mercredi 15 mai 2019

Le destin d’une monnaie trouble, par Didier Depry



Quel est le destin d’une monnaie ? Les économistes et les observateurs avertis répondent qu’il s’agit de perdurer dans le temps tout en étant forte et utile aux économies qui la fondent. Le franc CFA, monnaie utilisée dans les Comores et 14 pays d’Afrique subsaharienne depuis plusieurs décennies, vivait sans accroc une telle réalité jusqu’à ce que les bouleversements socioéconomiques et politiques en Afrique et à travers le monde inclinent les économistes du continent et les populations à s’interroger sur la nécessité d’utiliser ad vitam aeternam cette monnaie.
D’autant qu’arrimé d’abord au défunt franc français puis aujourd’hui à l’euro, dans le cadre du traité de Maastricht, le franc CFA dont la valeur est garantie par le trésor public français vogue au gré des crises qui frappent l’Europe et sa monnaie. Une dévaluation du franc CFA n’est jamais loin lorsque l’Europe éternue. Au regard de cette dépendance ombilicale, le franc CFA est largement perçu  en Afrique comme la dernière monnaie coloniale en cours. Et ses détracteurs n’ont pas tout à fait tort. Les clauses (50% de leurs réserves de change auprès du trésor français) permettant la garantie du franc CFA par la France, ancienne puissance colonisatrice des pays africains utilisateurs de cette monnaie, leur donnent grandement raison. Le franc CFA ne s’appelait-il pas franc des colonies françaises d’Afrique au moment de son émergence en 1945 ? Même s’il a fait une sorte de lifting pour être rebaptisé franc de la coopération financière en Afrique (CFA), pour la zone CEMAC (Afrique centrale) et franc de la communauté financière d’Afrique (CFA) concernant la zone UEMOA (Afrique de l’Ouest), le franc CFA est en vérité piloté depuis Bercy, siège du ministère français de l’économie et des finances.
Un économiste ivoirien ne disait-il pas, avec un brin d’humour, que les gouverneurs des banques centrales de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et de l’Afrique centrale (BEAC) ne sont que de simples exécutants de décisions émanant de Paris ?  Que leur tâche est comparable, en termes d’image, à celle d’un individu chargé de surveiller une bouteille de bandji[1] (boisson locale ivoirienne) tirée par une tierce personne qui en est le véritable propriétaire. En clair, les pays de la zone franc utilisent une monnaie qui ne leur appartient pas et sur laquelle ils n’ont aucune influence. D’où cette  vive protestation  des populations africaines où la société civile, qui vit désormais, appelle à un abandon du franc CFA.
La diaspora africaine en France n’hésite pas à joindre sa voix à cette campagne pour « la vraie indépendance » des pays africains.  L’activiste français d’origine africaine, Kémi Séba, conduit un front citoyen anti-franc CFA qui n’en démord pas.
Les voix des populations africaines semblent avoir eu un écho favorable auprès de certains dirigeants du continent africain et non des moindres. Le chef de l’Etat tchadien, Idriss Déby, a estimé dans une récente interview à jeune Afrique que le moment est venu de revoir en profondeur les accords monétaires entre la France et les pays de la zone CFA. « Il est indéniable que la situation actuelle où le compte d’opérations des exportations de 14 pays africains est géré par le trésor d’un pays européen, fut-il, l’ancienne puissance coloniale, ne peut plus continuer (…) Cette période qui dure depuis 70 ans est dépassée. Il faut que les autorités françaises acceptent d’examiner avec nous ce qui, dans nos accords, marche ou ne marche pas. Le franc CFA est certes un facteur d’intégration très important, mais là où le bât blesse, c’est que nous n’avons pas la possibilité de placer, ne serait-ce qu’une partie de nos ressources dans le circuit bancaire pour qu’elles génèrent des intérêts (...) les sommes en jeu se chiffrent en dizaine de milliards. Soyons lucides : la façon actuelle dont est géré le franc CFA est un frein au développement de nos pays. Réviser nos accords avec la France est absolument nécessaire et incontournable », a-t-il affirmé. Une déclaration à la fois surprenante et courageuse d’un dirigeant d’Afrique francophone, membre influent de la « confrérie » des chefs d’Etat qui nous ont habitués à l’omerta sur les sujets qui fâchent entre la France et ses ex-colonies.
Une nouvelle ère a-t-elle sonné ?  Osons y croire tant les attentes des populations et les récriminations contre le franc CFA sont nombreuses.

Didier Depry


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Source : Notre Voie 2 février 2017

[1] - Mot bambara qui signifie : vin de palme (littéralement : l’eau du palmier).

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