Lors
du soulèvement burkinabé ayant mené à la chute de Blaise Compaoré en 2014, un
schisme était apparu entre les forces de changement « historiques », au premier
rang desquelles les syndicats, et les organisations dites « champignons » qui
émergèrent alors. L’effet d’une cassure générationnelle, mais aussi de
divergences stratégiques et idéologiques. Qui demeurent sur fond de déception.
Foule à Ouagadougou le 28 octobre 2014
Au volant de sa voiture, une citadine sans
prétention, M. Augustin Loada, habituellement peu volubile, se transforme en
moulin à paroles. Une manière comme une autre d’exprimer son désarroi. « Si je devais monter une organisation
aujourd’hui, je l’appellerais "Tout ça pour ça ?",
assène-t-il, en se frayant un chemin dans
les rues congestionnées de la capitale du Burkina Faso. Quelque chose était né
après l’insurrection de 2014 qui aboutit à la chute du président Blaise
Compaoré. Le pouvoir est en train de le tuer. C’est désolant ».
Professeur de droit et de science politique à
l’université Ouaga-II (Ouagadougou), M. Loada a fondé il y a dix-sept ans le
Centre pour la gouvernance démocratique (CGD). Lors des journées des 30 et 31
octobre 2014, il fut au cœur des négociations qui conduisirent à la fuite de M.
Compaoré dans un hélicoptère de l’armée française[1].
Fidèle allié de Paris, le président du Burkina Faso était en poste depuis
l’assassinat de Thomas Sankara, en 1987. M. Loada fut brièvement ministre de la
fonction publique, du travail et de la sécurité sociale dans le gouvernement de
transition (novembre 2014-novembre 2015).
S’il se dit fier d’avoir contribué à faire tomber un
régime corrompu, l’ancien ministre redevenu enseignant admet à demi-mot un
échec : « Au moment de l’insurrection, se
souvient-il, je ne comprenais pas les dirigeants syndicaux qui faisaient tout
pour saboter notre mouvement. Ils disaient : "Il ne s’agit pas de changer
pour changer". Pour nous, c’étaient des discours de sophistes. Mais
aujourd’hui je dois reconnaître qu’ils avaient en partie raison ».
Trois ans après, le rapport de forces entre les organisations de la société
civile (OSC), ainsi que leurs évolutions respectives, illustre les espoirs
déçus qu’a engendrés la chute de M. Compaoré. À l’époque, un schisme était
apparu entre les organisations « historiques », en raison de leur ancienneté,
et celles que l’on surnomme les organisations « champignons », qui émergèrent
en 2014.
Du côté des premières, on trouve les syndicats, à
commencer par le plus influent d’entre eux, la Confédération générale du
travail du Burkina (CGTB), et des organisations telles que le Mouvement
burkinabé des droits de l’homme et des peuples (MBDHP), qui forment le noyau
dur de la Coalition contre la vie chère (CCVC), une alliance informelle
d’associations et de syndicats qui luttent contre la corruption, la fraude et
l’impunité, et pour les libertés depuis une décennie. Ces structures,
solidement implantées dans tout le pays, sont pour la plupart dirigées par des
marxistes pur jus, étroitement liés au Parti communiste révolutionnaire
voltaïque (PCRV), un parti clandestin fondé en 1978, qui prône une « véritable
révolution » des masses laborieuses.
Alors que, dans la plupart des pays d’Afrique de
l’Ouest, les syndicats se cantonnent à leur mission de défense des intérêts des
travailleurs et ne se risquent qu’à de rares incursions dans le jeu politique,
ceux du Burkina jouent un rôle important dans la vie institutionnelle et
économique. Ce sont ainsi des grèves générales qui conduisirent à la chute du «
père de l’indépendance », Maurice Yaméogo, en 1966, et à celle du président
Aboubacar Sangoulé Lamizana en 1980. Puis, en dépit de convergences
idéologiques, le PCRV et les syndicats – arc-boutés sur des discours
marxistes-léninistes stéréotypés – s’opposèrent à Thomas Sankara (1983-1987),
dont l’humanisme révolutionnaire et la démocratie intégrale, teintés de
panafricanisme, se tournaient autant vers les paysans que vers les ouvriers :
ils considèrent la révolution qui le porta au pouvoir comme un coup d’État
militaire. Qualifiés de « bourgeois
réactionnaires », plusieurs syndicalistes furent à cette époque
emprisonnés, parmi lesquels l’emblématique Soumane Touré. Ce conflit aurait
contribué à l’affaiblissement politique de Thomas Sankara avant le coup d’État
perpétré par M. Compaoré le 15 octobre 1987.
À la fin des années 1990, encore, ce sont les
syndicats qui obtinrent des réformes démocratiques à l’issue de la forte
mobilisation provoquée par l’assassinat du journaliste d’investigation Norbert
Zongo (l’enquête sur sa mort a conduit, en 2017, à l’adoption d’un mandat
d’arrêt international contre François Compaoré, le frère de l’ancien chef de
l’État). À la suite d’une série de manifestations, ils ont notamment obtenu du
président Compaoré qu’il rétablisse la disposition constitutionnelle limitant à
deux le nombre de mandats possible qu’il avait supprimée en 1997[2].
Les organisations de travailleurs burkinabés, décrites par le sociologue
Charles Kabeya Muase comme « des partis
politiques dotés d’un droit de grève[3] », représentent donc, plus qu’ailleurs
dans la sous-région, une force avec laquelle les gouvernants doivent compter.
Mais, en 2014, ces centrales historiques,
particulièrement influentes dans la fonction publique et dans le secteur
tertiaire, se voient débordées par une multitude de mouvements apparus du jour
au lendemain (d’où le surnom d’organisations champignons), et dont le seul
point commun est la volonté d’en finir avec le clan Compaoré. Le statut d’organisation
de la société civile, défini par la loi du 15 décembre 1992, permet de les
dénombrer : selon les chiffres du ministère de l’administration territoriale, 1.800
récépissés ont été délivrés en 2014, contre 800 l’année précédente.
Essentiellement actifs en milieu urbain, le Balai citoyen, le Collectif anti-référendum
(CAR), le Mouvement du 21 avril 2013 (M21) ou encore le Mouvement Brassard noir
mobilisent dans la rue autant que sur les réseaux sociaux. Prônant l’action
plutôt que la réflexion, s’inspirant parfois de Sankara, ils séduisent
rapidement une jeunesse avide de changement.
Pendant l’année 2014, à travers tout le pays, ils
manifestent contre le projet de référendum voulu par le président Compaoré pour
modifier la Constitution et pouvoir se représenter à la magistrature suprême.
Dans le secret des réunions nocturnes, les jeunes militants élaborent des plans
pour briser le dispositif sécuritaire. Les 30 et 31 octobre, ils sont en
première ligne. Les organisations traditionnelles, elles, sont « invisibles », se souvient M. Guy-Hervé
Kam, un des porte-parole du Balai citoyen. Et leur silence, dit-il, est « assourdissant ». Accusées de
complicité, ces organisations se voient même soupçonnées d’avoir été achetées
par le pouvoir. Des allégations, récurrentes au Burkina, difficiles à prouver.
Il est vrai cependant qu’un petit nombre de syndicalistes ont, au cours de
l’année 2014, donné leur accord pour intégrer le Sénat que voulait créer
Compaoré pour cadenasser un peu plus le pouvoir.
Pourquoi cette fracture au sein de la « société
civile » burkinabé entre organisations historiques et champignons ? « Le facteur générationnel n’explique pas
tout, loin de là, mais il s’avère central, selon M. Loada et le chercheur
Mathieu Hilgers. De nombreux responsables
d’associations influentes et de syndicats ont aujourd’hui la soixantaine, ou
plus, et, malgré des discours parfois radicaux, ils ne pensent pas que leur
rôle soit de renverser le régime. (...) Le pouvoir vieillit, dans un pays où
plus de 75 % de la population en âge de voter a moins de 50 ans. (...) Cette
jeune génération devient adulte dans un système politique verrouillé et, pour
la majorité qui n’appartient pas au clan du pouvoir, avec le sentiment de ne
pas être prise en considération[4] ».
Rebelle fort en gueule passé par plusieurs
mouvements révolutionnaires, M. Hervé Ouattara répond à cette description.
Début 2014, à l’âge de 34 ans, il fonde le CAR. Étroitement lié au Mouvement du
peuple pour le progrès (MPP) du futur président Roch Marc Christian Kaboré, le
CAR met littéralement le feu dans Ouagadougou : plusieurs départs d’incendie
sont constatés, visant des bâtiments officiels ou les résidences de caciques du
régime. Selon lui, « un conflit de
générations » explique la multiplication des OSC et la méfiance envers les
syndicats. Mais ce n’est pas tout. De vraies divergences stratégiques et idéologiques
opposent « anciens » et « nouveaux ». Éphémère militant du PCRV,
il est bien placé pour analyser la stratégie des responsables syndicaux issus
de ce mouvement : « Pour eux, la
révolution doit passer par un travail auprès des classes laborieuses. Si cette
règle n’est pas respectée, alors c’est un coup d’État ».
Militant syndical historique,
ayant dirigé la CGT-B de 1988 à 2013, M. Tolé Sagnon n’a eu de cesse
d’expliquer durant l’année 2014 que la lutte contre la modification de la
Constitution n’était pas une priorité. « On
se bat contre le libéralisme à outrance, affirmait-il encore quelques mois
avant l’insurrection d’octobre. Or quelle
est la politique de l’opposition ? Ce sont des libéraux, eux aussi ! À quoi
cela servirait-il de changer un libéral pour un autre libéral ? On ne veut pas
l’alternance, on veut l’alternative ». De fait, sur le plan
économique, la politique menée par le président Kaboré, élu en novembre 2015,
ne diffère guère de celle de son prédécesseur. Même si les discours mettent
l’accent sur l’éducation et la santé, dans les faits, la priorité va toujours
aux investisseurs étrangers. En privé, plusieurs hommes d’affaires locaux
admettent sans difficulté qu’ils n’ont pas perdu au change.
Dans le discours de M. Sagnon pointait une forme de
dédain à l’égard de ces jeunes qui ne sont pas allés à la bonne école –
comprendre : celle de Karl Marx et de Lénine – et qui menacent les plans du
PCRV, lequel a patiemment noyauté des secteurs-clés de la société, comme le
monde enseignant. « Ils nous ont pris de
haut, abonde M. Ouattara, du CAR. Pour
eux, nous n’étions que des groupuscules réactionnaires ou bourgeois.
L’insurrection les a surpris ». Inspirés par l’expérience sankariste,
qui représente selon l’économiste Ra-Sablga Seydou Ouédraogo « le plus petit dénominateur commun des
insurgés », ces cadets estimaient que tout valait mieux que M. Compaoré,
même « un âne », comme ils se plaisaient à le dire. Souvent moqués par les OSC
champignons pour leur incapacité à « changer de logiciel » depuis
l’effondrement du bloc communiste, les « PCRVistes » n’en restent pas moins des
militants influents au Burkina Faso. «
Leur force, convient M. Kam, du Balai citoyen, c’est qu’ils sont ancrés dans le corps enseignant. Ils comptent sur ça
pour recruter dès le collège et le lycée. Mais aujourd’hui les jeunes veulent
entendre d’autres discours. Sankara leur parle davantage. Nous, on n’a pas
besoin de lire Marx pour savoir ce que c’est le développement ».
L’université de Ouagadougou, haut lieu de la vie
intellectuelle du pays où le nouveau président français fut accueilli fin
novembre 2017, est le théâtre le plus spectaculaire de la fracture des gauches.
En 2013, M. Serge Bayala, un membre du Balai citoyen, lance, avec d’autres
étudiants sankaristes, une curieuse initiative : « Le Cadre, deux heures pour nous, deux heures pour l’Afrique ».
L’idée est de proposer quotidiennement deux heures (ou plus) de débat autour
d’un thème, au cœur du campus, dans le but «
de conscientiser les étudiants » et de leur permettre de « s’emparer des problèmes qui touchent
l’ensemble des Africains » par la promotion des idées de Sankara. Chaque
jour en 2013 et 2014, le Cadre réunit entre cent cinquante et six cents
personnes. Mais l’initiative se heurte rapidement aux « maîtres » du campus :
les membres des syndicats d’étudiants, dont l’Association nationale des
étudiants burkinabés du Burkina (ANEB). Ce syndicat et l’organisation à
laquelle il est affilié, l’Union générale des étudiants burkinabés (UGEB), sont
deux institutions dans le pays. Ni la révolution sankariste ni le régime
Compaoré n’ont réussi à les mater.
L’UGEB, qui a adopté la tactique et la stratégie du
PCRV dès sa naissance en 1981, a formé des générations de militants, qui ont
ensuite occupé des responsabilités dans les partis politiques, les syndicats et
les organisations. « Si on a créé le
Cadre, c’est parce qu’on ne se retrouvait pas dans le syndicalisme qui exploite
la misère humaine à des fins politiciennes, et qui est téléguidé par des partis
politiques, explique M. Bayala. Avec
le Cadre, nous remettions en cause leur autorité. Ils nous ont discrédités
auprès des étudiants. Ils nous qualifiaient de structures fantoches. Et, quand
nous avons appelé à descendre dans la rue en octobre 2014, ils s’y sont
opposés. “Tant que la révolution ne sera pas faite par d’authentiques
révolutionnaires, elle échouera”, disaient-ils ».
À l’ANEB, le discours n’a guère varié. M. Alexis
Zabré, étudiant en septième année de médecine, préside le syndicat depuis mars
2017. Pour lui, c’est une évidence, «
l’insurrection fut un échec », et les organisations telles que le Balai
citoyen ont manqué de « maturité ».
Il en veut pour preuve la situation des étudiants, qui ne s’est pas améliorée –
« loin de là » – depuis la chute de M. Compaoré, qui vit désormais un exil doré
en Côte d’Ivoire : surpopulation, manque de professeurs, aides sociales
insuffisantes. Pour M. Zabré, un vrai changement ne sera possible qu’avec « les structures qui ont construit la lutte
dans la durée ». Quant aux organisations champignons, divisées, voire
franchement hostiles les unes aux autres, elles tentent de se trouver une
nouvelle raison d’être. Des regroupements s’organisent : la Coalition Ditanyè,
animée par le Balai citoyen, entend « faire
triompher l’esprit et les idéaux de l’insurrection populaire » ; la
Coalition Bori Bana, à laquelle adhère le CAR, veut « faire des propositions de solutions dans les domaines de la santé, de
l’économie, de l’éducation » ; le Réseau Dignité souhaite pour sa part « sonner la fin de la récréation » et
faire le tri entre les organisations «
vertueuses » et les autres...
« Blaise
[Compaoré] est tombé. On doit donc se réinventer »,
admet M. Ouattara, dont le mouvement, le CAR, a changé de nom pour devenir le
mouvement Citoyen africain pour la renaissance, tout en gardant le même sigle.
M. Ouattara s’inscrit dans la mouvance panafricaniste et a fait de la lutte
contre le franc CFA, « une monnaie
coloniale », son nouvel objectif. Il l’admet cependant : « Le CAR avait attiré du monde avant
l’insurrection, mais beaucoup de ses militants sont partis après ».
Son mouvement, comme d’autres
organisations champignons, a perdu sa crédibilité durant la période de
transition. Dans les jours qui ont suivi le départ précipité de M. Compaoré,
certaines des nouvelles organisations se sont ainsi tournées vers l’armée. Sans
leur soutien, M. Yacouba Isaac Zida, un officier du régiment de sécurité
présidentielle, la garde prétorienne du président déchu, n’aurait probablement
jamais été catapulté à la tête de la transition. Les organisations
traditionnelles ont alors crié au « coup d’État militaire ». « Cette erreur, explique M. Chrysogone
Zougmoré, président du Mouvement burkinabé des droits de l’homme et des peuples
(organisation née en 1989), ils l’ont
commise parce qu’ils ne connaissent pas notre histoire. Ils ont reproduit ce
qui c’était passé en 1966 [les militaires avaient pris le pouvoir après la
chute du président Yaméogo]. Les syndicats avaient retenu la leçon, eux ».
Ce sexagénaire raffiné savoure une certaine revanche. « Les OSC champignons s’essoufflent, poursuit-il. On leur a donné une
importance qu’elles n’ont jamais eue ». Tout en reconnaissant leur
rôle en 2014, il souligne que rien n’aurait été obtenu sans le combat mené par
les syndicats et son organisation depuis la mort de Norbert Zongo en 1998 : « L’année 2014 fut l’aboutissement d’un long
processus dans lequel nous avons joué un rôle majeur. C’est nous qui avons posé
les jalons de l’insurrection. Notre force est notre représentativité sur
l’ensemble du territoire. Le Balai citoyen, où est-il, hors de Ouagadougou et
de Bobo-Dioulasso ? ».
Le discours est le même, mot pour mot, à la Bourse
du travail. Qualifié à Ouagadougou de « QG du marxisme », ce lieu abrite
l’ensemble des organisations syndicales du Burkina Faso. En 2016, il a été
refait à neuf. Un « cadeau » du nouveau régime. Six jours sur sept, les
réunions et les ateliers s’y enchaînent. Ce samedi du mois de septembre 2017,
les représentants des six centrales syndicales du pays[5] se
donnent du « camarade » dans une pièce du rez-de-chaussée. Ils sont réunis pour
analyser les résultats d’une étude menée par le cabinet d’audit Faso Conseil
Développement à la demande de la CGT-B, et consacrée au taux de syndicalisation
au Burkina Faso. Quoique imparfaite en raison de données parcellaires,
l’enquête confirme leur poids dans le pays. Sur 530.701 travailleurs
répertoriés (156.231 fonctionnaires et 369.470 salariés du privé), près de la
moitié (47 %) sont syndiqués. Un taux « très élevé », selon le cabinet d’étude,
que l’on ne retrouve pas chez les voisins d’Afrique de l’Ouest.
Un bémol tout de même, et non des moindres : cette
étude ne prend en compte que les salariés qui cotisent à la Caisse nationale de
sécurité sociale... et qui ne représentent que 8 % des actifs du pays. Les 92 %
restants, qui œuvrent pour la plupart dans l’économie informelle – paysans
vivant de l’agriculture vivrière, orpailleurs travaillant dans les quelque
trois cents mines d’or artisanales du pays, ou encore commerçants ambulants, soit
près de six millions de personnes –, demeurent étrangers à l’univers syndical. « À un moment, la population n’a plus fait
confiance aux syndicats. Elle a fini par les percevoir comme les défenseurs des
cent mille fonctionnaires, mais pas des dix-sept millions d’autres Burkinabés »,
souligne M. Ouattara. Sankara ne disait pas autre chose...
Avec près de 100.000 adhérents revendiqués (160.000
si l’on englobe les syndicats autonomes qui lui sont affiliés, et qui partagent
les mêmes orientations, à savoir « un
syndicalisme révolutionnaire de lutte de classes »), la CGT-B est la
première centrale du pays. Son secrétaire général, M. Bassolma Bazié, un
quinquagénaire au français distingué capable de citer Friedrich Engels, Marx et
Lénine en l’espace de quelques minutes, se délecte des déboires des OSC
champignons. « Certains observateurs ont
dit, après l’insurrection, que le mouvement syndical était fini. Mais nous
sommes toujours là. Nous avions une lecture d’avance », clame-t-il. S’il
reconnaît la discrétion des syndicats en 2014, il rappelle qu’ils ont été en
première ligne, en revanche, mi-septembre 2015, pour résister à l’éphémère coup
d’État des nostalgiques de l’ancien régime mené par le général Gilbert
Diendéré. Il met au crédit du mouvement spontané de 2014 « la libération de la parole », «
une plus grande indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif », et
même « quelques avancées sociales »,
comme l’intégration de nombreux contractuels dans la fonction publique ou la
réforme en cours du code du travail, qui devrait donner plus de droits aux
salariés... Mais, pour le reste, « rien
n’a vraiment changé ». Le pays a retrouvé le même taux de croissance
économique qu’avant l’insurrection (6,2 % en 2016, selon le Fonds monétaire
international), mais celle-ci ne profite pas plus qu’hier à la majorité des
Burkinabés. Le pays demeure dans le bas du classement de l’indice du
développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement
(185e sur 188).
La CGT-B et les autres syndicats se montrent
toujours très actifs. En 2016 et 2017, les grèves se multiplient : au sein du
Trésor, dans la police, l’éducation, la santé ou encore chez les
administrateurs civils... « Pendant que
les organisations de la société civile connaissent un recul, voire une sorte de
léthargie pour certaines d’entre elles, les syndicats ont occupé le devant de
la scène », constate l’institut Free Afrik, un groupe de recherche et de
formation qui revendique « l’économie au
service de la liberté ». Alors qu’entre 2008 et 2014 on comptait entre cinq
et quinze grèves par an dans la fonction publique, on en a enregistré une
quarantaine en 2016, et autant l’année dernière. Cette vague de mobilisations
illustre la montée des revendications sectorielles, mais aussi « une concurrence des plates-formes
corporatistes »[6].
On assiste depuis la chute du
régime Compaoré à une inflation du nombre de syndicats. Sur quarante-deux
organisations autonomes (indépendantes des six grandes centrales) répertoriées,
les deux tiers ont vu le jour après 2014, essentiellement dans la fonction
publique. Pour M. Ra-Sablga Seydou Ouedraogo, le directeur exécutif de Free
Afrik, loin d’être une avancée démocratique, il s’agirait d’une « dérive[7] ».
Intellectuel intransigeant, M. Ouedraogo a joué un rôle important de conseil
durant la transition. C’est un homme atypique, aussi à l’aise dans les milieux
sankaristes qu’aux côtés des hommes d’affaires, qui ne cache pas son hostilité
envers les syndicats. « Dans les années
1990, explique-t-il, les syndicats
formulaient des revendications globales, y compris au sujet des libertés
publiques. Aujourd’hui, on n’entend plus que des revendications corporatistes ».
Pour M. Ouedraogo, la faute en revient notamment au PCRV, une organisation
qu’il qualifie de « réactionnaire », « en difficulté avec la réalité », et dont
il pense qu’elle sert in fine les intérêts du pouvoir, quel qu’il soit.
De fait, en dépit d’une clandestinité savamment
cultivée, les liens entre le PCRV et le pouvoir exécutif n’ont jamais été
rompus – sous Compaoré comme sous Kaboré. «
Blaise [Compaoré] les maîtrisait, explique aujourd’hui un proche de
l’ancien président. Il était en contact
avec eux et il les soutenait financièrement quand ils étaient dans le besoin ».
Plusieurs d’entre eux ont récemment été nommés à des postes-clés, à l’image de
M. Halidou Ouédraogo. En 2016, l’ancien président du Mouvement burkinabé des droits
de l’homme et des peuples a été placé par M. Kaboré à la tête de la commission
chargée de poser les bases d’une nouvelle Constitution.
Mais, en acceptant des postes
sous la transition ou après l’élection du président Kaboré en 2015, plusieurs
responsables d’organisations récentes se sont également brûlé les ailes. M.
Chérif Sy, un journaliste qui fut de tous les combats sous Compaoré et qui a
dirigé l’Assemblée nationale durant la transition, est désormais haut
représentant du chef de l’État, sans mission précise. Plusieurs membres du
Balai citoyen ont été enrôlés par les autorités pour poser les fondements d’un
mémorial consacré à Sankara. « On peut
penser que c’est un moyen de les occuper à autre chose qu’à jouer les vigies de
la démocratie », avance Abdoulaye Ouedraogo, auteur d’une enquête sur
l’insurrection de 2014[8].
Selon un diplomate français qui les a un temps fréquentés, « les leaders de Y en a marre [au Sénégal] ont une vraie vision
politique, alors que ceux du Balai citoyen sont plus dans l’agit-prop ».
Contrairement à leurs « cousins » sénégalais, certains membres du Balai citoyen
n’ont pas toujours su garder leurs distances avec le pouvoir.
Rémi
Carayol
*Titre
original : « Les espoirs déçus de l’après-Compaoré. Au Burkina Faso, deux conceptions de la révolution ».
Source :
Le Monde diplomatique, janvier 2018
[1] - Lire David Commeillas, « Coup de Balai citoyen au Burkina Faso »,
Le Monde diplomatique, avril 2015.
[2] - Mathieu Hilgers et Augustin
Loada, « Tensions et protestations dans
un régime semi-autoritaire : croissance des révoltes populaires et maintien du
pouvoir au Burkina Faso », Politique africaine, 2013/3, n° 131, Paris.
[3] - Charles
Kabeya Muase, « Syndicalisme et
démocratie en Afrique noire. L’expérience du Burkina Faso », Karthala,
Paris, 1989.
[4] - Mathieu Hilgers et Augustin
Loada, art. cit.
[5] - Confédération générale du
travail du Burkina (CGT-B), Confédération nationale des travailleurs du Burkina
(CNTB), Confédération syndicale burkinabé (CSB), Force ouvrière-Union nationale
des syndicats libres (FO-UNS), Organisation nationale des syndicats libres
(ONSL), Union syndicale des travailleurs du Burkina (USTB).
[6] - « Burkina Faso 2016-2017. S’éloigner du précipice, engager le renouveau
! », Free Afrik, Ouagadougou, janvier 2017.
[7] - Cf. la préface de Ra-Sablga
Seydou Ouedraogo dans Bruno Jaffé, « Thomas
Sankara, la liberté contre le destin » Éditions Syllepse, Paris, 2017.
[8] - Abdoulaye Ouedraogo et Sylvie
Capitant, « Burkina Faso : mobilisations
sociales pour une insurrection inachevée », dans « État des résistances dans le Sud », Afrique,
Alternatives Sud, vol. XXIII, n° 4, Cetri, Éditions Syllepses, Paris, 2016.
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