jeudi 16 mai 2019

CE MALICIEUX SOURIRE DE BERNARD DADIÉ…



Tu t’es fait un devoir de lire cet auteur parce que tout le monde en parle autour de toi ; parce que c’est ton compatriote, c’est-à-dire, un peu ton parent ; parce que c’est le premier d’ici qui a publié des poésies et même un roman vite devenu célèbre… Tu t’es fait un devoir… Autant dire que c’est un pensum qu’en somme tu t’es infligé à toi-même car, de cet auteur et de l’homme qu’il est, tu ne sais rien encore ou seulement si peu de choses ! Et puis, soudain, il y a ce texte ou ce passage dans un texte devant lequel tu t’arrêtes net, le cœur battant la chamade, la gorge retenant par pudeur, difficilement, un cri d’émerveillement. Tel le chercheur d’or qui a trouvé une pépite, tu viens de découvrir ce que tu cherchais sans le savoir vraiment encore : le goût de prendre le temps de lire Bernard Dadié… Manière de dire que sous la silhouette imposante de l’auteur consacré dont tu t’approchais non sans une espèce de crainte, tu viens soudain de découvrir l’homme en vrai, un homme souriant, un homme rassurant, en un mot un bonhomme capable de te faire sourire de contentement en racontant des histoires à pleurer…
Ce goût, je m’en souviens très exactement, c’est en lisant « Vive qui ? » que je l’ai attrapé.

Marcel Amondji


Vive qui ?

Maréchal, nous voilà !
Tu nous as redonné l'espérance.
La Patrie renaîtra.
Maréchal, Maréchal, nous voilà !

Faut-il qu'un mot toujours décide de notre sort et que d'un maquis de conventions, de codes, de lois, d’arrêtés, de décisions, de décrets, d'ordonnances, surgisse toujours un chef qui condamne ? Et faut-il en outre que dans le remous des événements qui soulèvent le monde, quelqu'un soit toujours la victime ?
Dois-je avouer que ce jour-là, j'avais du vent dans les voiles, petites voiles de jeune paysan habitué aux alizés de la campagne et non à la bourrasque et aux cocktails dangereux de la ville ? Je savais, pour l'avoir entendu dire, que nous avions perdu une guerre, qu'un général de France avait rejoint Londres pour continuer la bataille, qu'un gouverneur de souche africaine avec tout le Tchad était parti en dissidence. Par contre, j'ignorais que des équipes d'alcatis, pinceau en dextre, et seau en senestre, chaque matin, parcouraient de bonne heure toute la ville pour effacer des inscriptions outrageantes pour l'honneur des chefs de l'époque. Pour nous, gens de la campagne, paysans ignares, la guerre était finie. N'avions-nous pas déposé les armes, signé l'armistice? Un nouveau chef n'était-il pas monté sur le trône des Présidents, avec lui aussi sa séquelle de ministres et de secrétaires d'Etat ? Ne parlait-on pas de nous livrer nos prisonniers ?
Le général en dissidence se nommait, disait-on, de Gaulle. Le nom ne nous disait rien. Mais les sujets que nous étions n'avaient pas à regarder de trop près les tractations politiques, les dissensions de nos maîtres. On vous vendait les photos du Maréchal et du Général qu'il fallait obligatoirement acheter pour vivre tranquille en ces jours troublés, où la monnaie n'avait plus de valeur. La pénurie de certains produits, de certaines denrées était si accusée que le troc avait revu le jour. Et comme toujours il y avait ceux qui vivaient bien et ceux qui vivaient mal ; ceux qui s'engraissaient et ceux qui mouraient de faim. Les maîtres du marché noir et leurs acolytes avaient des places de choix dans toutes les réunions, toutes les réceptions. Les journaux parlaient de ces nouvelles notabilités en termes choisis. Ah ! c'était une époque terrible.
Pour nous inciter au travail, le gouvernement organisait souvent des comices agricoles. Nous venions nombreux exposer nos produits. Cette fois-là, on nous annonça l'arrivée d'un général dont je n'ai pas retenu le nom. On nous avait dit de venir et nous étions venus pour faire la haie au long de l'itinéraire que devait suivre notre hôte très illustre. J'étais parmi les groupes qui devaient danser à l'aéroport. Danser, n'est-ce pas l'image de l'Afrique ? Danser et ne se soucier de rien d'autre ! Canicule et danses, voilà l'Afrique pour certaines personnes.
Donc nous étions venus pour accueillir le Général qui nous arrivait de Vichy. Il en venait tellement que nous ne retenions plus leur nom. Gouverneur, gouverneur-général, gouverneur-secrétaire général, gouverneur-commandant la circonscription, général-commandant supérieur des forces terrestres et aériennes, amiral-commandant les forces navales, gouverneurs-administrateurs de territoires, toutes les « huiles lourdes » éraient là lorsque l'avion bleu ciel du général ministre des colonies – c'était son titre – prit contact avec le sol.
Une ovation immense monta de nos rangs. Notre fidélité à la Mère Patrie, notre attachement au Maréchal. La foule trépignait de joie, balafons, griots, tam-tams étaient déchaînés. Et il fallait voir les notables, chefs de provinces, de cantons, de villages, de hameaux lorsque le général leur serrait la main. Ce jour-là, il nous fut octroyé un supplément de fèves. C'est dire qu'il y eut bombance. Ne fallait-il pas démontrer que nous étions heureux, très heureux ?
Il paraît qu'en sortant d'un café, je criai : « Vive de Gaulle ! », « De Gaulle nous voilà! » Moi, je pensais au Maréchal. Evidemment lorsqu'on reçoit avec ferveur un général-ministre-des-colonies, et qu'on ressort ensuite d'un café, la langue peut vous trahir. Un alcati m'empoigna sur-le-champ, je lui arrachai deux galons, à ce qu'on raconte. Et le lendemain matin, je me réveillai aux sifflements de la chicote dans une cellule puante de la police. On se demande pourquoi des hommes si bien habillés aiment en enfermer d'autres dans leur porcherie. On dit qu'en Métropole c'est la même chose ; changer serait donc trahir l'esprit de la colonisation. On me donnait le pli suivant la tradition. Les coups tombaient dru et mon sang coulait. N'en pouvant plus, je criai : « Vive le Maréchal » à tout hasard, d'abord, puis intentionnellement. Eh bien, non, je parlais à des sourds. Un alcati m'aurait bien entendu crier : « Vive de Gaulle ! » Mais mon bourreau, lui, ne m'entendait pas hurler : « Vive le Maréchal ! » Il cognait comme une brute. On aurait pu penser qu'il tapait sur du bois. – Mais au fait pourquoi le premier geste de tout policier est-il de cogner ? – N'en pouvant plus, je me suis mis à chanter, avec des hoquets fréquents :

« La guerre est inhumaine
Quel triste épouvantail !
N'écoutons plus la haine
Regardons l'avenir.
Ayons confiance
Dans un nouveau destin
Car Pétain, c'est la France,
La France, c'est Pétain. »

Je faisais erreur. La chanson redoublait l'ardeur de mon alcati garde-chiourme. Ne serait-il pas gaulliste ? Il transpirait à grosses gouttes et moi, j'avais le dos en marmelade. Je me tus en conséquence, digérant ma rancœur en silence. Ah, si j'avais écouté ma femme qui me conseillait de ne plus me rendre en ville ! Mais pouvais-je le faire sans être taxé d'anti... Le troupeau, voilà ce que les autorités veulent de nous. Mon silence exaspéra mes agents de police. J'entonnai la Marseillaise comme atout. Hymne national chanté par les partisans des deux camps. Rien à faire. Cela mit le comble à la fureur de mes bourreaux car ils étaient maintenant trois à se relayer ou à frapper ensemble. Coups de fouet, coups de pied, coups de poing, coups de crosse, coups... coups... gifles, ruades, toute la gamme de tortures corporelles. Il me fallait avouer que j'étais gaulliste, gaulliste de qui ? Gaulliste en quoi ? Et qu'était le gaullisme ? Comment voulez-vous qu'un pauvre paysan des bords de l'Agnelon sût ce qu'était cette nouvelle étiquette politique dans le flot des étiquettes politiques ? Les gaullistes avaient-ils des dents plus longues, des mains plus courtes, la compréhension plus large ? Voulaient-ils la libération des colonies ou leur sujétion ; étaient-ils contre la polygamie ? Allez donc demander tout cela au pauvre paysan des bords de l'Agnelon que j'étais. Et les démons d'alcatis frappaient sans relâche. A quel saint me vouer, depuis que la Marseillaise, que tout militaire ou policier écoute au garde-à-vous, s'était révélée impuissante à me sortir du pétrin ?
Je hurlais quand un jeune homme ouvrit brusquement une porte dont le battant vint me heurter la tête. Mes bourreaux s'arrêtèrent, essoufflés. Il fallait bien saluer leur supérieur. D'après les renseignements recueillis, je n'étais qu'un gueux de paysan venu pour accueillir le général-ministre-des-colonies. Mais pour avoir résisté à un agent de la force publique, pour avoir fait tomber un ou deux de ses galons, et vu mon état d'ébriété, en circonstances atténuantes, j'écopai de deux ans de prison ferme.
Dans la cour de la cellule, les gardiens nous apprenaient à marcher au pas et à chanter « Maréchal, nous voilà », tant et si bien que j'ai failli oublier toutes les chansons de chez nous. Des grillages nous séparaient des visiteurs. J'étais devenu une bête dangereuse. Il y avait parmi nous des condamnés à mort que l'on emportait chaque matin. Nous entendions les coups de fusil. Ils tonnaient sec et fort. Il y avait en outre ceux que l'on guillotinait à l'aube, dans la prison même. Puis venait le flot des condamnés à perpétuité aux travaux forcés pour le Transsaharien, et nous autres qui avions l'espoir d'en échapper un jour. Au fond j'admirais le courage des condamnés à mort qui ne paraissaient pas s'en faire. Ils bavardaient, mangeaient et jouaient comme si de rien n'était.
La guerre se poursuivait. Les hommes de corvée venaient nous conter les menus faits de la ville. Telle fille dans tel quartier s'est mariée. Telle notabilité est morte. Monsieur X a abandonné sa femme. Tel commandant de cercle a rejoint sa famille. Au tribunal, tant de personnes ont été condamnées à mort.
- Oh, savez-vous la nouvelle, les Allemands ont essayé de débarquer en Angleterre ?
- Comment ?
- Par avion ?
- Par bateau à ce qu'on dit.
- La guerre est donc terminée ?
- Loin de là, il paraît que tous les bateaux ont été incendiés par les Anglais...
- A Paris, les attentats se multiplient contre l’occupant.
- Mais, au fait, pourquoi cette guerre ? Ne se sont-ils pas partagé le monde, ces Blancs ?
- C'est que, dans le partage, certains ont été lésés, alors voilà !
- Que ferions-nous ? Alors ? Nous les sujets des uns et des autres ? Et qui sommes heureux d'être de dociles sujets.
- Écoutez ! Écoutez. L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie.
- Ah ! La fin de cette guerre n'est donc pas pour demain.
- Vous savez, les Blancs, ils adorent faire la guerre. Ils vivent tous de ça...
- Qu'avons-nous à faire dans toutes ces affaires ?
- Attention, les murs ont des oreilles. Il y a parmi nous des prisonniers qui ne sont pas des prisonniers, vous me comprenez...
- Qu'ils crèvent tous, tous les mouchards où qu'ils soient... et quels qu'ils soient...
- Quand je sortirai d'ici...
- Sortir d'ici ? Ne sais-tu pas que les Japonais et les Américains sont entrés dans la guerre ?
- Eux aussi ?
- Mais c'est une folie générale...
- Dieu nous sauve tous !
- Amine ! Amine !
Je les revoyais, ces prisonniers marchant en automates, en colonnes par deux, soirs et matins, flanqués ou suivis de gardes, chicote au poing, attribut de la puissance, et capote sur les épaules, emprunter les artères de la ville vers les villas et les bureaux qu'ils nettoyaient en hommes de corvée... Juchés sur des camions, ils allaient, joyeux, brûler les immondices, fiers dans leur courte blouse marquée aux initiales du pénitencier : P.C.
Sur la couche, quelques nattes jetées éparses sur le sol, nous disputions le terrain à la vermine. Les cafards par bandes coléreuses sillonnaient l'obscurité pour s'abattre sur nous. Heureux de prendre part au festin de sang humain. Ripaille ! Mais une chose dans ma misère m'étonnait ; plus que la barbarie des maîtres à donner des ordres inhumains, c'était la haine insensée du Nègre pour le Nègre, la rage des alcatis à battre des hommes jusqu'au sang. Ah ! Cela dépassait mon entendement. Des fauves. Quant à la ratatouille, j'y pris goût rapidement, ne pouvant faire autrement. Et la dysenterie faisait des siennes. Et les gens crevaient. Mon sort ne me paraissait plus atroce, à voir chaque matin des camarades sortir et ne plus revenir. J'avais cessé de compter les jours, les mois. A quoi bon ? L'essentiel n'était-il pas de survivre ?
Je réfléchissais sur toutes ces situations, quand un gendarme entrouvrant la porte me fit signe de le suivre au bureau. J'étais anxieux. Qu'avais-je pu faire pour encourir la foudre des dieux ? N'avais-je pas encore, cuisant, le souvenir de la terrible bastonnade à la police lors de mon arrestation ? Un Blanc parut, me fît jeter mes hardes en disant : « Va, tu es libre. »
Est-ce possible, mon Dieu ! Libre ! Moi, sortir de la puanteur, de mon antre de misère ? Je restais là, étonné, regardant sans voir. Cela ne faisait pas encore deux ans.
- Mais...
- Une remise de peine pour bonne conduite. J'éclatai d'un rire bref, bruyant, saccadé, frénétique.
On me crut fou sans doute puisque je fus jeté brutalement à la porte.
La vie est une belle chose qu'on gaspille parce qu'on n'en connaît pas toujours la valeur. Et tout homme qui aime la vie doit avoir le culte de la liberté, de la vraie liberté.
J'étais hors de la prison. Les nuances des feuilles, les couleurs chatoyantes des fleurs, les teintes des maisons, l'éclat du soleil, son jeu dans les feuillages, le klaxon des autos, le bruit des cyclistes, le trot des chevaux, le grelot des ânes, le mugissement des sirènes au port, la voix enrouée d'un crieur public que l'on aperçoit là-bas près d'une mosquée, la nonchalance de certaines femmes, la vélocité de certaines autres, l'animation... tout me rappelait à la vie.
Débordé, noyé par tous ces sentiments et ces impressions, je me sentis étranger à la ville. Les visages amis que je vis, les effusions avaient fini par me griser. Ivre, je restai cloué sur place. Il me semblait que j'allais choir si je faisais un pas. Derrière moi, la porte de la prison s'était refermée. Les ébats des jeunes filles autour d'une fontaine, leurs bousculades, les marchandes de cacahuètes, les cordonniers affairés, les gargotes enfumées, la vue des belles brochettes de viande, de poulets braisés, les boutiques pleines de marchandises, les rires des uns, les éclats de voix des autres... Je me grisais de tous ces spectacles nouveaux pour moi, dans lesquels je nageais. J'emplis, je ne sais combien de fois, mes poumons d'air pur, me frappant la poitrine comme pour y faire entrer l'espace entier, toutes les brises du monde, toutes les senteurs des fleurs, toute la féerie environnante. Les oiseaux chantaient, les tisserins bavardaient, accrochés par les pattes à leurs nids, des papayes mûrissaient, des vautours planaient... L'ombre et le soleil, l'eau, les couleurs et le ciel, la fraîcheur et la liberté, que faut-il de plus à un ancien détenu pour être heureux ? Et quelle autre chanson me pourrait monter aux lèvres, sinon celle à l'ordre du jour, au son de laquelle matin et soir j'avais marché ? Voilà pourquoi j'entonnai le « Maréchal, nous voilà » avec force. Les gens me regardaient en souriant. On m'admirait en somme. Sortir de prison est une chose inouïe ; je chantais à casser les vitres. A la hauteur du service d'hygiène, un alcati me dévisagea drôlement. Encore un homme libre qui ignore la liberté. J'allais lui faire la nique, un joli pied de nez, quand je sentis sur ma joue droite un soufflet retentissant, et aux reins de violents coups de crosse. J'étais cerné. Des gendarmes tout bardés, revolver au poing, me frappaient à qui mieux mieux...
« Pardon, messieurs, vous vous trompez. Je suis partisan du Maréchal... J'aime la France. Je suis un bon sujet. » Non ; ils me frappaient de plus belle. Je criai plus fort. Hélas, ils étaient plus sourds que les premiers sourds qui me cognèrent naguère...
Je me réveillai sur un lit d'hôpital. On me fit des ponctions lombaires. Chaque matin, un praticien venait bavarder avec moi, me posait des questions multiples afin de me convaincre de folie. A son grand désespoir, j'avais toute ma lucidité.
- Mais au fait, docteur, qu'est-ce que tout cela ? Je crie « Vive de Gaulle », on me coffre ; je crie « Vive le Maréchal », on me cherche noise. Ah ! quelle poisse !
- Eh bien, mon pauvre ami, le Maréchal n'est plus au pouvoir. Les événements ont changé depuis six mois. Maintenant c'est le Général qui gouverne.
- Alors !
- Si j'ai un conseil à te donner, c'est de crier à l'avenir « Vive de Gaulle ! ».
- Etes-vous sûr, docteur, qu'il ne nous faudrait pas devoir crier autre chose ?
- Pour le moment, c'est de Gaulle qui est sur la sellette.
- Et demain ?
- Demain... c'est encore loin...
- Qui vous le dit ? Avec cette instabilité des institutions, ce vasselage total des consciences au service d'un homme ? Docteur ?
- Criez désormais simplement : Vive la France !
- Etes-vous sûr que ce faisant, je n'aurai plus d'ennuis avec ceux qui s'identifient à la France ?
- Je ne le pense pas...
- Hum !

B. Dadié (« Les jambes du fils de Dieu », Recueil de nouvelles, CEDA-HATIER 1980).

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