borgomano, Léonard Kodjo.
Le « standing ovation » qui
salua la fin de la prestation oratoire de Séry Bailly en dit long sur la
qualité de cette intervention qui, de l’avis des étudiants que nous étions, fut
la plus brillante de tous les exposés que nous avaient livrés nos professeurs.
Et, depuis ce jour, l’admiration qu’étudiant j’eus pour ce jeune assistant
brillant et d’un commerce agréable ne s’est jamais émoussée ; ce, malgré
nos divergences politiques — il n’est pas inutile de le signaler. C’est que le
professeur Séry Bailly est, outre un intellectuel de stature académique
impressionnante, un homme de qualité exceptionnelle aussi, dans ses rapports
avec l’autre. Bref, revenons au texte d’Ayi Kwei.
« L’âge d’or n’est pas pour demain », c’est 227 pages de prose
originale dont la modernité esthétique continue d’émerveiller le lecteur
averti. Ici, la forme et le fond s’alertent sans cesse sur la toile d’écrits
captivants qui s’interpellent, se conjuguent pour nous offrir un roman de haute
qualité. Et quel récit ! L’habile romancier ghanéen écrit, décrit et
décrie les tourments de la société ghanéenne des années 1950-60. Elles
correspondent aux temps décisifs de la lutte émancipatrice (les années 1950) et
au règne de Kwame Nkrumah (1958-1968). Dix années d’un règne historiquement
marqué par l’échec du chantre du panafricanisme africain dans son incapacité à
faire le bonheur de son peuple, à plus forte raison, promouvoir un idéal de
solidarité entre les peuples africains, et d’éveil du peuple noir. (…)
La caractéristique des œuvres est d’être
reconnues effectivement belles ; celle des chefs d’œuvre est d’échapper
aux morsures du temps en survolant les époques et les espaces pour, toujours,
questionner les esprits et servir de mode d’évaluation du réel. « L’âge
d’or n’est pas pour demain » appartient à cette dernière catégorie, très
sélective, de textes élus (sur la base de leurs qualités esthétiques et cognitives)
pour figurer sur la liste des écrits immortels. C’est un texte qui résonne de
nos actualités africaines, ivoiriennes notamment. La société, les espaces, les
personnages, les intrigues exposées ici par Ayi Kwei ressemblent, à maints
égards, à l’actualité désespérante de la société ivoirienne (…)
L’homme qui m’a fait découvrir et aimer
ce livre délicieux n’est plus depuis quelques heures. Je l’ai davantage connu
en dehors de l’espace universitaire, durant ces trois dernières décennies. Nous
entretenions des rapports cordiaux, même après le « clash » entre
nous qu’à tort, j’ai provoqué. C’était, je peux le dire, un homme délicieux, au
savoir remarquable et au sens de la répartie tout aussi remarquable. Essayiste,
poète, habile chroniqueur de presse, homme politique doté d’un sens précieux de
la mesure, pédagogue plaisant, intellectuel à la prose élégante et
convaincante, le Pr Séry Bailly aura été un homme accompli, voire un modèle.
C’était un homme humble, comme tous les (vrais) hommes de savoir. On retiendra
surtout de lui cette sobriété en tout, ce sens (hautement intelligent) de la
recherche du compromis et de l’entente. J’ai surtout eu de lui l’honneur
d’avoir suscité une réaction de sa part sur la notion de héros — un concept qui
me tient à cœur — dans un débat que mes insuffisances intellectuelles ne
m’autorisaient pas vraiment à poursuivre avec lui : c’était un grand dans
le savoir, un peu l’alter ego de Bernard Zadi. Suprême honneur de sa part à mon
endroit : il a préfacé un ouvrage (à paraître) dont j’ai hautement
contribué à la rédaction : « Anoma Brouh Félix, un guitariste de
légende », signé de Zacharie Acafou. Merci cher professeur et Maître. Tu
as à présent droit au repos. Nous te saluons. Sonnez, olifants et
attougblan ! Un grand vient de se coucher. Il y a brume sur la cité. Et
nous avons tous froid, car les temps sont aux disparitions étranges. Bientôt le
pays sera habité par des morts. Et les cimetières seront occupés par les
morts-vivants qui peuplent la Cité qui grelotte. Didiga !
Tiburce Koffi
Ayi
Kwei Armah, L’âge d’or n’est pas pour demain, Paris, Présence africaine, 1976.
Source : Fraternité Matin 04 décembre 2018
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