Le 15
septembre 1914, un mois et demi après le déclenchement des hostilités en
Europe, l’écrivain français Romain Rolland publiait dans le « Journal de Genève
» ce texte où il dénonce la guerre en cours et l’absurdité de toutes les
guerres… A méditer en ce jour où l’on commémore la fin de la grande boucherie
où des milliers d’Africains, parmi lesquels bon nombre de nos propres aïeuls,
furent sacrifiés par les colonialistes français sur l’autel du Veau d’Or.
Ô jeunesse héroïque du monde ! Avec quelle joie
prodigue elle verse son sang dans la terre affamée ! Quelles moissons de
sacrifices fauchées sous le soleil de ce splendide été !… Vous tous, jeunes
hommes de toutes les nations, qu’un commun idéal met tragiquement aux prises,
jeunes frères ennemis – Slaves qui courez à l’aide de votre race, Anglais qui
combattez pour l’honneur et le droit, peuple belge intrépide, qui osas tenir
tête au colosse germanique et défendis contre lui les Thermopyles de
l’Occident, Allemands qui luttez pour défendre la pensée et la ville de
Kant contre le torrent des cavaliers cosaques, et vous surtout, mes jeunes
compagnons français, qui depuis des années me confiez vos rêves et qui m’avez
envoyé, en partant pour le feu, vos sublimes adieux, vous en qui refleurit la
lignée des héros de la Révolution – comme vous m’êtes chers, vous qui allez
mourir ![1] Comme
vous nous vengez des années de scepticisme, de veulerie jouisseuse où nous
avons grandi, protégeant de leurs miasmes notre foi, votre foi, qui triomphe
avec vous sur les champs de bataille ! Guerre de « revanche », a-t-on dit… de
revanche, en effet, mais non comme l’entend un chauvinisme étroit ; revanche de
la foi contre tous les égoïsmes des sens et de l’esprit, don absolu de soi aux
idées éternelles…
« Qu’est-ce que nos individus, nos œuvres, devant
l’immensité du but ?, m’écrit un des plus puissants romanciers de la jeune
France – le caporal ***. La guerre de la Révolution contre le féodalisme se
rouvre. Les armées de la République vont assurer le triomphe de la démocratie
en Europe et parfaire l’œuvre de la Convention. C’est plus que la guerre
inexpiable au foyer, c’est le réveil de la liberté »…
« Ah ! mon ami, m’écrit un autre de ces jeunes gens,
haut esprit, âme pure, et qui sera, s’il vit, le premier critique d’art de
notre temps – le lieutenant ***. Quelle race admirable ! Si vous voyiez, comme
moi, notre armée, vous seriez enflammé d’admiration pour ce peuple. C’est un
élan de Marseillaise, un élan héroïque, grave, un peu religieux. J’ai
vu partir les trois régiments de mon corps: les premiers, les hommes de
l’active, les jeunes gens de vingt ans, d’un pas ferme et rapide sans un cri,
sans un geste, avec l’air décidé et pâle d’éphèbes qui vont au sacrifice. Puis,
la réserve, les hommes de vingt-cinq à trente ans, plus mâles et plus
déterminés, qui viennent soutenir les premiers, feront l’élan irrésistible.
Nous, nous sommes les vieillards,
les hommes de quarante ans, les pères de famille qui donnent la basse du chœur.
Nous partons, nous aussi, confiants, résolus et bien fermes, je vous assure. Je
n’ai pas envie de mourir, mais je mourrai sans regret maintenant; j’ai vécu
quinze jours qui en valent la peine, quinze jours que je n’osais plus me
promettre du destin. On parlera de nous dans l’histoire. Nous aurons ouvert une
ère dans le monde. Nous aurons dissipé le cauchemar du matérialisme de
l’Allemagne casquée et de la paix armée. Tout cela aura croulé devant nous
comme un fantôme. Il me semble que le monde respire. Rassurez votre Viennois,[2] cher ami : la France n’est
pas près de finir. Nous voyons sa résurrection. Toujours la même : Bouvines,
croisades, cathédrales, Révolution, toujours les chevaliers du monde, les
paladins de Dieu. J’ai assez vécu pour voir cela ! Nous qui le disions depuis
vingt ans, quand personne ne voulait nous croire, nous avons lieu d’être
contents… ».
Ô mes amis, que rien ne trouble
donc votre joie ! Quel que soit le destin, vous vous êtes haussés aux cimes de
la vie, et vous y avez porté avec vous votre patrie. Vous vaincrez, je le sais.
Votre abnégation, votre intrépidité, votre foi absolue en votre cause sacrée,
la certitude inébranlable qu’en défendant votre terre envahie vous défendez les
libertés du monde, m’assurent de votre victoire, jeunes armées de
Marne-et-Meuse, dont le nom est gravé désormais dans l’histoire, à côté de vos
aînées de la Grande République. Mais quand bien même le malheur eût voulu
que vous fussiez vaincus, et la France avec vous, une telle mort eût été la
plus belle que pût rêver une race. Elle eût couronné la vie du grand peuple des
croisades. Elle eût été sa suprême victoire… Vainqueurs ou vaincus, vivants ou
morts, soyez heureux ! Comme me l’a dit l’un de vous, « en m’embrassant
étroitement, sur le terrible seuil » : « Il est beau de se battre, les mains
pures et le cœur innocent, et de faire avec sa vie la justice divine ».
*
Vous faites votre devoir. Mais d’autres, l’ont-ils
fait ?
Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens, à
leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux ou
laïques, aux Eglises, aux penseurs, aux tribuns socialistes. Quoi ! vous aviez,
dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme ! A quoi
les dépensez-vous ? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous
offert à son dévouement magnanime ? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros !
La guerre européenne, cette mêlée sacrilège, qui offre le spectacle d’une
Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains, comme Hercule
!
Ainsi, les trois plus grands peuples d’Occident, les
gardiens de la civilisation, s’acharnent à leur ruine et appellent à la
rescousse les Cosaques, les Turcs, les Japonais, les Cinghalais, les Soudanais,
les Sénégalais, les Marocains, les Egyptiens, les Sikhs et les cipayes,
les barbares du pôle et ceux de l’équateur, les âmes et les peaux de toutes les
couleurs ! On dirait l’empire romain, au temps de la Tétrarchie, faisant
appel, pour s’entredévorer, aux hordes de tout l’univers !… Notre civilisation
est-elle donc si solide que vous ne craigniez pas d’ébranler ses piliers ?
Est-ce que vous ne voyez pas que si une seule colonne est ruinée, tout
s’écroule sur vous ? Etait-il impossible d’arriver, entre vous, sinon à vous
aimer, du moins à supporter, chacun, les grandes vertus et les grands vices de
l’autre ? Et n’auriez-vous pas dû vous appliquer à résoudre dans un esprit de
paix (vous ne l’avez même pas, sincèrement, tenté) les questions qui vous
divisaient – celle des peuples annexés contre leur volonté – et la répartition
équitable entre vous du travail fécond et des richesses du monde ? Faut-il que
le plus fort rêve soit perpétuellement de faire peser sur les autres son ombre
orgueilleuse, et que les autres perpétuellement s’unissent pour l’abattre ? A
ce jeu puéril et sanglant, où les partenaires changent de place tous les
siècles, n’y aura-t-il jamais de fin, jusqu’à l’épuisement total de l’humanité ?
Ces guerres, je le sais, les chefs d’Etat qui en
sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ; chacun
s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples
qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que
les hommes a tout conduit. On entend, une fois de plus, le refrain séculaire : «
Fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté » – le vieux refrain des
troupeaux, qui font de leur faiblesse un dieu, et qui l’adorent. Les hommes ont
inventé le destin, afin de lui attribuer le désordre de l’univers, qu’ils ont
pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous
voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez. Qu’en
ce moment, chacun de nous fasse son mea culpa ! Cette élite
intellectuelle, ces Eglises, ces partis ouvriers, n’ont pas voulu la guerre…
Soit ! Qu’ont-ils fait pour l’empêcher ? Que font-ils pour l’atténuer ? Ils
attisent l’incendie. Chacun y porte son fagot.
Le trait le plus frappant de cette monstrueuse
épopée, le fait sans précédent est, dans chacune des nations en guerre,
l’unanimité pour la guerre. C’est comme une contagion de fureur meurtrière qui,
venue de Tokio[3] il y a dix années,
ainsi qu’une grande vague, se propage et parcourt tout le corps de la terre. A
cette épidémie, pas un n’a résisté. Plus une pensée libre qui ait réussi à se
tenir hors de l’atteinte du fléau. Il semble que sur cette mêlée des peuples,
où, quelle qu’en soit l’issue, l’Europe sera mutilée, plane une sorte d’ironie
démoniaque. Ce ne sont pas seulement les passions de races, qui lancent
aveuglément les millions d’hommes les uns contre les autres, comme des
fourmilières, et dont les pays neutres eux-mêmes ressentent le dangereux
frisson ; c’est la raison, la foi, la poésie, la science, toutes les forces de
l’esprit qui sont enrégimentées, et se mettent dans chaque Etat, à la suite des
armées. Dans l’élite de chaque pays, pas un qui ne proclame et ne soit
convaincu que la cause de son peuple est la cause de Dieu, la cause de la
liberté et du progrès humains. Et je le proclame aussi !…
Des combats singuliers se livrent entre les
métaphysiciens, les poètes, les historiens. Eucken contre Bergson, Hauptmann
contre Maeterlinck, Rolland contre Hauptmann, Wells contre Bernard Shaw. Kipling
et D’Annunzio, Dehmel et De Régnier chantent des hymnes de guerre. Barrès et
Maeterlinck entonnent des péans de haines. Entre une fugue de Bach et l’orgue
bruissant : Deutschland über Alles ! Le vieux philosophe Wundt,
âgé de quatre-vingt-deux ans, appelle de sa voix cassée les étudiants de
Leipzig à la « guerre sacrée ». Et tous, les uns aux autres, se lancent le nom
de « barbares ». L’Académie des sciences morales de Paris déclare,
par la voix de son président, Bergson, que « la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la
civilisation contre la barbarie ». L’histoire allemande, par la bouche
de Karl Lamprecht, répond que «
la guerre est engagée entre le germanisme et la barbarie, et que les combats
présents sont la suite logique de ceux que l’Allemagne a livrés, au cours des
siècles, contre les Huns et contre les Turcs ». La science, après
l’histoire, descendant dans la lice, proclame, avec E. Perrier, directeur
du Muséum, membre de l’Académie des sciences, que les Prussiens
n’appartiennent pas à la race aryenne, qu’ils descendent en droite ligne des
hommes de l’âge de pierre, appelés Allophyles, et que « le crâne moderne dont la base, reflet de
la vigueur des appétits, rappelle le mieux le crâne de l’homme fossile de la
Chapelle-aux-Saints, est celui du prince de Bismarck ».
Mais les deux puissances morales, dont cette guerre
contagieuse a le plus révélé la faiblesse, c’est le christianisme, et c’est le
socialisme. Ces apôtres rivaux de l’internationalisme, religieux ou laïque se
sont montrés soudain les plus ardents nationalistes. Hervé demande à
mourir pour le drapeau d’Austerlitz. Les purs dépositaires de la pure doctrine,
les socialistes allemands, appuient au Reichstag les crédits pour la
guerre, se mettent aux ordres du ministère prussien, qui se sert de leurs
journaux pour répandre ses mensonges jusque dans les casernes, et qui les
expédie, comme des agents secrets, pour tâcher de débaucher le peuple italien.
On a cru, un moment, pour l’honneur de leur cause, que deux ou trois d’entre
eux s’étaient fait fusiller, en refusant de porter les armes contre leurs
frères. Ils protestent, indignés : tous marchent, l’arme au bras. Non, Liebknecht n’est
pas mort pour la cause socialiste. C’est le député Frank, le principal
champion de l’unité franco-allemande, qui est tombé sous les balles françaises,
pour la cause du militarisme. Car ces hommes, qui n’ont pas le courage de
mourir pour leur foi, ont celui de mourir pour la foi des autres.
Quant aux représentants du prince de la Paix,
prêtres, pasteurs, évêques, c’est par milliers qu’ils vont dans la mêlée
pratiquer, le fusil au poing, la parole divine : Tu ne tueras point, et : Aimez-vous les uns les autres. Chaque bulletin de victoire des
armées allemandes, autrichiennes ou russes, remercie le maréchal Dieu – unser
alter Gott, notre Dieu – comme dit Guillaume II ou M. Arthur
Meyer. Car chacun a le sien. Et chacun de ces Dieux, vieux ou jeune, a ses
lévites pour le défendre et briser le Dieu des autres.
Vingt mille prêtres français marchent sous les
drapeaux. Les jésuites offrent leurs services aux armées allemandes. Des
cardinaux lancent des mandements guerriers. On voit les évêques serbes de
Hongrie engager leurs fidèles à combattre leurs frères de la Grande Serbie.
Et les journaux enregistrent, sans paraître s’étonner, la scène paradoxale des
socialistes italiens, à la gare de Pise, acclamant les séminaristes qui
rejoignent leurs régiments, et tous ensemble chantant la Marseillaise –
Tant est fort le cyclone qui les emporte tous! Tant sont faibles les hommes
qu’il rencontre sur sa route – et moi, comme les autres…
Allons, ressaisissons-nous ! Quelles que soient la
nature et la virulence de la contagion – épidémie morale, forces cosmiques – ne
peut-on résister ? On combat une peste, on lutte même pour parer aux désastres
d’un tremblement de terre. Ou bien, nous inclinerons-nous, satisfaits, devant
eux, comme l’honorable Luigi Luzzatti, en son fameux article : Dans le désastre universel, les patries
triomphent ?[4] Dirons-nous avec lui
que, pour comprendre « cette vérité grande et simple », l’amour de la patrie,
il est bon, il est sain, que « se déchaîne le démon des guerres
internationales, qui fauchent des milliers d’êtres ? ». Ainsi, l’amour de la
patrie ne pourrait fleurir que dans la haine des autres patries et le massacre
de ceux qui se livrent à leur défense ? Il y a dans cette proposition une
féroce absurdité et je ne sais quel dilettantisme néronien, qui me répugnent,
qui me répugnent, jusqu’au fond de mon être. Non, l’amour de ma patrie ne veut
pas que je haïsse et que je tue les âmes pieuses et fidèles qui aiment les
autres patries. Il veut que je les honore et que je cherche à m’unir à elles
pour notre bien commun.
Vous, chrétiens, pour vous consoler de trahir les
ordres de votre Maître, vous dites que la guerre exalte les vertus de
sacrifice. Et il est vrai qu’elle a le privilège de faire surgir des cœurs les
plus médiocres le génie de la race. Elle brûle dans un bain de feu les scories,
les souillures; elle trempe le métal des âmes; d’un paysan avare, d’un
bourgeois timoré, elle peut faire demain un héros de Valmy. Mais n’y
a-t-il pas de meilleur emploi au dévouement d’un peuple que la ruine des autres
peuples ? Et ne peut-on se sacrifier, chrétiens, qu’en sacrifiant son prochain
avec soi ? Je sais bien, pauvres gens, que beaucoup d’entre vous vous offrent
plus volontiers leur sang qu’ils ne versent celui des autres… Mais quelle
faiblesse, au fond ! Avouez donc que vous, qui ne tremblez pas devant les
balles et les shrapnells, vous tremblez devant l’opinion soumise à l’idole
sanglante, plus haute que le tabernacle de Jésus : l’orgueil de race jaloux !
Chrétiens d’aujourd’hui, vous n’eussiez pas été capables de refuser le
sacrifice aux dieux de la Rome impériale. Votre pape, Pie X, est mort de
douleur, dit-on, de voir éclater cette guerre. Il s’agissait bien de mourir !
Le Jupiter du Vatican, qui prodigua sa foudre contre les prêtres
inoffensifs que tentait la noble chimère du modernisme, qu’a-t-il fait contre
ces princes, contre ces chefs criminels, dont l’ambition sans mesure a déchaîné
sur le monde la misère et la mort ! Que Dieu inspire au nouveau pontife,
qui vient de monter sur le trône de Saint-Pierre, les paroles et les actes qui
lavent l’Eglise de ce silence !
Quant à vous, socialistes, qui prétendez, chacun,
défendre la liberté contre la tyrannie – Français contre le Kaiser, Allemands
contre le tsar – s’agit-il de défendre un despotisme contre un autre despotisme
? Combattez-les tous les deux, et mettez-vous ensemble !
Entre nos peuples d’Occident, il
n’y avait aucune raison de guerre. En dépit de ce que répète une presse
envenimée par une minorité qui a son intérêt à entretenir ces haines, frères de
France, frères d’Angleterre, frères d’Allemagne, nous ne nous haïssons pas. Je
vous connais, je nous connais. Nos peuples ne demandent que la paix et que la
liberté. Le tragique du combat, pour qui serait placé au centre de la mêlée et
qui pourrait plonger son regard, des hauts plateaux de Suisse, dans tous les
camps ennemis, c’est que chacun des peuples est vraiment menacé dans ses biens
les plus chers, dans son indépendance, son honneur et sa vie. Mais qui a lancé
sur eux ces fléaux ? Qui les a acculés à cette nécessité désespérée, d’écraser
l’adversaire ou de mourir ? Qui, sinon leurs Etats, c’est-à-dire (à mon sens)
les trois grands coupables, les trois aigles rapaces, les trois Empires, la
tortueuse politique de la maison d’Autriche, le tsarisme dévorant, et
la Prusse brutale ! Le pire ennemi n’est pas au dehors de frontières, il est
dans chaque nation ; et aucune nation n’a le courage de le combattre. C’est ce
monstre à cent têtes, qui se nomme l’impérialisme, cette volonté d’orgueil et
de domination, qui veut tout absorber, ou soumettre, ou briser, qui ne tolère
point de grandeur libre, hors d’elle. Le plus dangereux pour nous, hommes de
l’Occident, celui dont la menace levée sur la tête de l’Europe l’a forcée à
s’unir en armes contre lui, est cet impérialisme prussien, qui est l’expression
d’une caste militaire et féodale, fléau non pas seulement pour le reste du
monde, mais pour l’Allemagne même dont il a savamment empoisonné la pensée.
C’est lui qu’il faut détruire d’abord. Mais il n’est pas le seul. Le tsarisme
aura son tour. Chaque peuple a, plus ou moins, son impérialisme ; quelle qu’en
soit la forme, militaire, financier, féodal, républicain, social, intellectuel,
il est la pieuvre qui suce le meilleur sang de l’Europe. Contre lui, reprenons,
hommes libres de tous les pays, dès que la guerre sera finie, la devise de
Voltaire !
*
Dès que la guerre sera finie. Car maintenant, le mal
est fait. Le torrent est lâché. Nous ne pouvons, à nous seuls, le faire rentrer
dans son lit. D’ailleurs, de trop grands crimes ont déjà été commis, des crimes
contre le droit, des attentats à la liberté des peuples et aux trésors sacrés
de la pensée. Ils doivent être réparés. Ils seront réparés. L’Europe ne peut
passer l’éponge sur les violences faites au noble peuple belge, sur la
dévastation de Malines et de Louvain, saccagées par les nouveaux Tilly…
Mais, au nom du ciel, que ces forfaits ne soient pas réparés par des forfaits
semblables ! Point de vengeances, ni de représailles ! Ce sont des mots
affreux. Un grand peuple ne se venge pas ; il rétablit le droit. Que ceux qui
ont en main la cause de la justice se montrent dignes d’elle, jusqu’au bout !
C’est notre tâche, à nous, de le leur rappeler. Car nous n’assisterons pas,
inertes, à la bourrasque, attendant que sa violence se soit d’elle-même
épuisée. Non, ce serait indigne. L’ouvrage ne nous manque pas.
Notre premier devoir est, dans le monde entier, de
provoquer la formation d’une Haute Cour morale, d’un tribunal des consciences,
qui veille et qui prononce sur toutes les violations faites au droit des gens,
d’où qu’elles viennent, sans distinction de camp. Et comme les comités
d’enquête institués par les parties belligérantes seraient toujours suspects,
il faut que les pays neutres de l’Ancien et du Nouveau Monde en prennent
l’initiative – ainsi que, tout récemment, un professeur à la faculté de
médecine de Paris, M. Prenant, en a suggéré l’idée,[5]
reprise vigoureusement par mon ami Paul Seippel, dans le Journal de Genève.[6]
« Ils fourniraient des hommes d’une
autorité mondiale et d’une moralité civique éprouvée, qui fonctionneraient en
qualité de commissaires enquêteurs. Ces commissaires pourraient suivre à
quelques distances les armées… Une telle organisation compléterait et
concrétiserait le tribunal de La Haye et lui préparerait les
documents indiscutables pour l’œuvre de justice nécessaire…».
Les pays neutres jouent un rôle trop effacé. Ils ont
une tendance à croire que contre la force déchaînée l’opinion est d’avance
vaincue. Et ce découragement est partagé par la plupart des pensées libres de
toutes les nations. C’est là un manque de courage et de lucidité. Le pouvoir de
l’opinion est immense à présent. Il n’est pas un gouvernement, si despotique
soit-il et marchant appuyé sur la victoire, qui ne tremble aujourd’hui devant
l’opinion publique et ne cherche à la courtiser. Rien ne l’a mieux montré que
les efforts des deux partis aux prises, ministres, chanceliers, souverains – et
le Kaiser lui-même, se faisant journaliste – pour justifier leurs crimes et
dénoncer ceux de l’adversaire au tribunal invisible du genre humain. Ce
tribunal, qu’on le voie, à la fin ! Osez le constituer. Vous ne connaissez pas
votre pouvoir moral, ô hommes de peu de foi !… Et quand il y aurait un risque,
ne pouvez-vous le courir, pour l’honneur de l’humanité ? Quel prix aurait la
vie, si vous perdiez, pour la sauver, toute fierté de vivre !…
Et propter
vitam, vivendi perdere causas.
Mais nous avons une autre tâche, nous tous, artistes
et écrivains, prêtres et penseurs, de toutes les patries. Même la guerre
déchaînée, c’est un crime pour l’élite d’y compromettre l’intégrité de sa
pensée. Il est honteux de la voir servir les passions d’une puérile et
monstrueuse politique de races, qui, scientifiquement absurde (nul pays ne
possédant une race vraiment pure), ne peut, comme l’a dit Renan, dans sa
belle lettre à Strauss, « mener
qu’à des guerres zoologiques, des guerres d’extermination, analogues à celles
que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie.
Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et tous
nécessaires qui s’appelle l’humanité ».[7]
L’humanité est une symphonie de grandes âmes collectives. Qui n’est capable de
la comprendre et de l’aimer qu’en détruisant une partie de ses éléments, montre
qu’il est un barbare et qu’il se fait de l’harmonie l’idée que se faisait cet
autre de l’ordre à Varsovie.
Elite européenne, nous avons deux cités : notre patrie
terrestre, et l’autre, la cité de Dieu. De l’une, nous sommes les hôtes ; de
l’autre, les bâtisseurs. Donnons à la première nos corps et nos cœurs fidèles.
Mais rien de ce que nous aimons, famille, amis, patrie, rien n’a droit sur
l’esprit. L’esprit est la lumière. Le devoir est de l’élever au-dessus des
tempêtes et d’écarter les nuages qui cherchent à l’obscurcir. Le devoir est de
construire, et plus large et plus haute, dominant l’injustice et les haines des
nations, l’enceinte de la ville où doivent s’assembler les âmes fraternelles et
libres du monde entier.
Je vois autour de moi frémir la Suisse amie. Son
cœur est partagé entre des sympathies de races différentes ; elle gémit de ne
pouvoir librement choisir entre elles, ni même les exprimer. Je comprends son
tourment ; mais il est bienfaisant ; et j’espère que de là elle saura s’élever
à la joie supérieure d’une harmonie de races, qui soit un haut exemple pour le
reste de l’Europe. Il faut que dans la tempête elle se dresse comme une île de
justice et de paix, où, tels les grands couvents du premier Moyen Age, l’esprit
trouve un asile contre la force effrénée, et où viennent aborder les nageurs
fatigués de toutes les nations, tous ceux que lasse la haine et qui, malgré les
crimes qu’ils ont vus et subis, persistent à aimer tous les hommes comme leurs
frères.
Je sais que de telles pensées ont peu de chances
d’être écoutées, aujourd’hui. La jeune Europe, que brûle la fièvre du combat,
sourira de dédain, en montrant ses dents de jeune loup. Mais quand l’accès de
fièvre sera tombé, elle se retrouvera meurtrie et moins fière, peut-être, de
son héroïsme carnassier.
D’ailleurs, je ne parle pas, afin
de la convaincre. Je parle pour soulager ma conscience… Et je sais qu’en même
temps je soulagerai celles de milliers d’autres qui, dans tous les pays, ne
peuvent ou n’osent parler.
Romain Rolland (Journal de Genève 15 septembre 1914).
Source :
https://www.letemps.ch 19 septembre
2014
[1] - A l’heure même où nous
écrivions ces lignes, Charles Péguy mourait.
[2] - Allusion à un écrivain viennois
qui m’avait dit, quelques semaines avant la déclaration de guerre, qu’un
désastre de la France serait aussi un désastre pour les penseurs libres
d’Allemagne.
[3] - Allusion à la guerre
russo-japonaise (1904-1905), qui préfigure les conflits du XXe siècle
par sa durée, les forces engagées et les pertes.
[4] - Publié récemment dans le Corriere
della Sera, et traduit par le Journal de
Genève (No du 8 septembre).
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