jeudi 20 décembre 2018

ET DEMAIN S’ÉLOIGNE !


L'hommage de Tiburce Koffi au Pr Séry Bailly
Séry Bailly (à gauche) et Bernard Zadi
Avertissement : « Dédié au Pr Séry Bailly. En guise d’excuses publiques pour la réaction inélégante que j’aie eue à son encontre au cours d’un colloque sur Bernard Zadi. Université de Cocody/Houphouët-Boigny, en 2012 ». Telle est la note d’avertissement que j’avais écrite en octobre dernier, depuis les Usa, pour camper cet article qui fut publié sur des supports numériques dont lebanco.net. Près de six semaines après, la nouvelle de la disparition de l’illustre intellectuel ivoirien pose la glace sur le cœur de tous ceux qui l’ont connu. Je souhaite partager avec les lecteurs ce papier écrit en son honneur, mais que la cruelle actualité dédie désormais à sa mémoire. Une manière à moi d’honorer de nouveau le Pr Séry Bailly, en attendant d’autres occasions moins pénibles de le faire.
« L’âge d’or n’est pas pour demain » ― traduction française du titre original « The beautyful ones are not yet born ». J’ai refermé, il y a peu de temps, ce fabuleux roman de l’écrivain ghanéen Ayi Kwei Armah (…). Souvenir joyeux : c’est au cours d’une année académique (1978-1979, je crois) qu’alors étudiant, j’eus connaissance de ce merveilleux texte, à l’occasion d’un séminaire sur la littérature négroafricaine. La communication du jour portait sur ce roman inconnu de la plupart des étudiants que nous étions. L’exposant, un jeune assistant au département d’anglais, répondait au nom de Séry Bailly. Non, ce nom ne disait vraiment rien à nous autres des Lettres modernes qui pouvions nous vanter d’avoir des enseignants de renom : Barthélemy Kotchy, Bernard Zadi, Emmanuel Groga, Gérard Lezou, Jean Dérive, Madeleine Borgomano, Léonard Kodjo.
Le « standing ovation » qui salua la fin de la prestation oratoire de Séry Bailly en dit long sur la qualité de cette intervention qui, de l’avis des étudiants que nous étions, fut la plus brillante de tous les exposés que nous avaient livrés nos professeurs. Et, depuis ce jour, l’admiration qu’étudiant j’eus pour ce jeune assistant brillant et d’un commerce agréable ne s’est jamais émoussée ; ce, malgré nos divergences politiques — il n’est pas inutile de le signaler. C’est que le professeur Séry Bailly est, outre un intellectuel de stature académique impressionnante, un homme de qualité exceptionnelle aussi, dans ses rapports avec l’autre. Bref, revenons au texte d’Ayi Kwei.
« L’âge d’or n’est pas pour demain », c’est 227 pages de prose originale dont la modernité esthétique continue d’émerveiller le lecteur averti. Ici, la forme et le fond s’alertent sans cesse sur la toile d’écrits captivants qui s’interpellent, se conjuguent pour nous offrir un roman de haute qualité. Et quel récit ! L’habile romancier ghanéen écrit, décrit et décrie les tourments de la société ghanéenne des années 1950-60. Elles correspondent aux temps décisifs de la lutte émancipatrice (les années 1950) et au règne de Kwame Nkrumah (1958-1968). Dix années d’un règne historiquement marqué par l’échec du chantre du panafricanisme africain dans son incapacité à faire le bonheur de son peuple, à plus forte raison, promouvoir un idéal de solidarité entre les peuples africains, et d’éveil du peuple noir. (…)
La caractéristique des œuvres est d’être reconnues effectivement belles ; celle des chefs d’œuvre est d’échapper aux morsures du temps en survolant les époques et les espaces pour, toujours, questionner les esprits et servir de mode d’évaluation du réel. « L’âge d’or n’est pas pour demain » appartient à cette dernière catégorie, très sélective, de textes élus (sur la base de leurs qualités esthétiques et cognitives) pour figurer sur la liste des écrits immortels. C’est un texte qui résonne de nos actualités africaines, ivoiriennes notamment. La société, les espaces, les personnages, les intrigues exposées ici par Ayi Kwei ressemblent, à maints égards, à l’actualité désespérante de la société ivoirienne (…)
L’homme qui m’a fait découvrir et aimer ce livre délicieux n’est plus depuis quelques heures. Je l’ai davantage connu en dehors de l’espace universitaire, durant ces trois dernières décennies. Nous entretenions des rapports cordiaux, même après le « clash » entre nous qu’à tort, j’ai provoqué. C’était, je peux le dire, un homme délicieux, au savoir remarquable et au sens de la répartie tout aussi remarquable. Essayiste, poète, habile chroniqueur de presse, homme politique doté d’un sens précieux de la mesure, pédagogue plaisant, intellectuel à la prose élégante et convaincante, le Pr Séry Bailly aura été un homme accompli, voire un modèle. C’était un homme humble, comme tous les (vrais) hommes de savoir. On retiendra surtout de lui cette sobriété en tout, ce sens (hautement intelligent) de la recherche du compromis et de l’entente. J’ai surtout eu de lui l’honneur d’avoir suscité une réaction de sa part sur la notion de héros — un concept qui me tient à cœur — dans un débat que mes insuffisances intellectuelles ne m’autorisaient pas vraiment à poursuivre avec lui : c’était un grand dans le savoir, un peu l’alter ego de Bernard Zadi. Suprême honneur de sa part à mon endroit : il a préfacé un ouvrage (à paraître) dont j’ai hautement contribué à la rédaction : « Anoma Brouh Félix, un guitariste de légende », signé de Zacharie Acafou. Merci cher professeur et Maître. Tu as à présent droit au repos. Nous te saluons. Sonnez, olifants et attougblan ! Un grand vient de se coucher. Il y a brume sur la cité. Et nous avons tous froid, car les temps sont aux disparitions étranges. Bientôt le pays sera habité par des morts. Et les cimetières seront occupés par les morts-vivants qui peuplent la Cité qui grelotte. Didiga !
Tiburce Koffi
Ayi Kwei Armah, L’âge d’or n’est pas pour demain, Paris, Présence africaine, 1976.
Source : Fraternité Matin 04 décembre 2018

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