vendredi 27 juillet 2012

«Il avait compris l’importance de l’unité de la nation»

L’hommage de Séry Bailly à Koné Dramane, décédé à Abidjan le 23 juillet 2012


Je l’appelais Tchèba, grand homme. Pour lui dire aussi bien mon affection que mon respect. Il a écrit la préface de mon livre « Ne pas perdre le nord » (2005). L’auteur et le préfacier cheminent en esprit parce qu’ils ont un horizon commun et pour s’encourager mutuellement. Pourquoi l’avais-je sollicité ? Pourquoi avait-il accepté ? Par amitié ? Sans doute. Mais surtout pour deux types de convictions partagées : l’unité du pays, l’importance du bien dire.
Il partageait ma réprobation de la violence. Il avait compris, dès 2005, avant des optimistes et naïfs comme moi, que ce qui a commencé en 2002 se poursuivrait « sans doute encore pour longtemps » (p.9). Notre histoire ne lui a pas donné tort.
Hélas !
Il était de Tengréla, ce qu’il y a de plus septentrional dans notre pays. L’opposition du Nord et du Sud l’horripilait comme moi. Mais cette unité de la Côte d’Ivoire à laquelle nous tenions ne devait pas se faire sous la forme d’agrafes maintenant ensemble ses deux parties, dans la douleur et la désespérance. Unité et non suture ! Encore moins « poings de suture » !
Le linguiste savait que les mots peuvent tuer. Tchèba avait compris l’importance du bien dire pour l’unité de la nation. Bien dire, c’est respecter l’autre. C’est croire en son sens esthétique et solliciter en lui ce qu’il y a de beau. Lequel, selon Memel-Foté qu’il va rejoindre, contient chez nous le juste et le bien. C’est préserver la vie de l’autre, sans laquelle il n’y a point d’appréciation du beau. C’est prendre  le parti de la finesse et de la nuance et s’opposer à la grossièreté et à la barbarie.
Le genre qu’il avait choisi, la chronique, n’est pas des plus faciles. On attendait de lui perception acérée de nos contradictions, capacité de synthèse bien au-dessus de l’ordinaire mais surtout ce « jeu dans les transmissions » qui définit la littérature, selon Sartre. En tout cela, il a été généreux avec nous. C’est la raison pour laquelle nous l’aimions tous.
Comment ne pas comprendre la détresse qui l’a emporté ? Le fin lettré devenu mal voyant, par la force de l’histoire d’un embargo et non seulement le décret de la nature, ne pouvait lire. Pour cette raison, il ne pouvait non plus écrire. Ainsi, lui aussi, s’est éteint à petit feu. Réduit au silence, il est entré dans le grand silence.
Notre ultime conversation date du 7 juin dernier. Je l’ai résumée pour un autre de mes cadets en utilisant son jeu de mots sur le verbe tenir.
J’ai dit : « L’écriture est une activité qui permet de tenir et de bien se tenir ». Je ne pouvais imaginer que Tchèba, le linguiste et philosophe, ne tiendrait pas deux mois de plus. Seuls les gladiateurs disaient : « César, ceux qui vont mourir te saluent ».
Koné Dramane n’était pas un gladiateur. Tenir est le verbe testament qu’il nous laisse.
Mais je sais aussi qu’il veut que nous restions vivants. Autant que le destin le permettra, pour relire ses chroniques et y trouver la force et la joie de tenir.
Adieu Tchèba !

source : Notre Voie 26 juillet 2012

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire