mercredi 31 octobre 2018

30 ans après, la mort, à 53 ans, du gouverneur Abdoulaye Fadiga reste inexpliquée. Par Berthe Ipou Honga, ex-Directeur Adjoint, Conseiller du Directeur national de la BCEAO pour la Côte d’Ivoire


A. Fadiga (1935-1988) et son épouse Matiéni Doukouré (1943-2009)
Dieu m’a accordé la grâce et le privilège d’appartenir à la génération des premiers cadres africains de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), appelés à accompagner le gouverneur Abdoulaye Fadiga dans sa mission de réinvention de l’Institution.
Sa prise de fonction, le 10 février 1975, en qualité de premier gouverneur de la BCEAO, a coïncidé avec la fin de mes études au Centre de formation de cette banque centrale. Mon diplôme de fin de stage a été signé par le gouverneur Fadiga lui-même. Il avait une signature atypique, je dirai hiéroglyphique, qui contrastait avec celle de Robert Julienne, le dernier directeur français de la BCEAO.
Cette signature en disait long sur la personnalité de l’homme. Enfin, en tant qu’épouse de l’un de ses proches collaborateurs lorsqu’il présidait aux destinées de la Caisse de stabilisation et de soutien des prix des productions agricoles (CSSPPA), le gouverneur Fadiga m’honorait de son estime fraternelle et de son amitié. Ces circonstances me permettent donc de témoigner sur la portée historique de son œuvre.
A la BCEAO, le gouverneur Fadiga avait pour mission de moderniser la structure, l’organisation, le fonctionnement, la vision et les objectifs d’une institution déjà vieille de 20 ans, héritière de l’Institut d’émission de l’Afrique occidentale et du Togo créé en 1955 pendant la période coloniale. Il devait traduire, dans les faits, la vision des Chefs d’Etat de l’Union monétaire Ouest-africaine de faire participer plus activement l’institution au développement harmonieux et solidaire des Etats membres.

Une mort inexpliquée

La politique monétaire mise en œuvre dans ce but par le gouverneur fut un véritable succès. La banque centrale lui doit les bases de ses fondements. Malheureusement, le gouverneur Abdoulaye Fadiga fut brusquement arraché à notre affection le 11 octobre 1988, à 53 ans ! Sa mort inexpliquée a provoqué, en Côte d’Ivoire et en Afrique, une onde de choc insoutenable qui nous a hanté durant de longues années, à travers le regard éteint, le visage fermé et tourmenté de la jolie Maty, son épouse, demeurée elle aussi en état de choc jusqu’à la fin de sa vie, le 17 avril 2009.
De son vivant, le président Félix Houphouët-Boigny disait : « Le vrai bonheur, on ne l’apprécie que lorsqu’on l’a perdu ». Pour la BCEAO, ces paroles ont trouvé une illustration après le décès du gouverneur Fadiga, tant les vents contraires ont soufflé, avec acharnement, sur son héritage pour le détruire.
Le 11 mai 1989, sept mois après le décès du gouverneur Fadiga, le dispositif de gestion monétaire et les règles d’intervention de la BCEAO axés sur le développement des Etats membres de l’UMOA ont été abandonnés au profit, a-t-on prétendu, de nouvelles orientations visant à adapter la politique monétaire aux mutations de l’environnement international. En juin 1989, la CSSPPA, cet autre instrument de développement dont le gouverneur était l’architecte, a été démantelée.

Les raisons du démantèlement de la CSSPPA

Victime des fameux plans d’ajustement structurel (PAS) dénoncés et indexés comme « responsables de la persistance et de l’accentuation de la pauvreté sur le continent africain » (Alpha Oumar Konaré, devenu président de la Commission de l’Union africaine de 2003 à 2008 après avoir été président du Mali). La CSSPPA a été démolie, en réalité, à titre de représailles contre la Côte d’Ivoire. Le président Houphouët-Boigny ayant osé exprimer son ras-le-bol en s’appuyant sur sa déclaration historique « On nous a trop volé ! », pour refuser de brader le cacao ivoirien à des « spéculateurs sans visage ».
Cette guerre économique, véritable œuvre de destruction massive menée de tous temps contre l’Afrique, a fait dire au Pape François que « l’Afrique est confrontée à une nouvelle forme de colonialisme ». Marie de Béthanie, évoquant la mémoire de son frère Lazare, a dit à Jésus : « Rabbi, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort » (Jean 11. 21). En évoquant la mémoire du gouverneur, je ne peux m’empêcher de lancer ce cri de résilience : « Gouverneur Fadiga, si tu avais été là, la CSSPA, véritable moteur de l’économie ivoirienne, artisan du miracle ivoirien magnifié à travers le slogan, "le succès de ce pays repose sur l’agriculture", n’aurait pas été démantelée La dévaluation du Franc CFA intervenue un mois seulement après le décès du président Félix Houphouët-Boigny, n’aurait pas été possible ».
Le Vieux s’opposait à cette opération injustifiée, imposée par la France et effectuée sans base juridique, en violation des articles 18-51 et 52 des statuts de la BCEAO (articles 17–76 et 77 des statuts modifiés) qui prévoient, en cas de baisse des avoirs extérieurs, une panoplie de mesures, notamment « le ratissage des ressources », avant toute mise en œuvre de la mesure extrême que constitue la dévaluation de la monnaie.
Oui, « Gouverneur Fadiga, si tu avais été là », le débat artificiel créé sur la problématique du Franc CFA n’aurait pas existé. Sous ta haute autorité, le processus engagé pour l’avènement de notre propre monnaie était irréversible, les études des experts étaient bouclées, le cahier des charges adopté par toutes les parties et sa date de mise en circulation était annoncée pour le 1er janvier 2003.
Déjà en 1966, suite à la création de l’Union monétaire Ouest-africaine (UMOA) en 1962, les chefs d’Etat membres avaient demandé au président Hamani Diori du Niger d’assurer la coordination des travaux nécessaires à l’aboutissement du projet. A sa demande, l’éminent économiste Samir Amin, qui a théorisé la relation de domination Nord-Sud et préconisé la suppression du FMI, avait accompli un excellent travail qui a abouti à l’acte fondateur du projet de création de la monnaie unique des Etats membres de l’UMOA en 1983…
« Gouverneur Fadiga, si tu avais été là », la BCEAO n’aurait pas délibérément piétiné les principes et les valeurs cardinales qui fondent sa crédibilité pour se transformer, ces dernières années, en déstabilisateur du système par la désorganisation du fonctionnement et de la sécurité des paiements (compensation interbancaire), la demande inconcevable de fermeture de ses agences et par les fermetures intempestives des banques, la perturbation des opérations financières des banques et de la clientèle, la mise à mal de la bancarisation de l’économie.
« Gouverneur Fadiga, si tu avais été là », les perspectives qu’offre le niveau record des avoirs extérieurs des pays membres de l’UMOA auraient été exploitées, les techniques de l’« assouplissement quantitatif ou hélicoptère monétaire » auraient été appliquées pour injecter dans nos économies une partie de nos avoirs extérieurs bloqués dans le Compte d’opération au profit du Trésor français et qui se chiffraient à 14 000 milliards de FCFA en 2015 ;
Ces avoirs auraient permis à l’argent de « circuler en travaillant » pour éviter le piège du surendettement et l’humiliation que nous fait subir l’Occident, en nous faisant passer pour d’éternels mendiants. Une perversion qualifiée par le président Thabo M’Beki de « Système mondial de domination du plus grand nombre par quelques-uns disposant de la prééminence du pouvoir politique, économique, militaire et médiatique ».
Le gouverneur Abdoulaye Fadiga a partagé ses choix moraux et éthiques avec des milliers de cadres africains. C’est pourquoi j’en appelle à la conscience de tous ces milliers de cadres de « l’aventure Fadiga » qui, comme Tiémoko Marc Garango, Intendant militaire, ministre burkinabé des Finances et coordonnateur de toute la réforme à l’époque, doivent réagir : Il nous faut, contre vents et marées, pérenniser l’héritage du gouverneur Fadiga, puisque « les choses semblent toujours impossibles jusqu’à ce qu’on les réalise », selon le président Nelson Mandela.

B. Ipou Honga

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Source : IvoireSoir

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