L’hommage
de Georges Toualy au Pr Séry Bailly.
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« Les amitiés tardives ont
la délicatesse du soleil automnal » (Robert Badinter).
C’est ainsi que je caractérise mes relations avec le professeur Séry Bailly.
Nous nous sommes rencontrés lorsque notre pays vivait la plus grande crise de
son histoire récente : la crise militaro-politique dans laquelle il a été précipité
le 19 septembre 2002.
Comme
tant d’autres Ivoiriens, j’ai voulu exprimer mes douleurs, mes angoisses et mes
doutes par l’entremise d’un essai. C’est à cette occasion que j’ai demandé à
mon « homo », puisque nous avons en commun le même prénom, de me
préfacer mon premier essai intitulé « Vivre en paix dans un État-nation
souverain ». Sa réponse fut rapide tant lui qui a vécu la situation de
l’intérieur avait aussi besoin de crier son indignation. Il m’a donc accompagné,
amicalement et fraternellement, dans cette voie de l’engagement.
Séry
Bailly m’a dit ceci : « Parler
peut nous soulager et nous éviter de sombrer dans la haine. Sinon nous serions
perdants deux fois. Les autres nous détruisent et nous nous détruisons
nous-mêmes de l’intérieur ?
C’est la raison pour laquelle, lors de nos funérailles, l’on demande aux
orphelins de chanter ou de danser leur douleur. Parler, chanter, danser, c’est
aussi pleurer ».
Depuis,
nous avons entretenu une relation amicale et fraternelle continue. Notre amitié
récente, notre fraternité dirais-je, s’est installée simplement. Sans doute qu’avoir accepté
de préfacer mon essai était une manière d’apprécier mon engagement. Comment ne pouvais-je me sentir ainsi
flatté !
Nous
qui ne vivons pas en Côte d’Ivoire, mon épouse Christine et moi, avons eu
l’avantage d’être reçus à sa table chaque fois que nous rentrions pour des
vacances. Nous nous voyions assez souvent, au moins deux fois par an. Je
retiens que les deux dernières dédicaces qu’il m’a glissées rapidement sur
ses derniers essais demeurent l’illustration de son cœur qu’il m’a ouvert, lui
qui se livre si sobrement : « A
Monsieur et Madame Georges Toualy, en témoignage de tout ce que nous
partageons » (février 2015). Il s’agissait de son récit
presqu’autobiographique : « Sur les traces de mon père ». Le 15
juillet 2016, il m’écrit ceci sur la deuxième page de son essai sur « Le
Tohourou , un chemin vers la sagesse » : « Au frère Georges Toualy, avec toute ma gratitude pour ce chemin que
nous parcourons ensemble ». Il ne s’agit pas d’exposer ici l’entre soi.
Ouvrir son passé, c’est aussi ouvrir son cœur. Zibody, comme il aimait
m’appeler, constitue un signe évident qu’il m’a fait entrer ainsi dans son
cœur.
J’ai
découvert l’homme à travers ses écrits. D’abord, j’ai été interpellé par la
solidité de réflexion de ses chroniques parues dans plusieurs quotidiens
ivoiriens entre 2000 et 2010 ; ensuite j’ai davantage cerné la matrice de
sa réflexion. Celle-ci a toujours tourné autour de l’engagement, tant culturel
que politique.
Il
écrit ceci dans l’un de ses derniers livres intitulés : « Sur les
traces de mon père » : « L’engagement
est toujours global, mettant à
notre disposition plusieurs sphères d’action, plusieurs rôles. Mais il est
continu, jusqu’à la trahison ou jusqu’à la mort. Il peut changer de forme et de
modalité, d’intensité, mais c’est toujours l’engagement. Sans lui la vie serait
bien fade et n’aurait sans doute pas de sens. L’homme se contenterait
d’exister. J’ai voulu vivre ».
Son humilité l’a grandi. Je
vous invite encore à découvrir le professeur Séry Bailly qui parle ainsi de
lui-même : « Je peux parler car
ce que j’ai fait n’a rien de secret ni d’héroïque. Il n’y a rien de particulier
dont je pourrais me vanter. J’expose mes doutes et mes faiblesses car je crois
qu’ils peuvent faire comprendre que tous ceux qui mettent le cœur dans ce
qu’ils entreprennent peuvent réussir. Chaque handicap est fait pour être
surmonté ». Il a toujours
mis en avant le travail, toujours banni l’autocélébration. Il n’a jamais battu
le tambour pour lui-même. Son rapport aux « anciens » était empreint
de respect. Les visites qu’il leur rendait étaient quasi ritualisées : le
ministre Séry Gnoléba, le docteur Zunon Michel, le Docteur Gotta Boniface et
bien d’autres encore ont pu apprécier sa bienveillance naturelle.
Séry Bailly et le doyen Bernard B. Dadié le 15 juillet 2013 (photo Georges Toualy) |
Séry
Bailly m’a donné cette rare opportunité de rencontrer Bernard Dadié. En effet,
c’est à la faveur de la mission que Marcel Amondji nous a confiée de renouveler ses amitiés à celui que
Séry Bailly appelle l’homme-siècle à cause de son grand âge, que j’ai pu voir
et toucher l’illustre combattant Bernard Dadié, ainsi que Charles Nokan, cet
autre porteur de tison. J’avais ressenti
une émotion particulière. C’était en juillet 2013.
Le
professeur Séry Bailly se livrait peu. Certains ont-ils tenté de le recruter,
de l’enrôler ? Il n’a jamais été dupe des mots. Je souscris donc à cette citation de Paul Nizan, tirée de l’un de ses essais intitulés « Porteurs
d’espoir : Itinéraires d’intellectuels » : « Culture et savoir diminuent en tout homme qui les possède la
possibilité d’être dupe des mots, d’être crédule aux mensonges. Culture et
savoir augmente en tout homme le pouvoir de comprendre la réalité où il vit
(…). La conscience de cette réalité a une valeur explosive : elle ne peut
qu’entraîner à la volonté de la transformer ». Séry Bailly était un
intellectuel engagé ; il a fait partie de tous ceux qui se sont battus
très tôt pour la liberté. Il a été un militant convaincu du FPI, tout en cultivant
sa différence : la critique et l’autocritique. Une démarche singulière qui
n’est pas la culture de tout parti politique. Il estimait que l’autocensure est
une forme de trahison, de négation de son propre moi. Tout est lié. A l’instar de son père syndicaliste, par ses combats,
sa loyauté, il est de tous ceux qui ont essayé de changer le cours de
l’histoire de notre jeune pays par leur engagement dans tous les domaines.
Physiquement,
il a côtoyé ceux qui pouvaient l’inspirer par leur engagement, ce sont : Laurent
Gbagbo, Harris Memel-Fotê, Christophe Wondji, Zadi Zaourou, Marcel Amondji, Ahmadou
Kourouma, Diégou Bailly, Émile Kouassi, Antoine Echimane, Françoise
Kadio-Moroko, Niangoran Bouah, Barthélémy Kotchy. Cette liste n’est pas
exhaustive, loin s’en faut ! Intellectuellement
il a cheminé avec d’autres illustres combattants comme L.S. Senghor, Aimé
Césaire, Nelson. Mandela, O. Soyinka, Ayi Kwei Armah et bien d’autres encore.
Selon
le professeur Séry Bailly, l’intellectuel est un porteur de tison qui éclaire
le chemin. La vocation de l’intellectuel est d’aider ses concitoyens à « s’orienter dans des sociétés humaines
qui sont parfois comme de véritables jungles ». Dans le même élan,
Séry Bailly nous avertit de l’influence de l’intellectuel qui peut produire le
chaos si l’on n’y prend garde. Tous ces porteurs de tison ont vu ou voient leurs
routes parsemées d’embuches. C’est la raison pour laquelle ils doivent être
constamment en alerte et éveillés. L’intellectuel authentique n’abdique pas ;
ses ressorts nombreux doivent lui permettre la maîtrise de sa route.
Tu
as essaimé, Zibody à travers la Côte d’Ivoire, peut-être au de-là en Afrique.
Des générations d’étudiants et nombre de tes congénères se souviendront
longtemps de toi. Tu disais toi-même dans l’un de tes recueils de poèmes,
« A moi les tisons survivants », que « La mémoire n’est pas toujours fidèle…Mais elle est la source de
la fidélité, à soi et à ses compagnons, aux rêves partagés. Elle peut être un
refuge… ». Moi, je me souviendrai de toi jusqu’à ce que mon heure
arrive.
Ce
« terminus » n’était pas ta « destination », pour reprendre
la métaphore de l’écrivain ghanéen Ayi Kwei Armah que tu appréciais tant.
Que les anciens de Gueya,
le village où est né ton père, sortent le « Koiny », la danse qui
célèbre les immortels en pays Bété, pour te dire adieu !
Georges Toualy
Verneuil l’Étang, le 8
décembre 2018.
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