L’armée
française de retour pour «toujours» ?
Extrait de « Un pompier pyromane. L’ingérence
française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara »[1]
de Raphaël Granvaud et David Mauger.
On a déjà signalé le rôle joué par la coopération militaire
française dans la reprise en main de l’armée ivoirienne. Une fois Gbagbo mis
sur la touche, ces liens ont été formalisés par la signature entre les deux
pays d’un nouvel accord de « partenariat de défense », qui a remplacé, comme
dans sept autres pays africains, les « accords de défense » hérités des
indépendances sous tutelle. Si ce nouvel accord, officiellement expurgé des
clauses secrètes du précédent, ne prévoit plus explicitement une aide au
maintien de l’ordre ou une assistance en cas d’agression étrangère, il n’exclut
nullement, comme ont voulu le croire certains médias français[2], de
nouvelles opérations extérieures françaises sur le sol ivoirien. Il laisse même
la porte ouverte à « toute activité convenue d’un commun accord » (article 4.1.f)
et à des « arrangements techniques spécifiques » (article 4.2) et contient une
annexe qui garantit aux forces françaises « une liberté totale de circulation sur
le territoire ivoirien »[3]. En
avril 2011, au moment où la France bombardait les troupes de Gbagbo, les
ministres français des Affaires étrangères et de la Défense n’avaient eu de
cesse de rappeler que l’armée française n’avait nullement l’intention de « s’incruster
en Côte d’Ivoire »[4] puisque «
la force Licorne a vocation à disparaître »[5]. Mais,
un mois plus tard, entre deux énormités dont il a le secret, Nicolas Sarkozy avait
assuré aux expatriés français de Côte d’Ivoire : « Nous garderons toujours une
présence militaire en Côte d’Ivoire »[6], ce qui
correspondait par ailleurs au souhait du nouveau président ivoirien. Jusqu’en 2014,
dans les rapports officiels, il n’était question que du maintien d’un petit
détachement à des fins de coopération, comme au Sénégal. Mais finalement, après
le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013 au Mali, puis son
remplacement par l’opération antiterroriste Barkhane, la Côte d’Ivoire a été
préférée au Gabon pour conserver une deuxième base opérationnelle avancée (la
première étant à Djibouti). « Ce hub stratégique garantit ensuite à la France
un accès sécurisé et multimodal à la façade occidentale de l’Afrique. L’emprise
de Port-Bouët où stationne la force Licorne est à proximité immédiate de
l’aéroport international Houphouët-Boigny et du port d’Abidjan. Ces deux
plates-formes offrent une porte d’entrée et de sortie pour la projection de
force et les flux depuis la métropole tant pour le fret aérien et maritime (y
compris le fret lourd et volumineux) que pour les personnels », résume un rapport
parlementaire[7].
Un emplacement idéal aussi bien pour soutenir l’intervention militaire
française dans la zone sahélo-saharienne que pour surveiller les intérêts
français dans tout le golfe de Guinée, et notamment «une part significative de
nos approvisionnements en pétrole et en Uranium »[8]. Le camp
de Port-Bouët est « une pépite »[9] qui offre
par ailleurs des avantages appréciés des militaires français : « presqu’île
dont il est aisé de bloquer les accès en cas de nécessité », « accès au camp de
Lomo nord, qui appartient à l’armée ivoirienne » et dans lequel « ils peuvent
s’entraîner à tous les systèmes d’armes », etc. Le 9 mai 2014, le ministre
français de la Défense Jean-Yves Le Drian a donc « annoncé » à Ouattara le
maintien d’une base militaire, lequel si l’on en croit les propos d’un
diplomate français rapportés par Jeune Afrique, se serait montré ravi de cette
décision dans laquelle il voyait une «assurance vie» avant la prochaine
élection présidentielle[10]. En 2015,
la force Licorne a donc laissé la place aux Forces françaises de Côte d’Ivoire
(FFCI), dont les effectifs ont été augmentés à plus de 900 hommes en 2016. « Assurance-vie
» pour le pouvoir ivoirien, peut-être. Pour les intérêts économiques et militaires
français, assurément. Pour la population ivoirienne, certainement pas.
L’opération Licorne nous a été présentée, de son déclenchement à sa clôture,
comme une opération exemplaire. On espère avoir suffisamment montré dans ces
pages qu’il n’en était rien.
Loin d’avoir contribué à résoudre la crise ivoirienne,
l’ingérence française l’a fait durer, n’a empêché ni les dérives ni les
massacres et n’a aidé en rien à la réconciliation des Ivoiriens. À chaque
nouvelle opération extérieure de l’armée française en Afrique, l’urgence d’une
situation dramatique sert de prétexte pour écarter toutes les voix critiques.
Au mieux, jusque dans le camp des détracteurs de l’impérialisme français, on se
contente trop souvent de regretter que l’armée française soit la seule à même
d’intervenir et qu’il faille s’en contenter au moins provisoirement, faute de
mieux. C’est à nouveau le refrain qui nous a été servi lors de l’opération
Serval au Mali en 2013, comme lors de
l’opération Sangaris en Centrafrique quelques mois plus tard. Le bilan de ces
opérations est rarement fait, et quand il est fait, il est rapidement oublié.
Il n’est pourtant pas si difficile de constater que la présence militaire
française – bases, coopération, interventions – dans ses anciennes colonies n’a
jamais été une aide à la résolution des crises africaines par les Africains
eux-mêmes, parce qu’elle vise d’abord à se perpétuer. En Côte d’Ivoire comme
dans d’autres pays, l’armée française n’a jamais été ni un arbitre neutre ni un
acteur désintéressé; jamais un facteur de solution durable, mais toujours une
partie du problème, et pas la moindre. Il serait temps que les citoyens
français s’en rendent compte, puisque c’est en leur nom que cette politique est
menée. Avant de prétendre vouloir « aider l’Afrique », il est urgent d’arrêter
de lui nuire.
[1]. Agone - Survie, 2018 ; 536 p.
[2]. Lire par exemple AFP, 11/07/14.
[3]. Dagoma, Rapport d’information cité.
[4]. AFP, 05/04/11.
[5]. Le Monde, 14/04/11.
[6]. Discours du 21/05/11
[7]. B. Deflesselles, Avis fait au nom de la
commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée
nationale sur le projet de loi (no 426) autorisant la ratification du traité
instituant un partenariat de défense entre la République française et la
République de Côte d’Ivoire, 16/04/13.
[8]. Rapport d’information fait au nom de la
commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le
groupe de travail sur la place de la France dans une Afrique convoitée, par MM.
Jeanny LORGEOUX et Jean-Marie BOCKEL
[9]. S. Dagoma, op. cit.
[10]. JeuneAfrique.com, 18/05/14.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire