mardi 30 octobre 2018

UN PARTI FORT ET SÉRIEUX N'EST PAS ALLERGIQUE À LA CRITIQUE. Par Jean-Claude Djéréké

Quelqu’un, après avoir lu mon post sur « le FPI fait quoi si Gbagbo n’est pas libéré en 2019 ? », m’a interpellé, ce que je ne trouve pas anormal car, pour moi, tout amoureux de la démocratie devrait accepter d’être contredit ou critiqué, pourvu que ce qu’il a écrit ou dit soit bien compris et que la critique qui lui est adressée soit fondée et argumentée.
Mon interlocuteur m’a dit ceci :
1) mon post est politiquement incorrect parce que je laisse entendre comme Affi N’Guessan qu’il faut tourner la page Laurent Gbagbo ;
2) il est important d’attendre Gbagbo parce qu’il est un maillon essentiel de la réconciliation en Côte d’Ivoire.
Ni dans mon dernier post ni dans d’autres textes écrits précédemment, je n’ai soutenu qu’il fallait oublier Gbagbo à La Haye et passer à autre chose.
Ce que j’ai dit, c’est qu’on ne doit pas l’attendre pour mener le combat de la liberté et de la justice pour deux raisons :
la première, c’est que lui-même ne s'était pas croisé les bras quand Innocent Anaky et Martial Ahipeaud étaient en prison ou quand Houphouët refusa de sanctionner les militaires coupables de violences et de viols à la cité universitaire de Yopougon ;
deuxièmement, si nous menons et gagnons le combat de la liberté et de la justice, c’est tout le monde qui en profiterait : le Pasteur N’Goran Koffi Israël et l’étudiant Eddie Armel Kouassi (qui vient d’être déféré à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan pour avoir relayé un post présentant Sawegnon et Ouattara comme des étrangers), mais aussi Laurent Gbagbo.
Macron et sa bande ne s’intéressent pas à l’affaire Gbagbo, ils vaquent tranquillement à leurs occupations, Dramane Ouattara peut sortir du pays et y revenir comme il veut, parce qu’Abidjan est calme, parce que le front social et la rue n’y sont pas en ébullition. Si Abidjan n’était plus calme, si la vie économique y était paralysée et le climat tendu, si les entreprises françaises commençaient à y perdre de l’argent (le dieu auquel bien des Blancs croient et qu’ils adorent), alors le gouvernement français chercherait à discuter avec les dirigeants du FPI.
Quiconque se place dans cette perspective comprendra aisément que le discours selon lequel on doit attendre Laurent Gbagbo est non seulement démobilisateur mais absurde. Démobilisateur car il ne pousse pas les militants à agir ; absurde car comment pouvons-nous compter sur un homme qui, lui, compte sur nous pour sortir de là où les Blancs l’ont mis avec la complicité de Ouattara, Bédié et Kigbafori Soro ?
Pour moi, il ne s’agit pas d’attendre que Gbagbo sorte de prison pour lutter avec lui contre l'oppression et l'injustice mais d’utiliser les stratégies et moyens que la démocratie met à notre disposition pour contraindre ceux qui l'ont pris en otage à le libérer.
Dire cela, ce n’est pas inviter les militants et les Ivoiriens en général à oublier Laurent Gbagbo qui est une pièce maîtresse de la réconciliation. Il est effectivement incontournable dans ce processus, d’abord parce qu’il a dirigé notre pays pendant 10 ans ; à ce titre, il sait des choses que nous autres ne savons pas ; sa parole est précieuse en ce sens qu’elle peut éclairer nos esprits et apaiser nos cœurs meurtris ; ensuite, parce qu’il a le droit de dire sa part de vérité ; enfin, parce qu’un bon nombre d’Ivoiriens se reconnaissent en lui ; ce que Gbagbo demandera à ces Ivoiriens-là peut faire tomber la colère et la tension.
Sur ce chapitre de la réconciliation, je conviens donc avec mon contradicteur qu’il est important d’attendre Laurent Gbagbo et que, sans lui, nous ne parviendrons pas à une réconciliation vraie et durable. Mais en quoi le fait de dire que nous n’avons pas besoin d’attendre la sortie de Gbagbo pour nous battre pour les libertés individuelles et collectives est-il politiquement incorrect ?
Cela signifie-t-il que tout le monde doit se taire quand manifestement on va droit dans le mur ?
Harris Memel-Fotê n’a jamais souhaité que les gens soient bâillonnés, ni que la parole soit confisquée au FPI. Il prônait plutôt la critique des élus, l’autocritique personnelle et collective et une amélioration ou une réactualisation du projet de société (cf. Laurent Gbagbo, Fonder une nation africaine démocratique et socialiste en Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan 1998, p. 20). Il savait que c’est cela qui ferait la force du FPI et le distinguerait du PDCI et du RDR où les militants ont tendance à suivre comme des moutons de Panurge. Memel-Fotê revendiquait à juste titre le droit de critiquer, certainement parce qu’il croyait que « l’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui refuse, quel qu’en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public » (Edward W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, Paris, 1996).
Certains objecteront que nous pouvions emprunter un autre canal ou lieu que la place publique pour nous exprimer. Ils n’ont pas totalement tort mais qu’ils sachent que, si on est obligé de dire les choses en public, c’est parce qu’on a échoué à se faire entendre en privé.

Jean-Claude Djéréké

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Source : La Dépêche d'Abidjan 28 octobre 2018

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