jeudi 4 octobre 2018

2002-2011 : L’armée française « au secours » de la Côte d’Ivoire… ou Quand le remède est pire que le mal


L’armée française de retour pour «toujours» ?

Extrait de « Un pompier pyromane. L’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara  »[1] de Raphaël Granvaud et David Mauger.

On a déjà signalé le rôle joué par la coopération militaire française dans la reprise en main de l’armée ivoirienne. Une fois Gbagbo mis sur la touche, ces liens ont été formalisés par la signature entre les deux pays d’un nouvel accord de « partenariat de défense », qui a remplacé, comme dans sept autres pays africains, les « accords de défense » hérités des indépendances sous tutelle. Si ce nouvel accord, officiellement expurgé des clauses secrètes du précédent, ne prévoit plus explicitement une aide au maintien de l’ordre ou une assistance en cas d’agression étrangère, il n’exclut nullement, comme ont voulu le croire certains médias français[2], de nouvelles opérations extérieures françaises sur le sol ivoirien. Il laisse même la porte ouverte à « toute activité convenue d’un commun accord » (article 4.1.f) et à des « arrangements techniques spécifiques » (article 4.2) et contient une annexe qui garantit aux forces françaises « une liberté totale de circulation sur le territoire ivoirien »[3]. En avril 2011, au moment où la France bombardait les troupes de Gbagbo, les ministres français des Affaires étrangères et de la Défense n’avaient eu de cesse de rappeler que l’armée française n’avait nullement l’intention de « s’incruster en Côte d’Ivoire »[4] puisque « la force Licorne a vocation à disparaître »[5]. Mais, un mois plus tard, entre deux énormités dont il a le secret, Nicolas Sarkozy avait assuré aux expatriés français de Côte d’Ivoire : « Nous garderons toujours une présence militaire en Côte d’Ivoire »[6], ce qui correspondait par ailleurs au souhait du nouveau président ivoirien. Jusqu’en 2014, dans les rapports officiels, il n’était question que du maintien d’un petit détachement à des fins de coopération, comme au Sénégal. Mais finalement, après le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013 au Mali, puis son remplacement par l’opération antiterroriste Barkhane, la Côte d’Ivoire a été préférée au Gabon pour conserver une deuxième base opérationnelle avancée (la première étant à Djibouti). « Ce hub stratégique garantit ensuite à la France un accès sécurisé et multimodal à la façade occidentale de l’Afrique. L’emprise de Port-Bouët où stationne la force Licorne est à proximité immédiate de l’aéroport international Houphouët-Boigny et du port d’Abidjan. Ces deux plates-formes offrent une porte d’entrée et de sortie pour la projection de force et les flux depuis la métropole tant pour le fret aérien et maritime (y compris le fret lourd et volumineux) que pour les personnels », résume un rapport parlementaire[7]. Un emplacement idéal aussi bien pour soutenir l’intervention militaire française dans la zone sahélo-saharienne que pour surveiller les intérêts français dans tout le golfe de Guinée, et notamment «une part significative de nos approvisionnements en pétrole et en Uranium »[8]. Le camp de Port-Bouët est « une pépite »[9] qui offre par ailleurs des avantages appréciés des militaires français : « presqu’île dont il est aisé de bloquer les accès en cas de nécessité », « accès au camp de Lomo nord, qui appartient à l’armée ivoirienne » et dans lequel « ils peuvent s’entraîner à tous les systèmes d’armes », etc. Le 9 mai 2014, le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian a donc « annoncé » à Ouattara le maintien d’une base militaire, lequel si l’on en croit les propos d’un diplomate français rapportés par Jeune Afrique, se serait montré ravi de cette décision dans laquelle il voyait une «assurance vie» avant la prochaine élection présidentielle[10]. En 2015, la force Licorne a donc laissé la place aux Forces françaises de Côte d’Ivoire (FFCI), dont les effectifs ont été augmentés à plus de 900 hommes en 2016. « Assurance-vie » pour le pouvoir ivoirien, peut-être. Pour les intérêts économiques et militaires français, assurément. Pour la population ivoirienne, certainement pas. L’opération Licorne nous a été présentée, de son déclenchement à sa clôture, comme une opération exemplaire. On espère avoir suffisamment montré dans ces pages qu’il n’en était rien.
Loin d’avoir contribué à résoudre la crise ivoirienne, l’ingérence française l’a fait durer, n’a empêché ni les dérives ni les massacres et n’a aidé en rien à la réconciliation des Ivoiriens. À chaque nouvelle opération extérieure de l’armée française en Afrique, l’urgence d’une situation dramatique sert de prétexte pour écarter toutes les voix critiques. Au mieux, jusque dans le camp des détracteurs de l’impérialisme français, on se contente trop souvent de regretter que l’armée française soit la seule à même d’intervenir et qu’il faille s’en contenter au moins provisoirement, faute de mieux. C’est à nouveau le refrain qui nous a été servi lors de l’opération Serval au Mali en 2013, comme lors de l’opération Sangaris en Centrafrique quelques mois plus tard. Le bilan de ces opérations est rarement fait, et quand il est fait, il est rapidement oublié. Il n’est pourtant pas si difficile de constater que la présence militaire française – bases, coopération, interventions – dans ses anciennes colonies n’a jamais été une aide à la résolution des crises africaines par les Africains eux-mêmes, parce qu’elle vise d’abord à se perpétuer. En Côte d’Ivoire comme dans d’autres pays, l’armée française n’a jamais été ni un arbitre neutre ni un acteur désintéressé; jamais un facteur de solution durable, mais toujours une partie du problème, et pas la moindre. Il serait temps que les citoyens français s’en rendent compte, puisque c’est en leur nom que cette politique est menée. Avant de prétendre vouloir « aider l’Afrique », il est urgent d’arrêter de lui nuire.


[1]. Agone - Survie, 2018 ; 536 p.
[2]. Lire par exemple AFP, 11/07/14.
[3]. Dagoma, Rapport d’information cité.
[4]. AFP, 05/04/11.
[5]. Le Monde, 14/04/11.
[6]. Discours du 21/05/11
[7]. B. Deflesselles, Avis fait au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale sur le projet de loi (no 426) autorisant la ratification du traité instituant un partenariat de défense entre la République française et la République de Côte d’Ivoire, 16/04/13.
[8]. Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail sur la place de la France dans une Afrique convoitée, par MM. Jeanny LORGEOUX et Jean-Marie BOCKEL
[9]. S. Dagoma, op. cit.
[10]. JeuneAfrique.com, 18/05/14.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire