vendredi 25 mars 2016

« …hier lundi, la France est rentrée directement en guerre contre nous. Avant, elle était déjà contre nous, mais indirectement. Elle se limitait à transporter les troupes rebelles d’un point à un autre.»

L’interview de Gbagbo sur LCI, le 5 avril 2011
L’entretien téléphonique du président Laurent Gbagbo avec Vincent Hervouët, journaliste à LCI, une chaîne privée française, le mardi 5 avril 2011, lendemain de l’entrée officielle de la France en guerre contre la Côte d’Ivoire, est l’un des éléments de preuve de la défense qui ont déstabilisé l’accusation lors de la deuxième étape du « procès de la honte » qui a lieu actuellement à La Haye (Pays-Bas).

Monsieur le président, je suis très ému de vous avoir ce soir. Comment vous portez-vous ?
Un peu fatigué mais ça va.

Est-ce que les négociations avancent ?
Vous allez trop vite en besogne. Je vais vous décrire ce qui s’est passé. La semaine dernière, les forces de Ouattara que nous appelons ici les rebelles ont pris beaucoup de villes en Côte d’Ivoire et sont rentrées à Abidjan, alors l’armée régulière a contre-attaqué et au moment où l’armée pensait les avoir suffisamment affaiblies sur Abidjan et donc s’apprêtait à prendre la contre-offensive pour aller à l’intérieur du pays, la France a opéré des frappes aériennes avec des avions de guerre et a bombardé des sites stratégiques de la capitale économique, c’est-à-dire Abidjan.

Est-ce que vous pensez que la France a outrepassé le mandat que lui donnait la résolution de l’ONU ?
Ecoutez, moi, je ne connais pas de résolution de l’ONU qui demande à la France de rentrer en guerre contre nous. Or hier lundi la France est rentrée directement en guerre contre nous. Avant cela, elle était déjà contre nous, mais indirectement. Elle se limitait à transporter les troupes rebelles d’un point à un autre. Elle les armait, mais c’était la première fois que la France rentrait directement en guerre contre nous. Toutes les soutes à munitions de l’armée situées à Abidjan ont été bombardées. Le palais de la présidence a été bombardé ; la résidence du chef de l’Etat a été bombardée pendant que je m’y trouvais ; la télévision nationale a été détruite ; la radio l’a été également.

Mais vos troupes se battaient aussi
Ah oui, mais elles se battaient contre la rébellion et non pas contre la France.

M. le président, est-ce que vous avez confiance dans la parole d’Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy ? Est-ce que vous pouvez discuter avec eux ?
Excusez-moi, mais je n’ai pas envie de parler de ces messieurs, mais quand le moment sera venu, nous parlerons certainement. Mais je n’ai pas compris et je ne comprends toujours pas comment un litige électoral en Côte d’Ivoire entraine l’intervention directe de l’armée française. Je ne comprends toujours pas.

Il parait que vous réclamiez des garanties pour votre sécurité ?
Moi, je n’ai jamais dit ça. Ce que je souhaite, c’est une cessation de belligérance demandée par l’armée. Ce qu’on appelle communément un cessez-le-feu. Et l’armée est en train de discuter des modalités de ce cessez-le-feu avec les autres forces en présence. Mais sur le plan politique aucune discussion n’est encore engagée.

Donc, vous n’êtes pas décidé, M. le président, à laisser la place à Alassane Ouattara.
Ecoutez, le débat de fond demeure. Et il est simple. L’élection présidentielle du 28 novembre 2010, qui l’a gagnée et qui l’a perdue ? Alors avec ce débat, on est rentré progressivement dans la situation de guerre. Je dis que la France est entrée dans cette guerre-là, et a détruit nos forces armées.

M. le président, si je vous ai bien compris, vous ne reconnaissez pas la victoire d’Alassane Ouattara ?
Mais il n’a pas gagné les élections, cher ami. Comment voulez-vous que je vous le dise ? Il n’a pas gagné les élections.

D’accord, mais, est-ce que pour ramener la paix en Côte d’Ivoire, vous êtes prêt à quitter la présidence ?
Ecoutez, pour ramener la paix en Côte d’Ivoire, il faut que nous discutions tous les deux. Que chacun présente ses arguments.

Est-ce que vous voulez dire que ce soir, vous réclamez un tête-à-tête avec Alassane Ouattara ?
Ça fait longtemps que nous sommes en Côte d’Ivoire, nous avons eu plusieurs tête-à-tête. Mais depuis que nous sommes rentrés dans cette crise, chacun campe sur ses positions. Nous attendons. Nous attendons…

Vous êtes actuellement à la résidence du président de la République, on dit que vous êtes dans un bunker avec votre famille.
Ce n’est pas moi qui ai construit ce bunker…

Et vous pensez que vous pouvez rester dans ce bunker ?
Mais mon problème n’est pas de rester dans un bâtiment ou pas. Mon problème est qu’on trouve une issue à cette crise qui n’aurait jamais dû être militaire. Elle est, donc il faut qu’on y trouve une issue.

Président Gbagbo, comment vous imaginez l’issue de cette crise ?
Pourquoi vous posez cette question d’ailleurs ?

Parce que j’essaie d’imaginer comment les choses vont se passer dans les heures qui viennent et vous, qu’est-ce que vous réclamez ?
Ce que je peux réclamer ? La vérité des urnes. Et c’est tout ce que j’ai toujours réclamé.

Ça laisse entendre que jamais vous ne laisserez la place à un autre qui n’a jamais gagné, selon vous et qui veut prendre votre place ?
Votre mot jamais est de trop, parce qu’il ne faut jamais dire jamais. Mais vous m’avez demandé ce que je réclamais et j’ai dit la vérité des urnes.

Et pour obtenir la vérité des urnes, vous êtes prêt à mourir ? Est-ce que vous êtes prêt à mourir pour votre pays pour obtenir cette vérité des urnes ?
On n’a pas besoin de mourir. Moi, j’avais proposé depuis déjà quelque temps qu’on recompte les bulletins de vote. Est-ce qu’on a besoin de mourir pour ça ?

Mais ce n’est pas trop tard pour ça ?
Mais non, je souhaite non seulement qu’on recompte les bulletins de vote, mais qu’on respecte l’ordre constitutionnel. Les institutions  de la République de Côte d’Ivoire disent que j’ai gagné. Pourquoi on s’en détache alors que dans presque toutes les élections qui ont lieu partout en Afrique, ce sont les Conseils constitutionnels qui proclament les résultats définitifs ? Brusquement arrivé en Côte d’Ivoire, on estime que non. Ce n’est pas compliqué pourtant.

Mais cela fait 4 mois.
Oui, mais ce n’est pas compliqué. Ce n’est pas moi qui complique la situation. Ce sont ceux qui ne veulent pas qu’on recompte les voix et qui ne veulent pas respecter les résultats proclamés par les institutions de la République.

M. le président, vous menez une bataille difficile depuis une semaine et on vous sent fatigué.
Oui, je le suis en effet.

Vous n’avez pas envie de tout lâcher ?
Mais pourquoi aurai-je envie de tout lâcher ? Si j’avais voulu tout lâcher, on n’aurait pas eu le multipartisme en Côte d’Ivoire… Et cela après 30 ans de lutte, pour que les gens aient la liberté de s’exprimer qu’ils aient le droit de créer des journaux. Et à cette époque, j’étais très fragile, parce que j’étais un quasi inconnu.

Mais vous ne craignez pas, M. le président, en vous incrustant et en réclamant la vérité des urnes et demandant de recompter les bulletins, vous avez laissé passer le temps d’une solution pacifique et que ça se termine très mal tout ça et qu’il n’y ait plus de solution ?
Monsieur, s’il vous plaît, lorsqu’il y a deux protagonistes à la suite d’une élection qui se contestent mutuellement les résultats et qu’il y en a un qui dit « recomptons les voix » et suivons la voie constitutionnelle et qu’il y en a un autre qui prépare une armée pour venir attaquer, qui est celui qui est dans le camp de la paix ?

Et vous ne pensez pas que l’histoire jugera ?
Ah oui, elle jugera et je pense bien que l’histoire jugera.

Si votre départ conditionne la fin des combats, est-ce que ça ne vaut pas le coup de songer à partir la tête haute?
Si mon départ peut donner la paix à mon pays et qu’il est prouvé que j’ai perdu les élections, il n’y a pas de problème. Mais ce n’est pas du tout prouvé et c’est très loin d’être prouvé. C’est très très loin d’être prouvé.

Qu’est-ce que vous allez faire ?
Continuer à vous battre dos au mur. Moi, je ne me bats pas, je me défends quand on m’attaque. Renseignez-vous bien, dans ce pays, je n’ai jamais été à la base d’un coup d’Etat et d’une rébellion. Pour ça, il faut regarder l’autre côté.

M. le président, si vous étiez en face d’Alassane Ouattara, qu’est-ce que vous lui diriez ?
Je lui dirai qu’il n’a pas gagné et ce n’est pas la peine que les gens meurent.

Et vous pensez que ça suffira pour qu’il s’efface ?
Non, si ça suffisait on n’aurait pas fait la guerre, mais c’est ce que je lui dirai.

Donc la guerre va continuer, c’est cela que vous nous dites ?
Non, ce n’est pas ce que je veux, parce que les êtres humains ont en eux une dose de sagesse qui finit toujours par prendre le dessus. Donc je suppose que la guerre va s’arrêter, parce que les militaires ont demandé une cessation de belligérance et j’espère qu’après eux, les politiques vont suivre pour discuter et moi je suis prêt à  discuter.

La France réclame que vous signiez un papier où reconnaissez la victoire d’Alassane Ouattara. Vous ne le signerez jamais ?
Mais je ne reconnais pas la victoire d’Alassane Ouattara, pourquoi vous voulez que je signe un tel papier ?

Donc vous ne signerez jamais ce papier ?
Si je reconnaissais la victoire de Ouattara, ça se saurait, si lui aussi reconnaissait ma victoire, ça se saurait également. Pourquoi vous voulez qu’au Bénin, au Tchad, au Burkina Faso, en Guinée etc. les Conseils constitutionnels proclament les résultats qui sont acceptés par le monde entier et qu’en Côte d’Ivoire, le Conseil constitutionnel proclame un résultat que les gens refusent de reconnaitre ? Pourquoi, selon vous ?

J’imagine que vous vivez des moments difficiles, qu’est-ce qui vous fait tenir sous cette pression ?
Mais c’est la recherche de la vérité. Je trouve absolument ahurissant que la vie d’une nation entière se joue sur des coups de poker dans des capitales étrangères. Des gens se lèvent et disent n’importe quoi qui n’a rien à voir avec la réalité. Ce n’est pas sage pour la gouvernance mondiale et ce n’est pas sage que les grandes puissances aient ces positions face aux pays les plus faibles.

On vous sait croyant et on imagine que vous avez de la peine en voyant tous ces morts et tous ces blessés de ces derniers jours.
Oui effectivement j’ai beaucoup de peine. Et je sors même d’un culte pour que la sagesse gagne les uns et les autres et qu’on s’asseye et qu’on discute. J’ai même un slogan en Côte d’Ivoire, qui est « Asseyons-nous et discutons ». Mais, on ne veut pas s’asseoir, parce qu’on compte sur des forces étrangères. Mais personne ne peut prendre le pouvoir comme ça. Même si quelqu’un prend le pouvoir comme ainsi, ça va durer combien de temps ?

M. le président, j’ai l’impression que personne ne pourra vous convaincre ?
Ecoutez, moi, je suis en Côte d’Ivoire et je fais la politique depuis que j’ai l’âge de 18 ans. Je connais tous les hommes politiques en Côte d’Ivoire,  je connais tous les partis politiques,  je connais toutes les régions de Côte d’Ivoire. Alors j’ai une position et personne ne veut m’écouter, on ne veut même pas écouter le Conseil constitutionnel. Si on ne veut pas écouter les institutions que notre constitution actuelle a mises en place, où allons-nous ?

Vous campez sur votre bon droit, vous campez sur votre victoire que vous estimez avoir remportée et qui vous a été reconnue. Mais maintenant, on est dans une autre situation.
Oui, mais écoutez, on prend le problème à la racine, si on veut le régler.

Est-ce que vous imaginez que les combats reprennent au-dessus de votre tête et autour de votre résidence et qu’il ait de nouveau des hommes qui tombent ?
Ecoutez, si c’est ça l’argument essentiel de mes adversaires, c’est un mauvais argument. Il s’agit de savoir qui a gagné les élections, c’est ça le problème. Mais qu’on ne dise pas comme il y a des morts, retirez-vous. Evidemment, on peut le dire à nous deux. Il serait plus sage de le dire à nous deux. On ne peut dire comme il y a des morts, toi, retire toi et laisse l’autre. Pourquoi ?

Est-ce que vous pensez que les forces rebelles ont commis des crimes de guerre ?
Moi, j’ai pris deux lois d’amnistie pour eux. Je ne suis pas là à culpabiliser tel ou tel. On m’a dit pour avoir la paix, il faut prendre des lois d’amnistie, je l’ai fait. Et je ne regrette pas du tout, parce que nous avons trois ou quatre ans de paix relative, donc je ne suis pas là pour accuser les gens. Je dis si on veut nous aider à régler nos problèmes, il faut qu’on cherche à savoir qui a gagné les élections. Ce n’est pas en venant bombarder un peuple qu’on va y arriver.

Président Gbagbo, et si je vous dis que c’est trop tard ?
Si c’est trop tard, ça le sera pour toute la Côte d’Ivoire. Mais sachez seulement que dès les premiers jours de la contestation, le 29 novembre et au début du mois de décembre 2010, j’ai dit « recomptons les voix, suivons la voie de la constitution ».

Mais depuis, beaucoup de pays ont reconnu la victoire d’Alassane Ouattara.
C’est-à-dire que beaucoup de pays ont dit que Ouattara est le nouveau président, c’est différent de reconnaitre la victoire. Or pour reconnaitre la victoire, c’est le Conseil constitutionnel seul qui donne le nom du vainqueur. Et je suis celui que le Conseil constitutionnel a proclamé comme vainqueur. Les autres ont dit que Ouattara est le nouveau président, c’est tout à fait différent.

Je vais vous poser une dernière question, elle est indiscrète, un peu intime. Mais est-ce que vous êtes prêt à mourir ?
Je crois qu’un homme qui vit et qui ne pense pas à la mort ne vit pas en réalité. Mais sachez que, moi, je ne suis pas un kamikaze, j’aime la vie. Les amis qui m’ont connu quand j’étais étudiant en France peuvent en témoigner. Je pense que ma voie n’est pas une voie de martyr.

Retranscription de Jean Yves Bitty

Source : LCI

(https://www.youtube.com/watch?v=-kQIA6uagik)

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