Lebel N'Goran |
Mondialisation,
terrorisme, relations avec les anciennes puissances coloniales, crises
politiques… l’Afrique subsaharienne fait face à de nombreux défis, qu’analysent
pour Sputnik Lebel N’Goran, analyste politique ivoirien, spécialiste en
stratégie et consultant en sécurité.
Sputnik: En qualité de citoyen de Côte d'Ivoire, comment
évaluez-vous en tant qu'analyste la situation politique et économique de votre
pays, ainsi que de l'Afrique de l'Ouest en général ?
Lebel N'Goran: Merci pour l'occasion que vous me donnez de partager
mon point de vue sur mon pays, la Côte d'Ivoire et l'Afrique. Depuis 2011, la
Cote d'Ivoire est politiquement en arrêt. Une majorité issue de deux partis
anciennement adversaires (PDCI et RDR) se partagent le pouvoir sans réelle
vision politique et de développement. L'opposition, divisée et inconséquente,
est inexistante ou pire carrément en déconfiture programmée. L'après-guerre
présente une fracture politique due à une justice absolument incompréhensible,
à une réconciliation en panne ou non voulue. Politiquement, ce pays est en
arrêt. Économiquement, la croissance de 8% annoncée n'est pas ressentie par les
Ivoiriens. Une croissance non inclusive dit le gouvernement. Un concept qui
signifie que le pays avance, mais personne n'en voit les retombées. Nous sommes
dans un poker menteur. C'est triste.
En Afrique de l'Ouest, la bande sahélienne est menacée
par le terrorisme, tout comme le nord du Nigeria. Il y a eu des attentats au
Burkina et en Côte d'Ivoire, une grande première. Le Togo vit une situation
embarrassante politiquement avec un président contesté, le Liberia donne des
lueurs d'espoir avec l'élection de George Weah. Le Ghana poursuit une bonne
tradition démocratique et développe surtout une économie locale structurée.
Elle a gagné le procès contre la Côte d'Ivoire dans le golfe de Guinée et avec
les réserves de pétrole, elle va être un pays qui compte.
Le Nigeria a du mal à suivre les réformes de
l'administration Buhari. L'inflation fait mal à l'économie et ce géant a
toujours du mal à se stabiliser. Globalement, l'Afrique de l'Ouest est statique
économiquement et politiquement depuis 5 ans. L'économie est tributaire de la
politique, c'est un cercle vicieux. On a toujours les mêmes élans des instances
internationales: FMI, BAD, BM… mais la réalité est toute autre. Nous faisons du
surplace.
Sputnik: Nombre d'activistes africains, surtout d'obédience
panafricaniste, crient au manque d'indépendance et de souveraineté de plusieurs
de pays de votre région. Pour autant, les solutions proposées pour y remédier
diffèrent d'un acteur à l'autre. Quelle est votre vision sur cette question ?
Lebel N'Goran: Les indépendances sont de façade depuis 1960. Il
faut être clair. Nous avons encore des bases militaires étrangères (françaises)
en 2018. Une monnaie qui dépend du trésor français. Oui, nous ne sommes ni indépendants
ni souverains. Nous sommes de facto des banlieues, ou des sous-préfectures. La
faute est partagée. Nos leaders n'ont aucune vision stratégique, politique et,
pire, sollicitent l'ancienne puissance coloniale dans la gestion des choses de
l'État. Nous sommes des pays, mais pas des nations, ni des républiques puisque
les lois sont toujours subordonnées à la violence dans bien de cas.
Il faut que les Africains prennent en
mains leur destin, définissent leurs priorités, agissent exclusivement pour le
bien de leurs populations. Il faut arrêter la politique de la main tendue, se
mettre au travail avec des nations exemplaires et modèles. Les Africains
doivent comprendre que la charité n'existe pas dans les relations
internationales. On doit s'unir et travailler à rattraper notre énorme retard.
Il faut penser l'Afrique de demain ensemble, entre Africains. Et bien sûr
accepter le concours des nations amies, véritablement amies.
Sputnik: L'un des
principaux défis du monde contemporain est celui du terrorisme. La lutte contre
ce fléau est aujourd'hui la priorité d'un grand nombre de pays, pratiquement
sur tous les continents. Surtout lorsqu'on sait que certains pays pensent que
l'utilisation des groupes extrémistes afin d'atteindre des objectifs
géopolitiques et géoéconomiques est amplement justifiée. Depuis les événements
en Syrie, la Russie est vue comme une sorte d'avant-garde de la lutte antiterroriste,
surtout depuis l'anéantissement à plus de 95% de Daech en terre syrienne —
dans lequel la Russie a joué un rôle de premier plan. Comment entrevoyez-vous
la coopération Russie-Afrique subsaharienne dans ce domaine, sachant par
exemple que certains pays d'Afrique du Nord collaborent déjà très activement
avec la Russie sur cette question ?
Lebel N'Goran: Les dispositifs antiterroristes sont
encore trop lourds en Afrique. Face à une action terroriste légère, rapide et
dévastatrice, il faut une réponse adaptée. C'est une guerre différente, donc
elle doit procéder avec un dispositif différent. Tant qu'il y aura de bons et
de mauvais terroristes comme au Mali, tant qu'il y aura des forces étrangères
occidentales positionnées dans nos États, le terrorisme va grandir et se
renforcer. Nous allons assister à une radicalisation des actions terroristes.
Nous importons de fait une guerre dans laquelle nous n'avons aucun intérêt, où
nous ne sommes que protagonistes par défaut. C'est une erreur stratégique que
de laisser de développer ce cancer et ces bases militaires étrangères. Nous
allons reproduire délibérément un écosystème propice du terrorisme en Afrique.
A contrario, la coopération russe est un
modèle du genre. Elle donne de l'autonomie et de la compétence aux forces
nationales. Il ne s'agit nullement d'implanter des bases à tout va, mais de
permettre aux forces locales de monter en puissance et de gérer les situations
en toute indépendance. C'est cela, une coopération efficace. Les Africains
doivent gérer leur sécurité en toute autonomie.
Sputnik:
Professionnellement parlant, vous représentez en Afrique de l'Ouest une société
russe spécialisée dans les questions de sécurité. Localement, quels sont vos
principaux domaines d'activité ? L'expérience russe est-elle nécessaire dans le
domaine des livraisons de technologies et celui de la formation ?
Entrevoyez-vous aussi de faire venir des spécialistes russes sur place pour des
stages de qualification, si cela ne se fait pas déjà ?
Lebel N'Goran: Global Security («Global'naya
Bezopasnost») intervient dans tous les domaines militaires, sauf pour les
questions d'armement et munitions. Nos domaines d'activité sont le
contre-terrorisme, la surveillance électronique et spatiale (scanner,
détection, drones..), la fourniture de véhicules blindés militaires et civils,
les transmissions cryptées, le matériel opérationnel pour les forces spéciales
et les unités d'intervention, les matériels volants et navigants, les hôpitaux
militaires de campagne… et surtout la formation en gestion des forces armées,
police, dans toutes les composantes de leurs missions.
Nous aurons cette année des visites
d'experts venant de Moscou. Il s'agit de voir les forces en présence, de
comprendre les problématiques sur places et d'offrir des services à la carte.
Le domaine sécuritaire demande une offre très solide et complète, car les
enjeux sont très sensibles.
Il y a déjà des contacts sur lesquels je
ne peux pas m'étendre pour des questions de confidentialité.
Sputnik: Vous
appartenez à cette jeunesse active africaine résolument tournée vers le concept
multipolaire du monde. Que représente concrètement pour vous ce concept ? Quel
avenir souhaitez-vous pour les relations Afrique-Russie ? Et pourquoi selon
vous l'exemple russe est de plus en plus cité aujourd'hui comme modèle de
développement et d'indépendance au sein de la jeunesse africaine ?
Lebel N'Goran: Ces deux dernières décennies nous ont
démontré qu'un monde unipolaire est un danger pour la stabilité du monde. Nous avons
en exemple l'Irak, la Libye, l'Afghanistan, la Syrie… Le monde multipolaire
renvoie à un monde de conciliation, à des décisions collégiales sur la marche
du monde. Il ne s'agit plus de faire la guerre à des pays sans mandat, sans
tenir compte du droit international ni de la souveraineté. L'exemple de la
Syrie est édifiant. Comment peut-on armer des terroristes contre un pays
souverain ? Et prétendre offrir la liberté et la prospérité ?
La Russie revient de loin. Depuis
l'époque des Tsars jusqu'à la Révolution d'octobre 1917, de la Seconde guerre
mondiale à la chute de l'URSS, le peuple russe a toujours été souverain et
fort. La Russie est revenue à sa place à force de travail. La Russie est un
exemple de nation qui se bat, qui s'organise, qui s'impose et dit fièrement au
monde: nous avons gardé notre héritage de peuple souverain. Je suis
personnellement admirateur des maréchaux Gueorgui Joukov et de Vassili
Tchouïkov et surtout de la bataille de Stalingrad. On peut vaincre, même quand
tout semble perdu.
La Russie est le meilleur exemple
historique et récent pour la jeunesse africaine. Le cas de la Syrie est un
exemple de loyauté et d'efficacité. La Russie est leader dans de nombreux
domaines: technologie, informatique, éducation, agriculture, énergie,
aéronautique… L'exemple russe est mieux adapté à notre culture et, je le
rappelle, les Russes n'ont jamais colonisé de pays africain. Logiquement,
on ne tombe pas amoureux de ses bourreaux ! Nous sortirons du syndrome de
Stockholm bien plus vite que certains ne le croient…
Sputnik: Après la
chute de l'URSS et une période de reflux de l'influence russe, on assiste
dorénavant à un retour de plus en plus évident de la Russie en Afrique. Les
élites politico-économico-médiatiques d'un certain nombre de pays le voient
d'un bien mauvais œil. En tant que partisan des relations russo-africaines,
saurez-vous résister aux pressions qui ressortent logiquement des opposants à
ces relations ?
Lebel N'Goran: Les temps changent. Les pressions sont
effectives, la perception des Russes savamment entretenues, présente un tableau
effrayant pour dissuader la connexion. La propagande a atteint ses limites.
Personne ne pourra empêcher ces relations. Grâce à Sputnik, RT et autre médias
alternatifs, les barrières s'évanouissent. Personne ne pourra empêcher ces
relations, la dynamique est lancée.
Il faut que les jeunes Africains et les
Africains en général révisent l'histoire. La Russie est certes méconnue, mais
elle est un pays avec lequel on peut compter, une nation amie.
Personne ne pourra dicter le choix des
amis et des alliés. La Russie a toujours fait preuve de sa fiabilité. Nous
irons à la rencontre du peuple russe et des intérêts russes.
Ni shagou nazad : plus un pas en
arrière.
Propos recueillis par Mikhail Gamandiy-Egorov
Source :
https://fr.sputniknews.com
30 janvier 2018
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