Vous venez
de publier un ouvrage sur une recherche universitaire portant sur les femmes
victimes de la guerre civile ivoirienne. De quoi s'agit-il ?
En fait ce livre est l'essentiel de ma
thèse de doctorat en anthropologie sociale, que j'ai préparée et soutenue à
l'université Paris 8, en France, le 11 février 2016. Bien entendu, ce travail a
été dépouillé de ses aspérités académiques pour être accessible au grand public
Quelle est
le fil conducteur de l'ouvrage ?
Dans le livre, je me place sous les
grilles de l'anthropologie sociale pour observer patiemment la situation de
ceux qui ont été présentés au lendemain de la guerre civile (2002-2011) comme
des « Personnes déplacées internes (PDIs) », en me focalisant sur les femmes
qui constituaient l'essentiel des victimes classées dans cette catégorie. Mon
travail a fait le choix d'une approche ethnographique, qui permet de regarder
ces femmes non pas de l'extérieur ou de ce que je pouvais en penser, mais en
m'appuyant sur les récits qu'elles donnaient de leur propre situation et de
leur propre vécu de personnes meurtries par la guerre et devant faire face aux
contraintes de la vie de tous les jours. Le livre a donc une forte dimension
biographique, les victimes étant les auteurs de ce que le texte dit de leur
sort. Mais il ne s'agit pas d'une compilation de situations et de parcours
tragiques et chaotiques : on fait aussi le point sur la volonté des victimes à
se battre pour s'en sortir, et le bilan de l'assistance publique ainsi que des
apports de la société civile qui ont volé à leur secours.
Quel est
le contenu des parties et des chapitres ?
L'objectif de la première partie a été de
décrire le contexte dans lequel l'étude de terrain a été menée. À cette
occasion, nous avons mis en avant les éléments à la base du cadre et des
objectifs de l'enquête. Dans le détail, le premier chapitre présente le cadre
empirique de la recherche. Le contexte sociohistorique de la crise sociale
ivoirienne a fait l'objet du second chapitre, qui propose les clefs de lecture
de la lente décomposition du lien social dont le paroxysme a été l'éclatement
de la guerre civile, dans un pays dépendant d'une arboriculture qui nécessite
l'importation d'une main-d’œuvre abondante. Dans la deuxième partie, nous
revenons sur l'histoire immédiate de la décennie de guerre civile (2002-2011).
La crise de succession d'Houphouët-Boigny est ainsi mise en résonnance avec
l'évolution en crise des rapports ethno-régionaux. La coagulation de ces deux
crises de l'après Houphouët en guerre civile a fait des victimes très mal
encadrées (chapitre 3). En termes de prise en charge, les balbutiements de
l'État et de la société civile autour de ces victimes ont été analysés, mettant
en lumière une critique de la solidarité institutionnelle (chapitre 4). Enfin,
la troisième partie a mis en exergue la continuité entre la guerre civile et la
reconstruction des femmes PDIs. Des récits de vécus de temps de guerre ont été
recueillis, complétés par quelques parcours de réinsertion sociale qui montrent
que les femmes PDIs mobilisent leurs propres ressources pour s'en sortir
(chapitre 5). Complétant ces efforts individuels pour s'en sortir, la théorie
de l'anthropologie du nom, proposée par Sylvain Lazarus, a aidé au chapitre 6 à
analyser les handicaps et les contraintes de la vie de tous les jours des
victimes comme des moments de réinvention de soi « à distance de l'État
».
Quel
accueil a été réservé à cet ouvrage ?
Je vous avoue que la communication autour
de l'ouvrage ne fait que commencer ! Mais je n'ai pas de doute que le texte sera
très bien accueilli dans les milieux spécialisés et auprès d'un public plus
large. Il y aura une montée en puissance de l'intérêt autour de ce livre, du
côté de l'État où un ministère en charge des victimes a été créé et placé sous
la responsabilité d'une éminente anthropologue, Mme Mariatou Koné qui m'a
d'ailleurs fait l'honneur d'une présence à mon jury de soutenance à Paris comme
pré-rapporteur de ma thèse. Les associations de soutien aux victimes, les ONG
spécialisées et les organisations spécialisées ont déjà signalé leur intérêt
pour cet ouvrage qui permet de comprendre ce pan essentiel de la sortie des
conflits qu'est la situation et le point de vue des victimes. Les choses
peuvent prendre du temps, mais cette étude ne manquera pas de devenir un support
important pour les séminaires sur le conflit ivoirien et les stratégies de
sortie de crise. Vous savez, cet ouvrage fait partie des premières − et rares −
lectures scientifiques de cette saloperie de guerre qui nous est arrivée. Je
tente en fait de voir comment les victimes tentent de se tirer d'affaire, de se
sortir du piège de la guerre qui s'est déportée à l'intérieur de chacune
d'elles, sous formes de chocs traumatiques et de multiples séquelles physiques
et psychologiques avec lesquelles les victimes, malgré elles, sont tenues de
vivre. Pour ces victimes, la guerre est toujours là, et il faut expliquer
calmement ce qu'il s'est passé dans des travaux universitaires ou relevant de
l'expertise, pour que les uns et les autres défassent les liens que le vécu de
guerre a noués autour d'eux. Plus largement, on ne refait pas le lien social,
si profondément brisé par la guerre civile, sans passer par une analyse froide
et objective de ce qu'il s'est passé. La réconciliation nationale ne se fera
pas sans un bilan scientifique et partagée de la guerre.
A vous
entendre, il y a encore du boulot !
Oui ! Les chantiers sont nombreux pour
recréer le vivre-ensemble, et la pacification et la professionnalisation de
l'armée pour que cessent les bruits de bottes, sont un challenge parmi tant
d'autres. On doit pouvoir faire l'inventaire de la guerre civile, saisir leur
impact sur les gens pour être capable de sensibiliser la société et tenir les
générations suivantes à distance de telles folies humaines. Travailler sur les
victimes, c'est véritablement prendre le mal de la guerre à partir de la
racine, en se concentrant sur le sort de celles et de ceux de nos concitoyens
qui sont marqués à vie par cette guerre. Je trouve que trop de préoccupations
transversales (élections, constitution, succession, etc.) mais tout aussi
importantes, j'avoue, ont noyé et pollué cette tâche essentielle qu'est la
prise de parole, universitaire, civile, politique, sur la guerre civile et ses
dégâts sur ceux qui l'ont subie dans leur chair. Il faut organiser la maîtrise
de la mémoire de cette guerre ; et les universitaires, comme tout le monde
d'ailleurs, doivent prendre leur part. Il faut connaître cette guerre civile
plutôt que de la gommer. Ne pas considérer la vie des victimes, c'est commencer
à gommer cette guerre, et ne me dites pas qu'il est temps de passer à autre
chose. Les nations et l'humanité gagnent en grandeur et en progrès chaque fois
qu'on prend le temps de comprendre, de disséquer une guerre finie où il a été
question de tuer ou d'humilier des gens pour leurs différences raciales,
ethniques, etc. L'histoire de la Shoah et le travail autour de la mémoire de
cette atrocité sont là pour nous montrer comment fonctionnait la technologie de
cette machine atroce, et nous donnent des leçons sur la transmission des
témoignages. Nous devons faire pareil avec notre mémoire de la guerre civile
ivoirienne : ne jamais se lasser de décrypter, d'analyser, et surtout d'écouter
les victimes pour transmettre. Le « jamais plus ça » ne doit pas être un simple
slogan, mais un leitmotiv pour regarder en face cette guerre, et ce qu'elle a
fait à ses victimes et à ses héritiers que nous sommes.
Quel est
votre prochain projet sur le sujet ?
Depuis ma soutenance de thèse de doctorat,
j'ai continué de travailler en anthropologue auprès des femmes PDIs et je dois
publier prochainement une étude sur leurs capacités de résilience, cinq ans
après la fin de la guerre. Le travail étant en cours, je n'en dirai pas plus.
Mais aussi longtemps qu'il existera des victimes de la guerre civile
ivoirienne, j'y porterai mes lunettes d'anthropologue. C'est donc un travail de
longue haleine.
Peut-on
s'attendre à des ouvrages non universitaires de votre part ?
Pour
l'instant, l'analyse sociale est mon seul champ d'intérêt. Je peux vous assurer
que ce n'est pas de tout repos, et c'est déjà beaucoup.
Propos recueillis
par Alice Ouédraogo
EN MARAUDE DANS LE WEB
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nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : Afrikipresse 16 février 2017
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