L’interview de Gbagbo
sur LCI, le 5 avril 2011
L’entretien téléphonique du président Laurent Gbagbo avec
Vincent Hervouët, journaliste à LCI, une chaîne privée française,
le mardi 5 avril 2011, lendemain de l’entrée officielle de la France en
guerre contre la Côte d’Ivoire, est l’un des éléments de preuve de la défense
qui ont déstabilisé l’accusation lors de la deuxième étape du « procès
de la honte » qui a lieu actuellement à La Haye (Pays-Bas).
Monsieur le président, je suis très ému de vous avoir ce soir. Comment vous portez-vous ?
Un peu fatigué mais ça
va.
Est-ce que les
négociations avancent ?
Vous allez trop vite
en besogne. Je vais vous décrire ce qui s’est passé. La semaine dernière, les
forces de Ouattara que nous appelons ici les rebelles ont pris beaucoup de
villes en Côte d’Ivoire et sont rentrées à Abidjan, alors l’armée régulière a
contre-attaqué et au moment où l’armée pensait les avoir suffisamment
affaiblies sur Abidjan et donc s’apprêtait à prendre la contre-offensive pour
aller à l’intérieur du pays, la France a opéré des frappes aériennes avec des
avions de guerre et a bombardé des sites stratégiques de la capitale
économique, c’est-à-dire Abidjan.
Est-ce que vous pensez
que la France a outrepassé le mandat que lui donnait la résolution de l’ONU ?
Ecoutez, moi, je ne
connais pas de résolution de l’ONU qui demande à la France de rentrer en guerre
contre nous. Or hier lundi la France est rentrée directement en guerre contre
nous. Avant cela, elle était déjà contre nous, mais indirectement. Elle se
limitait à transporter les troupes rebelles d’un point à un autre. Elle les
armait, mais c’était la première fois que la France rentrait directement en
guerre contre nous. Toutes les soutes à munitions de l’armée situées à Abidjan
ont été bombardées. Le palais de la présidence a été bombardé ; la
résidence du chef de l’Etat a été bombardée pendant que je m’y trouvais ;
la télévision nationale a été détruite ; la radio l’a été également.
Mais vos troupes se
battaient aussi
Ah oui, mais elles se
battaient contre la rébellion et non pas contre la France.
M. le président, est-ce
que vous avez confiance dans la parole d’Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy ? Est-ce
que vous pouvez discuter avec eux ?
Excusez-moi, mais je
n’ai pas envie de parler de ces messieurs, mais quand le moment sera venu, nous
parlerons certainement. Mais je n’ai pas compris et je ne comprends toujours
pas comment un litige électoral en Côte d’Ivoire entraine l’intervention
directe de l’armée française. Je ne comprends toujours pas.
Il parait que vous
réclamiez des garanties pour votre sécurité ?
Moi, je n’ai jamais
dit ça. Ce que je souhaite, c’est une cessation de belligérance demandée par
l’armée. Ce qu’on appelle communément un cessez-le-feu. Et l’armée est en train
de discuter des modalités de ce cessez-le-feu avec les autres forces en
présence. Mais sur le plan politique aucune discussion n’est encore engagée.
Donc, vous n’êtes pas
décidé, M. le président, à laisser la place à Alassane Ouattara.
Ecoutez, le débat de
fond demeure. Et il est simple. L’élection présidentielle du 28 novembre 2010,
qui l’a gagnée et qui l’a perdue ? Alors avec ce débat, on est rentré
progressivement dans la situation de guerre. Je dis que la France est entrée
dans cette guerre-là, et a détruit nos forces armées.
M. le président, si je
vous ai bien compris, vous ne reconnaissez pas la victoire d’Alassane Ouattara
?
Mais il n’a pas gagné
les élections, cher ami. Comment voulez-vous que je vous le dise ? Il n’a
pas gagné les élections.
D’accord, mais, est-ce
que pour ramener la paix en Côte d’Ivoire, vous êtes prêt à quitter la
présidence ?
Ecoutez, pour ramener
la paix en Côte d’Ivoire, il faut que nous discutions tous les deux. Que chacun
présente ses arguments.
Est-ce que vous voulez
dire que ce soir, vous réclamez un tête-à-tête avec Alassane Ouattara ?
Ça fait longtemps que
nous sommes en Côte d’Ivoire, nous avons eu plusieurs tête-à-tête. Mais depuis
que nous sommes rentrés dans cette crise, chacun campe sur ses positions. Nous
attendons. Nous attendons…
Vous êtes actuellement
à la résidence du président de la République, on dit que vous êtes dans un
bunker avec votre famille.
Ce n’est pas moi qui ai
construit ce bunker…
Et vous pensez que vous
pouvez rester dans ce bunker ?
Mais mon problème
n’est pas de rester dans un bâtiment ou pas. Mon problème est qu’on trouve une
issue à cette crise qui n’aurait jamais dû être militaire. Elle est, donc il faut
qu’on y trouve une issue.
Président Gbagbo,
comment vous imaginez l’issue de cette crise ?
Pourquoi vous posez
cette question d’ailleurs ?
Parce que j’essaie
d’imaginer comment les choses vont se passer dans les heures qui viennent et
vous, qu’est-ce que vous réclamez ?
Ce que je peux
réclamer ? La vérité des urnes. Et c’est tout ce que j’ai toujours
réclamé.
Ça laisse entendre que
jamais vous ne laisserez la place à un autre qui n’a jamais gagné, selon vous
et qui veut prendre votre place ?
Votre mot jamais est
de trop, parce qu’il ne faut jamais dire jamais. Mais vous m’avez demandé ce
que je réclamais et j’ai dit la vérité des urnes.
Et pour obtenir la
vérité des urnes, vous êtes prêt à mourir ? Est-ce que vous êtes prêt à mourir
pour votre pays pour obtenir cette vérité des urnes ?
On n’a pas besoin de
mourir. Moi, j’avais proposé depuis déjà quelque temps qu’on recompte les
bulletins de vote. Est-ce qu’on a besoin de mourir pour ça ?
Mais ce n’est pas trop
tard pour ça ?
Mais non, je souhaite
non seulement qu’on recompte les bulletins de vote, mais qu’on respecte l’ordre
constitutionnel. Les institutions de la
République de Côte d’Ivoire disent que j’ai gagné. Pourquoi on s’en détache
alors que dans presque toutes les élections qui ont lieu partout en Afrique, ce
sont les Conseils constitutionnels qui proclament les résultats définitifs ?
Brusquement arrivé en Côte d’Ivoire, on estime que non. Ce n’est pas compliqué
pourtant.
Mais cela fait 4 mois.
Oui, mais ce n’est pas
compliqué. Ce n’est pas moi qui complique la situation. Ce sont ceux qui ne
veulent pas qu’on recompte les voix et qui ne veulent pas respecter les
résultats proclamés par les institutions de la République.
M. le président, vous
menez une bataille difficile depuis une semaine et on vous sent fatigué.
Oui, je le suis en
effet.
Vous n’avez pas envie
de tout lâcher ?
Mais pourquoi aurai-je
envie de tout lâcher ? Si j’avais voulu tout lâcher, on n’aurait pas eu le
multipartisme en Côte d’Ivoire… Et cela après 30 ans de lutte, pour que les
gens aient la liberté de s’exprimer qu’ils aient le droit de créer des
journaux. Et à cette époque, j’étais très fragile, parce que j’étais un quasi
inconnu.
Mais vous ne craignez
pas, M. le président, en vous incrustant et en réclamant la vérité des urnes et
demandant de recompter les bulletins, vous avez laissé passer le temps d’une
solution pacifique et que ça se termine très mal tout ça et qu’il n’y ait plus
de solution ?
Monsieur, s’il vous
plaît, lorsqu’il y a deux protagonistes à la suite d’une élection qui se
contestent mutuellement les résultats et qu’il y en a un qui dit
« recomptons les voix » et suivons la voie constitutionnelle et qu’il
y en a un autre qui prépare une armée pour venir attaquer, qui est celui qui
est dans le camp de la paix ?
Et vous ne pensez pas
que l’histoire jugera ?
Ah oui, elle jugera et
je pense bien que l’histoire jugera.
Si votre départ
conditionne la fin des combats, est-ce que ça ne vaut pas le coup de songer à
partir la tête haute?
Si mon départ peut
donner la paix à mon pays et qu’il est prouvé que j’ai perdu les élections, il
n’y a pas de problème. Mais ce n’est pas du tout prouvé et c’est très loin
d’être prouvé. C’est très très loin d’être prouvé.
Qu’est-ce que vous
allez faire ?
Continuer à vous
battre dos au mur. Moi, je ne me bats pas, je me défends quand on m’attaque.
Renseignez-vous bien, dans ce pays, je n’ai jamais été à la base d’un coup
d’Etat et d’une rébellion. Pour ça, il faut regarder l’autre côté.
M. le président, si
vous étiez en face d’Alassane Ouattara, qu’est-ce que vous lui diriez ?
Je lui dirai qu’il n’a
pas gagné et ce n’est pas la peine que les gens meurent.
Et vous pensez que ça
suffira pour qu’il s’efface ?
Non, si ça suffisait
on n’aurait pas fait la guerre, mais c’est ce que je lui dirai.
Donc la guerre va
continuer, c’est cela que vous nous dites ?
Non, ce n’est pas ce
que je veux, parce que les êtres humains ont en eux une dose de sagesse qui
finit toujours par prendre le dessus. Donc je suppose que la guerre va
s’arrêter, parce que les militaires ont demandé une cessation de belligérance
et j’espère qu’après eux, les politiques vont suivre pour discuter et moi je
suis prêt à discuter.
La France réclame que
vous signiez un papier où reconnaissez la victoire d’Alassane Ouattara. Vous ne
le signerez jamais ?
Mais je ne reconnais
pas la victoire d’Alassane Ouattara, pourquoi vous voulez que je signe un tel
papier ?
Donc vous ne signerez
jamais ce papier ?
Si je reconnaissais la
victoire de Ouattara, ça se saurait, si lui aussi reconnaissait ma victoire, ça
se saurait également. Pourquoi vous voulez qu’au Bénin, au Tchad, au Burkina
Faso, en Guinée etc. les Conseils constitutionnels proclament les résultats qui
sont acceptés par le monde entier et qu’en Côte d’Ivoire, le Conseil constitutionnel
proclame un résultat que les gens refusent de reconnaitre ? Pourquoi, selon
vous ?
J’imagine que vous
vivez des moments difficiles, qu’est-ce qui vous fait tenir sous cette pression
?
Mais c’est la
recherche de la vérité. Je trouve absolument ahurissant que la vie d’une nation
entière se joue sur des coups de poker dans des capitales étrangères. Des gens
se lèvent et disent n’importe quoi qui n’a rien à voir avec la réalité. Ce
n’est pas sage pour la gouvernance mondiale et ce n’est pas sage que les
grandes puissances aient ces positions face aux pays les plus faibles.
On vous sait croyant et
on imagine que vous avez de la peine en voyant tous ces morts et tous ces
blessés de ces derniers jours.
Oui effectivement j’ai
beaucoup de peine. Et je sors même d’un culte pour que la sagesse gagne les uns
et les autres et qu’on s’asseye et qu’on discute. J’ai même un slogan en Côte
d’Ivoire, qui est « Asseyons-nous et discutons ». Mais, on ne veut pas s’asseoir,
parce qu’on compte sur des forces étrangères. Mais personne ne peut prendre le
pouvoir comme ça. Même si quelqu’un prend le pouvoir comme ainsi, ça va durer
combien de temps ?
M. le président, j’ai
l’impression que personne ne pourra vous convaincre ?
Ecoutez, moi, je suis
en Côte d’Ivoire et je fais la politique depuis que j’ai l’âge de 18 ans. Je connais
tous les hommes politiques en Côte d’Ivoire, je connais tous les partis politiques, je connais toutes les régions de Côte
d’Ivoire. Alors j’ai une position et personne ne veut m’écouter, on ne veut
même pas écouter le Conseil constitutionnel. Si on ne veut pas écouter les
institutions que notre constitution actuelle a mises en place, où allons-nous ?
Vous campez sur votre
bon droit, vous campez sur votre victoire que vous estimez avoir remportée et
qui vous a été reconnue. Mais maintenant, on est dans une autre situation.
Oui, mais écoutez, on
prend le problème à la racine, si on veut le régler.
Est-ce que vous
imaginez que les combats reprennent au-dessus de votre tête et autour de votre
résidence et qu’il ait de nouveau des hommes qui tombent ?
Ecoutez, si c’est ça
l’argument essentiel de mes adversaires, c’est un mauvais argument. Il s’agit
de savoir qui a gagné les élections, c’est ça le problème. Mais qu’on ne dise
pas comme il y a des morts, retirez-vous. Evidemment, on peut le dire à nous
deux. Il serait plus sage de le dire à nous deux. On ne peut dire comme il y a
des morts, toi, retire toi et laisse l’autre. Pourquoi ?
Est-ce que vous pensez
que les forces rebelles ont commis des crimes de guerre ?
Moi, j’ai pris deux
lois d’amnistie pour eux. Je ne suis pas là à culpabiliser tel ou tel. On m’a
dit pour avoir la paix, il faut prendre des lois d’amnistie, je l’ai fait. Et je
ne regrette pas du tout, parce que nous avons trois ou quatre ans de paix
relative, donc je ne suis pas là pour accuser les gens. Je dis si on veut nous aider
à régler nos problèmes, il faut qu’on cherche à savoir qui a gagné les
élections. Ce n’est pas en venant bombarder un peuple qu’on va y arriver.
Président Gbagbo, et si
je vous dis que c’est trop tard ?
Si c’est trop tard, ça
le sera pour toute la Côte d’Ivoire. Mais sachez seulement que dès les premiers
jours de la contestation, le 29 novembre et au début du mois de décembre 2010,
j’ai dit « recomptons les voix, suivons la voie de la constitution ».
Mais depuis, beaucoup
de pays ont reconnu la victoire d’Alassane Ouattara.
C’est-à-dire que
beaucoup de pays ont dit que Ouattara est le nouveau président, c’est différent
de reconnaitre la victoire. Or pour reconnaitre la victoire, c’est le Conseil
constitutionnel seul qui donne le nom du vainqueur. Et je suis celui que le
Conseil constitutionnel a proclamé comme vainqueur. Les autres ont dit que
Ouattara est le nouveau président, c’est tout à fait différent.
Je vais vous poser une
dernière question, elle est indiscrète, un peu intime. Mais est-ce que vous
êtes prêt à mourir ?
Je crois qu’un homme
qui vit et qui ne pense pas à la mort ne vit pas en réalité. Mais sachez que, moi,
je ne suis pas un kamikaze, j’aime la vie. Les amis qui m’ont connu quand
j’étais étudiant en France peuvent en témoigner. Je pense que ma voie n’est pas
une voie de martyr.
Retranscription
de Jean Yves Bitty
Source : LCI
(https://www.youtube.com/watch?v=-kQIA6uagik)
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