En cette année 2016, la Journée
des femmes pour l’égalité des droits correspond — à un mois près — au 70e
anniversaire de la fondation du mouvement anticolonialiste ivoirien. On sait le
rôle insigne que les femmes jouèrent dans ce mouvement durant sa courte
existence, mais plus particulièrement en 1949 et 1950. C’est pourquoi, à cette
occasion, nous offrons à nos amis lecteurs ces pages extraites de « Sidjè ou La Marche des femmes sur la prison
de Grand-Bassam », le roman de notre collaborateur Marcel Amondji, construit
autour de cet épisode glorieux de notre histoire nationale.
La Rédaction
* * *
« Ah ! mais, est-ce que le député
est devenu fou ? Comment peut-il croire que des amazones comme nous seraient
capables de rester muettes au milieu de leurs marmites et de leurs marmots à
regarder sans rien faire le grand massacre de leurs enfants, de leurs pères, de
leurs frères et de leurs maris ! Qui lui a mis pareille idée dans la tête
? Eh bien ! nous allons lui montrer, à lui aussi, de quoi nous sommes
capables ! » La petite musique qui accompagnait Sidjè pendant sa traversée
de la lagune avait ravivé un souvenir qui datait seulement de la veille,
lorsque les filles de Mamie Amwin votèrent pour savoir si, malgré les conseils
de modération que Nananfouè venait de leur donner, elles iraient tout de même
devant la prison exiger la libération des Huit, et que d’une même voix toutes
répondirent : « Oui ». C’était alors que, pour la première fois,
subitement ce chant s'était élevé au-dessus d’elles, comme un défi qu’elles se
lançaient à elles-mêmes, mais aussi à tous ceux qui disaient qu'elles ne
pouvaient rien faire sans la permission des hommes.
Nananfouè
venait juste de quitter les lieux sous les huées, sans avoir pu terminer son
discours commencé pourtant sous des ovations et des applaudissements
frénétiques. Mais il avait commis un grave impair ; vers le milieu de son
discours, il avait affirmé que l’idée de ses auditrices de marcher sur la
prison était une bêtise, que ça ne servirait à rien sinon à mettre le
gouverneur encore plus en colère. Quelques mots malheureux, et une idole
s’était brisée aux pieds de ses adoratrices médusées. Brisée de ses propres
mains… Le fait avait profondément troublé Sidjè. Même si elle n'avait pas
compris tout ce qui s'était dit, elle avait très bien senti que, ce soir-là,
quelque chose s'était défait entre Mamie Amwin et Nananfouè, et que c'était la
faute de celui-ci, car il avait outrepassé son rôle. « Un taprognan ne doit pas se conduire de
cette manière ». Car pour Sidjè, être député c'était tout comme être taprognan. Le taprognan, c’est celui qui marche devant mais qui n'est pas celui
qui mène ceux qui le suivent. Le taprognan
ne commande pas, il représente. Il est tout, parce qu'il n'est quelque chose
qu'au travers de ceux qui l'ont choisi pour être à cette place. Il est leur
incarnation. Il n'a pas d'autre volonté, pas d'autre voix que la leur. C'est
d'ailleurs la raison pour laquelle un taprognan
ne parle jamais devant le monde. Quand une décision est prise, il l'adopte en
silence parce que c'est la volonté de ceux qu'il représente, c'est-à-dire sa
volonté.
Pour
Sidjè comme pour ses amies, exiger la libération des Huit, ce n'était rien
d’autre qu'accomplir une action ordinaire de leur vie de femmes, d'épouses, de
mères, de sœurs, de filles ; une action aussi nécessaire que de se laver quand
on se sent sale, ou de boire quand on a soif, ou de prendre un remède quand on
a la fièvre, ou encore de prendre le deuil quand quelqu'un qui vous est proche
n'est plus. Elles n'ignoraient pas non plus qu'il y avait danger à défier le
gouverneur. Elles le connaissaient si bien désormais, le gouverneur ! Depuis
l'affaire du 6 février, quand il avait fait arrêter les Huit après les avoir
attirés dans un guet-apens, elles savaient bien de quoi il était capable. Mais
qu'est-ce que cela change ? Est-ce que les hommes cessent de pêcher parce qu'il
y a des gens qui se noient ? Cessent-ils de grimper tout en haut des palmiers
parce qu'il peut arriver qu'on en tombe ? Est-ce qu'on pense à ces choses-là
tous les jours ?
Quand
Nananfouè et sa suite firent leur entrée dans la cour bondée, une immense
clameur monta au-dessus des dizaines de visages rayonnants de bonheur, des
dizaines de bras agités avec frénésie, des dizaines de corps pressés les uns
contre les autres jusqu'à n'être plus qu’une seule masse compacte. Une masse
qui s'ouvrait devant les arrivants au fur et à mesure qu'ils progressaient et qui
se refermait aussitôt derrière eux. Les admiratrices de Nananfouè formaient
autour de lui un cocon qu'il semblait déplacer avec lui. Elles étaient
transportées de bonheur de le voir de si près. Elles se retenaient de le
toucher, avec effort, malgré toute l'envie qu'elles en avaient. Accourant à la
rencontre de son hôte, la présidente progressait en sens inverse, en se frayant
difficilement un chemin à travers la foule de ses filles. Elle accueillit
Nananfouè avec mille démonstrations d’affection et de joie, en le retenant
longuement dans ses bras décharnés, puis elle esquissa autour de lui quelques
pas d'une danse bizarre ; enfin elle le prit par la main et l'entraîna vers le
siège déjà préparé pour lui. Les filles de Mamie Amwin se pressaient toujours
autour de l’idole. Toutes voulaient voir du plus près possible l'homme célèbre
dont chacune d'elles avait rêvé tant de fois quand, couchée auprès d'un époux
ou d'un amant, ou solitaire ; rompue
après l'amour rassasié ou brûlante de l'ardeur énervante du désir inassouvi,
elle attendait dans l'ombre que le sommeil la submerge et la délivre de ce
fantôme. Elles se poussaient, elles se bousculaient, elles faisaient parfois
mine de se quereller, puis elles éclataient de rire et elles s’embrassaient à
s’étouffer.
Après
le traditionnel échange d’amannyen
entre le député et la maîtresse des lieux, celle-ci annonça d’une voix
impérieuse : — Faites silence, mes filles, notre député va parler !
Toutes
se turent, et on pouvait entendre les mouches voler. Le député parla. Il
commença par faire l'éloge de la maîtresse de maison ; puis il étendit cette
louange à toutes les femmes présentes, qu'il n’oublia pas d’appeler « nos
vaillantes amazones », sachant combien elles aimaient à se comparer aux
femmes-soldats du roi Béhanzin ; puis il évoqua le geste sublime d’Abraha Pokou
qui sacrifia ce qu'elle avait de plus cher, son premier fils nouveau-né, pour
sauver son peuple en exode de l'anéantissement. Les filles de Mamie Amwin
étaient suspendues aux lèvres de leur idole et buvaient ses paroles, quoique
seulement un très petit nombre d'entre elles fussent vraiment capables de
comprendre tous les mots de son discours. Car c'était en français qu'il les
haranguait, et la plupart ignoraient totalement cette langue. Mais comme la langue
des Blancs sonnait bien dans sa bouche ! Sa voix grave et un peu nasillarde —
car il avait conservé beaucoup de son accent vernaculaire — caressait
agréablement leurs oreilles et les remuait jusqu'au tréfonds de leurs âmes. —
Le monde entier a les yeux fixés sur vous. Vos enfants, vos maris, vos pères,
vos frères seront fiers de vous à jamais !
Au
début, chaque phrase de l’orateur provoquait un tonnerre d’applaudissements.
Quand les applaudissements se déchaînaient, Sidjè demandait à Marguerite de lui
traduire les paroles qui les avaient provoqués. Elle voulait avoir quelque
chose à rapporter à la maison pour en faire profiter Dan'o et, pourquoi pas ?
un peu aussi pour le plaisir de faire bisquer son oncle. Elle se sentait
tellement heureuse et fière d'être là, elle, une simple villageoise qui n'avait
encore rien vu du monde, qui ne savait rien du monde, qui ne savait même pas
tout à fait comment elle pouvait se trouver là, à deux pas d'un tel homme,
presque sentir son souffle, entendre sa voix, voir ses yeux, être vue de lui,
et peut-être même, remarquée… Comment ne pas être transportée de s'entendre
dire par un tel homme qu'on est l’orgueil du pays tout entier, pas toute seule
bien sûr, avec des centaines de milliers d'autres, mais quand même ; et qu'on a
fait, pas toute seule bien sûr, avec toutes celles qui sont là, des choses que
beaucoup d'hommes n’avaient pas été capables de faire !
D'abord, Marguerite fit son office
avec un bel entrain ; Sidjè l'écoutait, mais ses yeux étaient fixés sur les
lèvres de l'orateur et c'étaient ses mots à lui qu'elle entendait et qu'elle
comprenait, ô merveille de l'enthousiasme ! Mais bientôt le débit de la
traductrice se ralentit sensiblement. Puis Marguerite commença à mêler de plus
en plus de ses propres commentaires à la traduction des paroles du député.
Enfin elle ne fit plus entendre que des exclamations indignées. Trop occupée à
dévorer des yeux la vivante légende descendue du firmament de sa gloire parmi
elles, Sidjè ne remarqua pas tout de suite ce changement. Mais elle finit tout
de même par s'apercevoir que ça s'agitait drôlement autour d'elle. L’attention
n'était plus aussi soutenue. Surtout, il n'y avait plus ces salves
d'applaudissements et ces clameurs qui au commencement ponctuaient chaque
envolée de l'orateur. Les filles de Mamie Amwin se regardaient maintenant avec
des mines ébahies. Elles s'interrogeaient du regard. Bientôt des exclamations
impertinentes fusèrent çà et là, obligeant le député à s’interrompre de plus en
plus fréquemment.
Marguerite
commenta plus qu'elle ne traduisit les dernières paroles de Nananfouè, celles
qui avaient provoqué clameurs et quolibets.
— Il ne veut pas qu’on aille devant le tribunal ; il dit que les Blancs
ne sont pas contents et qu'ils pourraient faire tirer sur nous.
— Ça veut dire qu'il ne faut pas aller demander qu'ils laissent sortir
nos frères ? s'indigna Sidjè. Mais, comme en même temps son regard s’était
machinalement porté sur Mamie Amwin, toutes ses inquiétudes s’évanouirent d’un
coup… Il suffisait en effet de voir le maintien de la bonne vieille pour
comprendre qu'il n'y avait pas le moindre danger qu'elle renonce à son idée
simplement pour faire plaisir à Nananfouè. L'expression de bonheur avec
laquelle elle avait accueilli son hôte sur le seuil de sa demeure avait fait
place à un front assombri par la déception et l’agacement. Les sourcils
froncés, le front buté, les lèvres pincées dans une moue silencieuse, elle
fixait obstinément son regard sur le sol devant elle. On eût dit une petite
fille qui boude. Pendant ce temps, Nananfouè continuait d'accumuler les
maladresses verbales comme si son but en venant haranguer Mamie Amwin et ses
compagnes était seulement de les faire enrager.
Néanmoins,
et l'admirable patience de l'hôtesse aidant, tout aurait pu se terminer très
honorablement pour le député si l'un des petits messieurs de sa suite n'avait
pas lancé un tonitruant Mankou ! à
l'adresse de l’assistance dont la dissipation atteignait alors son comble. Mankou est un très vilain mot inconnu de
tous les idiomes de la colonie et qui n'appartenait qu'au langage énergique
mais notoirement indigent des gardes et des tirailleurs. Mankou veut dire : Taisez-vous
! ou, plus exactement, Vos gueules !
L’effet de ce mot fut magique. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire,
la plus grande confusion s'installa dans la cour bondée. Toutes parlaient en
même temps ou, plutôt, elles hurlaient. Surpris par le très malencontreux Mankou ! de son sbire autant que par le
subit déchaînement de ses ex-admiratrices, Nananfouè ressemblait à un homme
tombé à l'eau qui cherche quelque chose à quoi s'accrocher pour ne pas couler.
Il lançait des regards désespérés tour à tour vers Mamie Amwin qui ne daignait
même pas s’en apercevoir, vers la foule qui continuait ses protestations, vers
ses acolytes qui, aussi désemparés que lui, ne savaient pas quoi faire pour lui
venir en aide. Après deux ou trois minutes de ce supplice, l’un de ses
suivants, qui avait retrouvé ses esprits plus vite que les autres, le tira par
la manche de son veston et l’aida à descendre de la table qu’on lui avait
donnée pour estrade. Après s'être concerté à voix basse avec cet homme, l’idole
déchue se laissa docilement entraîner vers la sortie à travers le cercle des
femmes maintenant relâché. Mamie Amwin les regardait partir comme si c’étaient
des inconnus qui passaient. Elle ne fit même pas semblant de se lever pour les
raccompagner. Et, tandis qu’ils battaient en retraite sous les huées et les
quolibets de ses filles, un sourire malicieux s’alluma dans ses yeux. Elle ne
se leva de son siège que lorsque, au bruit des automobiles qui s’éloignaient,
elle fut tout à fait assurée que Nananfouè et ses gens étaient bien partis.
Alors elle se redressa autant que son âge le lui permettait et, après avoir
longuement promené son regard sur l'assemblée de ses filles, elle leur adressa
ces paroles : — Mes enfants, vous avez entendu comme moi. Les hommes sont donc
tous les mêmes ! Celui-là aussi croit que nous ne sommes à notre vraie place
que courbées au-dessus d'une marmite, ou couchées sous le poids d'un homme,
pour le nourrir ou pour lui donner du plaisir…
Après
ce préambule, elle les regarda encore un bon moment en silence avant de
poursuivre : — Ils ne savent dire qu’une chose : les Blancs ne sont pas
contents à cause de ce que vous faites ? Mais est-ce qu'il y a des choses que
nous faisons et dont les Blancs ont été contents un seul jour ? Depuis qu'ils
sont arrivés dans le pays nous ne pouvons plus rien faire sans qu'ils y
trouvent à redire, rien vouloir sans qu'ils nous maltraitent, rien dire sans
qu'ils se moquent de nous. Ils sont toujours à critiquer nos coutumes, nos
vêtements, notre nourriture, notre façon de parler, de marcher, de danser, de
rire. Lorsqu'ils font venir les gens du fin fond de la brousse pour danser devant
eux le 14 juillet ou le 11 novembre, est-ce parce qu’ils aiment nos danses et
nos chants ? Oh ! que non ; c'est seulement pour se donner une bonne occasion
de rire à nos dépens, de nous humilier. Eh ! bien, le temps est venu de changer
tout cela. Et c'est à nous, les femmes, de le changer puisque nos hommes, eux,
jusqu’à notre député lui-même, ne veulent plus rien faire.
D'abord,
aucune voix ne s'éleva pour lui répondre. La bonne vieille pensa que ses filles
hésitaient ; que, malgré leurs protestations elles n'avaient pas été
insensibles aux admonestations de Nananfouè. Peut-être même les avait-il
ébranlées. Ce fut alors que le chant éclata brusquement comme si un invisible
chef de chœur en avait donné le signal, ce même chant que maintenant Sidjè
croyait entendre. Lorsque le chant cessa, la présidente poursuivit.
— Alors nous irons donc demander au gouverneur de relâcher ses
prisonniers ? Nous irons, même s'ils doivent nous tuer toutes ? Hein, mes
filles, nous irons ?
Après
chaque question, ses filles répondaient « Oui » d’une seule voix.
Mamie Amwin savait la partie gagnée. Cependant, par prudence, pour s'assurer
que cette unanimité n'était pas seulement fille de leur enthousiasme et qu'elle
ne se dissiperait pas devant le premier obstacle qui se présenterait, elle crut
bon d'ajouter : — C'est bien, mes filles. Mais écoutez encore une fois votre
vieille maman : il en est parmi vous dont les maris sont déjà très fâchés à
cause de ce que nous faisons. Et vous savez comment ils deviennent parfois,
quand ils ne sont pas obéis...
A
ces mots toutes redoublèrent d'attention, prêtes à s’insurger cette fois contre
leur présidente. Mamie Amwin remarqua leur inquiétude, mais elle continua comme
si de rien n’était. — S'il y avait parmi vous quelques-unes qui, réflexion
faite, préfèrent ne pas compromettre la paix de leur foyer, qu'elles sachent
que cette marche n'est pas une obligation. Celles qui peuvent venir viendront ;
elles seront assez nombreuses, j’en suis sûre ; quant à celles qui ne le
pourraient pas, qu'elles sachent bien que demain, après-demain, toujours, elles
sont aussi mes filles et vos sœurs.
Alors
des cris d’indignation fusèrent. « Hein ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? Est-ce
que notre présidente aussi va se mettre à parler comme eux ? Comment peut-elle
penser qu'il y a parmi nous une seule qui n'aurait pas le courage de dire ses
quatre vérités à son mari s'il osait seulement vouloir l'empêcher de prendre
part à cette marche ! Nous croirait-elle capables de nous laisser influencer
par une considération aussi terre à terre ? Ignorerait-elle que pour des femmes
telles que nous — et, dans une extraordinaire cacophonie chacune tenait à
l'affirmer très haut avec ses propres mots — il n’existe aucun bonheur si
désirable que nous puissions sacrifier notre dignité pour l'atteindre ou pour
le conserver. Il se peut que les hommes ne se rendent pas encore bien compte de
tout le bien que nous leur avons déjà fait en entrant nous aussi dans le
Mouvement, mais le jour est maintenant proche où, pour eux aussi, tout cela
deviendra clair. Mais si nous attendons qu'ils décident à notre place de ce que
nous devons faire ou pas, alors c'est sûr et certain, ni eux ni nous, personne
ne fera jamais rien ! »
(Extrait de « Sidjè ou La
Marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam », de Marcel Amondji,
Editions Le Manuscrit, 2007 ; pp. 331-344).
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