« Si Laurent Gbagbo doit être à
la CPI, alors tous les chefs d’Etats africains, de même que Sarkozy, doivent y
être. » Gildas LE LIDEC
Transformer un homme politique
ivoirien en une icône panafricaine ! L’intervention française en Côte d’Ivoire
en 2011 et la déportation de Laurent Gbagbo à La Haye a réussi ce tour de force
inattendu.
Et certes la perception africaine – dont
je ferai état ici – de la CPI et du procès qui va s’ouvrir est bien différente
de la version officielle de la Cour et de ceux qui la soutiennent. Le lieu, le
rituel, l’homme jugé lui-même : tout choque l’opinion au Sud du Sahara, qui en
a une vision très politique et remet ce procès dans le contexte d’un long temps
historique, celui de la domination et de l’humiliation.
L'Occident juge l'Afrique. Mais, comme on se le
demandait déjà à Rome, « qui jugera les
juges ? ». Qui remettra en question la légitimité même de l'Europe, puisque
c’est d'elle dont il s'agit (les USA, la Russie ni la Chine n'étant membres de
la CPI), de juger des hommes politiques africains, mais aussi d'exploiter,
intervenir militairement, diplomatiquement, économiquement. De manière
accélérée pour la France, et dans la dernière décennie dans un vertige
d'escalade militaire et de recolonisation rampante dont on ne voit pas la fin :
Libye, Côte d'Ivoire, Mali, Centrafrique...et bientôt Libye à nouveau ?
A travers le contrôle des cinq pays sahéliens de
l’opération Barkhane, à travers ses bases militaires et ses coopérants d'un
autre âge, le complexe militaro-colonial engage notre pays dans une épreuve des
force de longue durée contre les djihadistes mais aussi les jeunes démocraties
africaines, sans plus de régulation démocratique ni de contre-pouvoirs.
Il s'agit en fait d'une sorte de décolonisation
manquée dont il suffit de passer les frontières pour comprendre qu'elle est
propre à notre pays. Quoiqu’elle en ait dans certains épisodes récents,
notamment lors des crises postélectorales, on n'imagine pas la Grande Bretagne,
par exemple, intervenir militairement au Zimbabwe ou au Kenya. C’est pourtant
ce que la France a fait en 2011 en Côte d'Ivoire, et c'est dans le cadre du « coup d'Etat franco-onusien » que
s’inscrit le procès de La Haye : il s'agissait, ainsi qu'a avoué récemment
Sarkozy, de « sortir Gbagbo pour
installer Ouattara » !
Les anciens chefs d’Etat africains ne s'y sont pas
trompés, qui viennent la semaine dernière de provoquer un séisme diplomatique
en demandant unanimement la libération du président Laurent Gbagbo. Initiée par
Jerry Rawlings et Thabo Mbeki ils demandent purement et simplement l'annulation
des procédures judiciaires inéquitables, qui selon eux accroissent tellement
les tensions en Côte d'Ivoire qu'elles risquent d’amener à une reprise de la
guerre civile. Sous l'égide du groupe de l'African Forum, cette quarantaine
d'anciens chefs d'Etat démocrates et légalistes, refont l'historique du régime
de Laurent Gbagbo, des tentatives de déstabilisation menées depuis 2000 par l'ancienne
puissance coloniale et par une rébellion téléguidée depuis la dictature de
Compaoré du Burkina, relais bien connu des manœuvres de Paris.
Ils sont essentiellement anglo-saxons, ces leaders africains,
pour une bonne raison : quoiqu'ils en pensent les chefs d'Etat africains
francophones sont tellement dépendants de Paris, en plein XXIe siècle, que s’opposer
directement à la version officielle et au procès équivaudrait pour eux à un
suicide politique. Mais ils n'en pensent pas moins.
Bien plus, sous l'inspiration de chefs d'Etat
particulièrement remontés par cette curieuse « Cour » soit disant internationale, mais qui n’est que l’outil
judiciaire d'une domination multiforme, l'Union africaine se montre de plus en
plus critique envers ce tribunal des vainqueurs, menaçant de s'en retirer.
La version officielle de la crise ivoirienne, qui
vient d’être encore mise à mal par plusieurs ouvrages concordants, parle de
3000 morts pendant la « crise postélectorale
» ; mais la commission Dialogue, vérité et réconciliation dirigée par
l'ancien Premier ministre Konan Banny, fait, elle, état de plus de 16000 morts,
dus aux trois quart aux forces pro Ouattara. La seule prise d'Abidjan par les
milices de mercenaires de Guillaume Soro – qui ont déjà massacré fin mars 2011
selon Amnesty international 800 Guérés (hommes, femmes et enfants, et selon d’autres
sources un millier) dans l'Ouest du pays – a causé des milliers de morts, ainsi
qu'en brousse se multipliaient les massacres à base ethnique chez les Bété,
Dida, Attié ou Dida, peuples soutenant majoritairement Laurent Gbagbo.
De tels faits – des crimes de guerre en fait – sont
restés impunis et même sont volontairement ignorés par la CPI. Selon mes
propres investigations, si on considère aussi la zone Nord du pays, contrôlée
par la sanglante rébellion dirigée par les fameux « com-zones » de Soro, c’est d'environ 20000 victimes civiles dont
il faudrait parler de 2002 à nos jours, aux 9/10e exécutés par les
forces se réclamant d’Alassane Ouattara ! Si l’on ajoute par la suite une
gouvernance par répression, par emprisonnement et parfois tortures des
centaines de prisonniers politiques (350 actuellement), on comprend mieux le
silence gêné, depuis 5 ans, des intellectuels français et africains qui ont
mené campagnes politique et médiatique aux coté des sarkosystes : se
sentiraient-ils moralement coupables des exactions ?
Des notes diplomatiques et militaires jusqu'aux
très pessimistes analyses de « risque
pays », tout concorde : le pays qui fonde une croissance artificielle sur
un très fort endettement et sur un «
rattrapage ethnique » qui donne à l'ethnie du président Ouattara 90% des
postes d'Etat, est à la fois fragile et profondément divisé. Lors des
présidentielles récentes de 2015, si Ouattara a eu 80% des voix, c’est
seulement sur...20% du corps électoral ! Autrement dit les 80% d’abstentionnistes
ont bien suivi les consignes du FPI, le parti de Laurent Gbagbo, mais beaucoup
d'électeurs ont aussi fait le succès de cette consigne de boycott en restant
chez eux, tout simplement par peur des troubles et d'une reprise des terribles
exactions de 2011.
Ainsi l'opinion africaine, qui suit avec passion le
procès par les réseaux sociaux, a l’impression d'une profonde injustice : l’innocent
(ou le démocrate) est en prison : le putschiste, auteur d'un sanglant coup
d'Etat en avril 2011 garde le pouvoir et ses prébendes ; jusqu'ici s'appuyant
sur les forces occidentales qui l'ont mis en place, il nargue jusqu'aux
organisations des droits de l’homme, sûr de son impunité. Et pourtant ce
soutien s’effrite en coulisse et parfois publiquement : lors de sa dernière « investiture », après une élection
tronquée voire truquée, aucun chef d'Etat africain ou occidental ne s'est
déplacé : un signe qui ne trompe pas.
Laurent Gbagbo a 70 ans et subit encore le choc du
traumatisme de son arrestation par les forces spéciales françaises et des
mauvais traitements qui lui ont été infligés par des criminels de guerre à
Korhogo : la moindre des choses serait une assignation à résidence provisoire,
si on veut qu’il suivre son procès, qui pourrait lui être une formidable
tribune pour rétablir la vérité historique. L’opinion africaine ne supporterait
pas qu'il lui arrive quoi que ce soit, loin de sa terre natale. Un sentiment panafricain
puissant se développe effectivement autour de lui : pour quel autre leader
africain manifesterait-on à Ouaga, Cotonou ou Yaoundé, comme les jours
précédents ?
Mais seule une négociation politique globale
pourrait lui rendre justice – et lui redonner sa liberté – pour en finir avec
cet honteux « procès » d’un autre âge. La diplomatie française a
instrumentalisé dès 2000 la CDEAO, L’Union Africaine, L'ONU en se « chargeant » – curieux archaïsme – du
cas ivoirien. Qu'elle le fasse en sens inverse, car l’appareil judiciaire de la
CPI, soumis au calendrier politique, ne trompe personne : les clefs du cachot
et du procès de La Haye sont à Paris et MM. Hollande et Fabius en sont
personnellement responsables. La France risque, à travers ce désastre politico
judiciaire, de perdre définitivement la bataille de l'opinion en Afrique.
Qu'ils agissent, avant qu'il ne soit trop tard.
Michel Galy
Titre original : « Laurent Gbagbo
à la CPI ou le procès fait à l’Afrique ».
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique,
nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : La
Dépêche d'Abidjan 6 Mars 2016
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