mardi 8 mars 2016

« …ET UNE IDOLE S’ETAIT BRISÉE AUX PIEDS DE SES ADORATRICES MEDUSÉES »


En cette année 2016, la Journée des femmes pour l’égalité des droits correspond — à un mois près — au 70e anniversaire de la fondation du mouvement anticolonialiste ivoirien. On sait le rôle insigne que les femmes jouèrent dans ce mouvement durant sa courte existence, mais plus particulièrement en 1949 et 1950. C’est pourquoi, à cette occasion, nous offrons à nos amis lecteurs ces pages extraites de « Sidjè ou La Marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam », le roman de notre collaborateur Marcel Amondji, construit autour de cet épisode glorieux de notre histoire nationale.
La Rédaction

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« Ah ! mais, est-ce que le député est devenu fou ? Comment peut-il croire que des amazones comme nous seraient capables de rester muettes au milieu de leurs marmites et de leurs marmots à regarder sans rien faire le grand massacre de leurs enfants, de leurs pères, de leurs frères et de leurs maris ! Qui lui a mis pareille idée dans la tête ? Eh bien ! nous allons lui montrer, à lui aussi, de quoi nous sommes capables ! » La petite musique qui accompagnait Sidjè pendant sa traversée de la lagune avait ravivé un souvenir qui datait seulement de la veille, lorsque les filles de Mamie Amwin votèrent pour savoir si, malgré les conseils de modération que Nananfouè venait de leur donner, elles iraient tout de même devant la prison exiger la libération des Huit, et que d’une même voix toutes répondirent : « Oui ». C’était alors que, pour la première fois, subitement ce chant s'était élevé au-dessus d’elles, comme un défi qu’elles se lançaient à elles-mêmes, mais aussi à tous ceux qui disaient qu'elles ne pouvaient rien faire sans la permission des hommes.
          Nananfouè venait juste de quitter les lieux sous les huées, sans avoir pu terminer son discours commencé pourtant sous des ovations et des applaudissements frénétiques. Mais il avait commis un grave impair ; vers le milieu de son discours, il avait affirmé que l’idée de ses auditrices de marcher sur la prison était une bêtise, que ça ne servirait à rien sinon à mettre le gouverneur encore plus en colère. Quelques mots malheureux, et une idole s’était brisée aux pieds de ses adoratrices médusées. Brisée de ses propres mains… Le fait avait profondément troublé Sidjè. Même si elle n'avait pas compris tout ce qui s'était dit, elle avait très bien senti que, ce soir-là, quelque chose s'était défait entre Mamie Amwin et Nananfouè, et que c'était la faute de celui-ci, car il avait outrepassé son rôle. « Un taprognan ne doit pas se conduire de cette manière ». Car pour Sidjè, être député c'était tout comme être taprognan. Le taprognan, c’est celui qui marche devant mais qui n'est pas celui qui mène ceux qui le suivent. Le taprognan ne commande pas, il représente. Il est tout, parce qu'il n'est quelque chose qu'au travers de ceux qui l'ont choisi pour être à cette place. Il est leur incarnation. Il n'a pas d'autre volonté, pas d'autre voix que la leur. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle un taprognan ne parle jamais devant le monde. Quand une décision est prise, il l'adopte en silence parce que c'est la volonté de ceux qu'il représente, c'est-à-dire sa volonté.
          Pour Sidjè comme pour ses amies, exiger la libération des Huit, ce n'était rien d’autre qu'accomplir une action ordinaire de leur vie de femmes, d'épouses, de mères, de sœurs, de filles ; une action aussi nécessaire que de se laver quand on se sent sale, ou de boire quand on a soif, ou de prendre un remède quand on a la fièvre, ou encore de prendre le deuil quand quelqu'un qui vous est proche n'est plus. Elles n'ignoraient pas non plus qu'il y avait danger à défier le gouverneur. Elles le connaissaient si bien désormais, le gouverneur ! Depuis l'affaire du 6 février, quand il avait fait arrêter les Huit après les avoir attirés dans un guet-apens, elles savaient bien de quoi il était capable. Mais qu'est-ce que cela change ? Est-ce que les hommes cessent de pêcher parce qu'il y a des gens qui se noient ? Cessent-ils de grimper tout en haut des palmiers parce qu'il peut arriver qu'on en tombe ? Est-ce qu'on pense à ces choses-là tous les jours ?
          Quand Nananfouè et sa suite firent leur entrée dans la cour bondée, une immense clameur monta au-dessus des dizaines de visages rayonnants de bonheur, des dizaines de bras agités avec frénésie, des dizaines de corps pressés les uns contre les autres jusqu'à n'être plus qu’une seule masse compacte. Une masse qui s'ouvrait devant les arrivants au fur et à mesure qu'ils progressaient et qui se refermait aussitôt derrière eux. Les admiratrices de Nananfouè formaient autour de lui un cocon qu'il semblait déplacer avec lui. Elles étaient transportées de bonheur de le voir de si près. Elles se retenaient de le toucher, avec effort, malgré toute l'envie qu'elles en avaient. Accourant à la rencontre de son hôte, la présidente progressait en sens inverse, en se frayant difficilement un chemin à travers la foule de ses filles. Elle accueillit Nananfouè avec mille démonstrations d’affection et de joie, en le retenant longuement dans ses bras décharnés, puis elle esquissa autour de lui quelques pas d'une danse bizarre ; enfin elle le prit par la main et l'entraîna vers le siège déjà préparé pour lui. Les filles de Mamie Amwin se pressaient toujours autour de l’idole. Toutes voulaient voir du plus près possible l'homme célèbre dont chacune d'elles avait rêvé tant de fois quand, couchée auprès d'un époux ou d'un amant, ou solitaire  ; rompue après l'amour rassasié ou brûlante de l'ardeur énervante du désir inassouvi, elle attendait dans l'ombre que le sommeil la submerge et la délivre de ce fantôme. Elles se poussaient, elles se bousculaient, elles faisaient parfois mine de se quereller, puis elles éclataient de rire et elles s’embrassaient à s’étouffer.
          Après le traditionnel échange d’amannyen entre le député et la maîtresse des lieux, celle-ci annonça d’une voix impérieuse : — Faites silence, mes filles, notre député va parler !
          Toutes se turent, et on pouvait entendre les mouches voler. Le député parla. Il commença par faire l'éloge de la maîtresse de maison ; puis il étendit cette louange à toutes les femmes présentes, qu'il n’oublia pas d’appeler « nos vaillantes amazones », sachant combien elles aimaient à se comparer aux femmes-soldats du roi Béhanzin ; puis il évoqua le geste sublime d’Abraha Pokou qui sacrifia ce qu'elle avait de plus cher, son premier fils nouveau-né, pour sauver son peuple en exode de l'anéantissement. Les filles de Mamie Amwin étaient suspendues aux lèvres de leur idole et buvaient ses paroles, quoique seulement un très petit nombre d'entre elles fussent vraiment capables de comprendre tous les mots de son discours. Car c'était en français qu'il les haranguait, et la plupart ignoraient totalement cette langue. Mais comme la langue des Blancs sonnait bien dans sa bouche ! Sa voix grave et un peu nasillarde — car il avait conservé beaucoup de son accent vernaculaire — caressait agréablement leurs oreilles et les remuait jusqu'au tréfonds de leurs âmes. — Le monde entier a les yeux fixés sur vous. Vos enfants, vos maris, vos pères, vos frères seront fiers de vous à jamais !
          Au début, chaque phrase de l’orateur provoquait un tonnerre d’applaudissements. Quand les applaudissements se déchaînaient, Sidjè demandait à Marguerite de lui traduire les paroles qui les avaient provoqués. Elle voulait avoir quelque chose à rapporter à la maison pour en faire profiter Dan'o et, pourquoi pas ? un peu aussi pour le plaisir de faire bisquer son oncle. Elle se sentait tellement heureuse et fière d'être là, elle, une simple villageoise qui n'avait encore rien vu du monde, qui ne savait rien du monde, qui ne savait même pas tout à fait comment elle pouvait se trouver là, à deux pas d'un tel homme, presque sentir son souffle, entendre sa voix, voir ses yeux, être vue de lui, et peut-être même, remarquée… Comment ne pas être transportée de s'entendre dire par un tel homme qu'on est l’orgueil du pays tout entier, pas toute seule bien sûr, avec des centaines de milliers d'autres, mais quand même ; et qu'on a fait, pas toute seule bien sûr, avec toutes celles qui sont là, des choses que beaucoup d'hommes n’avaient pas été capables de faire !
          D'abord, Marguerite fit son office avec un bel entrain ; Sidjè l'écoutait, mais ses yeux étaient fixés sur les lèvres de l'orateur et c'étaient ses mots à lui qu'elle entendait et qu'elle comprenait, ô merveille de l'enthousiasme ! Mais bientôt le débit de la traductrice se ralentit sensiblement. Puis Marguerite commença à mêler de plus en plus de ses propres commentaires à la traduction des paroles du député. Enfin elle ne fit plus entendre que des exclamations indignées. Trop occupée à dévorer des yeux la vivante légende descendue du firmament de sa gloire parmi elles, Sidjè ne remarqua pas tout de suite ce changement. Mais elle finit tout de même par s'apercevoir que ça s'agitait drôlement autour d'elle. L’attention n'était plus aussi soutenue. Surtout, il n'y avait plus ces salves d'applaudissements et ces clameurs qui au commencement ponctuaient chaque envolée de l'orateur. Les filles de Mamie Amwin se regardaient maintenant avec des mines ébahies. Elles s'interrogeaient du regard. Bientôt des exclamations impertinentes fusèrent çà et là, obligeant le député à s’interrompre de plus en plus fréquemment.
          Marguerite commenta plus qu'elle ne traduisit les dernières paroles de Nananfouè, celles qui avaient provoqué clameurs et quolibets.
  — Il ne veut pas qu’on aille devant le tribunal ; il dit que les Blancs ne sont pas contents et qu'ils pourraient faire tirer sur nous.
  — Ça veut dire qu'il ne faut pas aller demander qu'ils laissent sortir nos frères ? s'indigna Sidjè. Mais, comme en même temps son regard s’était machinalement porté sur Mamie Amwin, toutes ses inquiétudes s’évanouirent d’un coup… Il suffisait en effet de voir le maintien de la bonne vieille pour comprendre qu'il n'y avait pas le moindre danger qu'elle renonce à son idée simplement pour faire plaisir à Nananfouè. L'expression de bonheur avec laquelle elle avait accueilli son hôte sur le seuil de sa demeure avait fait place à un front assombri par la déception et l’agacement. Les sourcils froncés, le front buté, les lèvres pincées dans une moue silencieuse, elle fixait obstinément son regard sur le sol devant elle. On eût dit une petite fille qui boude. Pendant ce temps, Nananfouè continuait d'accumuler les maladresses verbales comme si son but en venant haranguer Mamie Amwin et ses compagnes était seulement de les faire enrager.
          Néanmoins, et l'admirable patience de l'hôtesse aidant, tout aurait pu se terminer très honorablement pour le député si l'un des petits messieurs de sa suite n'avait pas lancé un tonitruant Mankou ! à l'adresse de l’assistance dont la dissipation atteignait alors son comble. Mankou est un très vilain mot inconnu de tous les idiomes de la colonie et qui n'appartenait qu'au langage énergique mais notoirement indigent des gardes et des tirailleurs. Mankou veut dire : Taisez-vous ! ou, plus exactement, Vos gueules ! L’effet de ce mot fut magique. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la plus grande confusion s'installa dans la cour bondée. Toutes parlaient en même temps ou, plutôt, elles hurlaient. Surpris par le très malencontreux Mankou ! de son sbire autant que par le subit déchaînement de ses ex-admiratrices, Nananfouè ressemblait à un homme tombé à l'eau qui cherche quelque chose à quoi s'accrocher pour ne pas couler. Il lançait des regards désespérés tour à tour vers Mamie Amwin qui ne daignait même pas s’en apercevoir, vers la foule qui continuait ses protestations, vers ses acolytes qui, aussi désemparés que lui, ne savaient pas quoi faire pour lui venir en aide. Après deux ou trois minutes de ce supplice, l’un de ses suivants, qui avait retrouvé ses esprits plus vite que les autres, le tira par la manche de son veston et l’aida à descendre de la table qu’on lui avait donnée pour estrade. Après s'être concerté à voix basse avec cet homme, l’idole déchue se laissa docilement entraîner vers la sortie à travers le cercle des femmes maintenant relâché. Mamie Amwin les regardait partir comme si c’étaient des inconnus qui passaient. Elle ne fit même pas semblant de se lever pour les raccompagner. Et, tandis qu’ils battaient en retraite sous les huées et les quolibets de ses filles, un sourire malicieux s’alluma dans ses yeux. Elle ne se leva de son siège que lorsque, au bruit des automobiles qui s’éloignaient, elle fut tout à fait assurée que Nananfouè et ses gens étaient bien partis. Alors elle se redressa autant que son âge le lui permettait et, après avoir longuement promené son regard sur l'assemblée de ses filles, elle leur adressa ces paroles : — Mes enfants, vous avez entendu comme moi. Les hommes sont donc tous les mêmes ! Celui-là aussi croit que nous ne sommes à notre vraie place que courbées au-dessus d'une marmite, ou couchées sous le poids d'un homme, pour le nourrir ou pour lui donner du plaisir…
          Après ce préambule, elle les regarda encore un bon moment en silence avant de poursuivre : — Ils ne savent dire qu’une chose : les Blancs ne sont pas contents à cause de ce que vous faites ? Mais est-ce qu'il y a des choses que nous faisons et dont les Blancs ont été contents un seul jour ? Depuis qu'ils sont arrivés dans le pays nous ne pouvons plus rien faire sans qu'ils y trouvent à redire, rien vouloir sans qu'ils nous maltraitent, rien dire sans qu'ils se moquent de nous. Ils sont toujours à critiquer nos coutumes, nos vêtements, notre nourriture, notre façon de parler, de marcher, de danser, de rire. Lorsqu'ils font venir les gens du fin fond de la brousse pour danser devant eux le 14 juillet ou le 11 novembre, est-ce parce qu’ils aiment nos danses et nos chants ? Oh ! que non ; c'est seulement pour se donner une bonne occasion de rire à nos dépens, de nous humilier. Eh ! bien, le temps est venu de changer tout cela. Et c'est à nous, les femmes, de le changer puisque nos hommes, eux, jusqu’à notre député lui-même, ne veulent plus rien faire.
          D'abord, aucune voix ne s'éleva pour lui répondre. La bonne vieille pensa que ses filles hésitaient ; que, malgré leurs protestations elles n'avaient pas été insensibles aux admonestations de Nananfouè. Peut-être même les avait-il ébranlées. Ce fut alors que le chant éclata brusquement comme si un invisible chef de chœur en avait donné le signal, ce même chant que maintenant Sidjè croyait entendre. Lorsque le chant cessa, la présidente poursuivit.
  — Alors nous irons donc demander au gouverneur de relâcher ses prisonniers ? Nous irons, même s'ils doivent nous tuer toutes ? Hein, mes filles, nous irons ?
          Après chaque question, ses filles répondaient « Oui » d’une seule voix. Mamie Amwin savait la partie gagnée. Cependant, par prudence, pour s'assurer que cette unanimité n'était pas seulement fille de leur enthousiasme et qu'elle ne se dissiperait pas devant le premier obstacle qui se présenterait, elle crut bon d'ajouter : — C'est bien, mes filles. Mais écoutez encore une fois votre vieille maman : il en est parmi vous dont les maris sont déjà très fâchés à cause de ce que nous faisons. Et vous savez comment ils deviennent parfois, quand ils ne sont pas obéis...
          A ces mots toutes redoublèrent d'attention, prêtes à s’insurger cette fois contre leur présidente. Mamie Amwin remarqua leur inquiétude, mais elle continua comme si de rien n’était. — S'il y avait parmi vous quelques-unes qui, réflexion faite, préfèrent ne pas compromettre la paix de leur foyer, qu'elles sachent que cette marche n'est pas une obligation. Celles qui peuvent venir viendront ; elles seront assez nombreuses, j’en suis sûre ; quant à celles qui ne le pourraient pas, qu'elles sachent bien que demain, après-demain, toujours, elles sont aussi mes filles et vos sœurs.
          Alors des cris d’indignation fusèrent. « Hein ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? Est-ce que notre présidente aussi va se mettre à parler comme eux ? Comment peut-elle penser qu'il y a parmi nous une seule qui n'aurait pas le courage de dire ses quatre vérités à son mari s'il osait seulement vouloir l'empêcher de prendre part à cette marche ! Nous croirait-elle capables de nous laisser influencer par une considération aussi terre à terre ? Ignorerait-elle que pour des femmes telles que nous — et, dans une extraordinaire cacophonie chacune tenait à l'affirmer très haut avec ses propres mots — il n’existe aucun bonheur si désirable que nous puissions sacrifier notre dignité pour l'atteindre ou pour le conserver. Il se peut que les hommes ne se rendent pas encore bien compte de tout le bien que nous leur avons déjà fait en entrant nous aussi dans le Mouvement, mais le jour est maintenant proche où, pour eux aussi, tout cela deviendra clair. Mais si nous attendons qu'ils décident à notre place de ce que nous devons faire ou pas, alors c'est sûr et certain, ni eux ni nous, personne ne fera jamais rien ! »

(Extrait de « Sidjè ou La Marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam », de Marcel Amondji, Editions Le Manuscrit, 2007 ; pp. 331-344).

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