Alain Mabanckou |
Monsieur
le Président,
Dans
votre discours du 28 novembre à l’université de Ouagadougou, puis dans un
courrier officiel que vous m’avez adressé le 13 décembre, vous m’avez proposé
de « contribuer aux travaux de réflexion que vous souhaitez engager
autour de la langue française et de la Francophonie ».
Au
XIXème siècle, lorsque le mot «francophonie» avait été conçu par le géographe
Onésime Reclus, il s’agissait alors, dans son esprit, de créer un ensemble plus
vaste, pour ne pas dire de se lancer dans une véritable expansion coloniale.
D’ailleurs, dans son ouvrage « Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique » (1904), dans
le dessein de «pérenniser» la grandeur de la France il se posait deux questions
fondamentales : « Où renaître ? Comment durer ? »
Qu’est-ce
qui a changé de nos jours ? La Francophonie est malheureusement encore
perçue comme la continuation de la politique étrangère de la France dans ses
anciennes colonies. Repenser la Francophonie ce n’est pas seulement « protéger »
la langue française qui, du reste n’est pas du tout menacée comme on a tendance
à le proclamer dans un élan d’auto-flagellation propre à la France. La culture
et la langue françaises gardent leur prestige sur le plan mondial.
Les
meilleurs spécialistes de la littérature française du Moyen-Âge sont
américains. Les étudiants d’Amérique du Nord sont plus sensibilisés aux lettres
francophones que leurs camarades français. La plupart des universités
américaines créent et financent sans l’aide de la France des départements de
littérature française et d’études francophones. Les écrivains qui ne sont pas
nés en France et qui écrivent en français sont pour la plupart traduits en
anglais : Ahmadou Kourouma, Anna Moï, Boualem Sansal, Tierno Monénembo,
Abdourahman Waberi, Ken Bugul, Véronique Tadjo, Tahar Ben Jelloun, Aminata Sow
Fall, Mariama Bâ, etc. La littérature française ne peut plus se contenter de la
définition étriquée qui, à la longue, a fini par la marginaliser alors même que
ses tentacules ne cessent de croître grâce à l’émergence d’un imaginaire-monde
en français.
Tous
les deux, nous avions eu à cet effet un échange à la Foire du livre de
Francfort en octobre dernier, et je vous avais signifié publiquement mon
désaccord quant à votre discours d’ouverture dans lequel vous n’aviez cité
aucun auteur d’expression française venu d’ailleurs, vous contentant de porter
au pinacle Goethe et Gérard de Nerval et d’affirmer que « l’Allemagne
accueillait la France et la Francophonie », comme si la France n’était pas un
pays francophone !
Dois-je
rappeler aussi que le grand reproche qu’on adresse à la Francophonie
«institutionnelle» est qu’elle n’a jamais pointé du doigt en Afrique les
régimes autocratiques, les élections truquées, le manque de liberté
d’expression, tout cela orchestré par des monarques qui s’expriment et
assujettissent leurs populations en français ? Ces despotes
s’accrochent au pouvoir en bidouillant les constitutions (rédigées en français) sans pour autant
susciter l’indignation de tous les gouvernements qui ont précédé votre arrivée
à la tête de l’Etat.
E. Macron : « ...Du coup il est parti réparer l'électricité... » |
Il
est certes louable de faire un discours à Ouagadougou à la jeunesse africaine,
mais il serait utile, Monsieur le Président, que vous prouviez à ces jeunes
gens que vous êtes d’une autre génération, que vous avez tourné la page et
qu’ils ont droit, ici et maintenant, à ce que la langue française couve de plus
beau, de plus noble et d’inaliénable : la liberté.
Par conséquent, et en raison de ces tares que charrie la Francophonie
actuelle − en particulier les accointances avec les dirigeants des républiques bananières
qui décapitent les rêves de la jeunesse africaine −, j’ai le regret, tout en
vous priant d’agréer l’expression de ma haute considération, de vous signifier,
Monsieur le Président, que je ne participerai pas à ce projet.
Alain Mabanckou (Santa Monica, le 15 janvier 2018)
Né en 1966 à Pointe-Noire (République
du Congo), Alain Mabanckou est
notamment l’auteur de « Verre cassé », « Mémoires de Porc-Epic »
(prix Renaudot 2006) ou encore « Lumières de Pointe-Noire ». Il
enseigne à l’université UCLA, à Los Angeles, et a occupé en 2016 la chaire
annuelle de création artistique au Collège de France.
Source :
http://iciabidjan.com
17 janvier 2018
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