LA POLITIQUE DE LA CANONNIÈRE
L’auteur
du récit que vous allez lire, le lieutenant de vaisseau Auguste Bouët et son
frère aîné, le fameux amiral Bouët-Willaumez de nos leçons d’histoire, sont probablement les tout premiers Français à
avoir usé du « langage de la canonnière » dans leurs rapports avec
nos ancêtres, en l’occurrence les Tchaman ou Ebrié, et cela sous le règne de leur
roi Louis-Philippe, c’est-à-dire en des temps où ils n’avaient pas encore
décrété que cette portion d’Afrique, avec sa flore, sa faune, ses habitants, à
laquelle ils donneront le nom de Côte d’Ivoire en 1893, …est leur propriété…
Quand on lit le récit de la façon dont les gens d’Anné (sans doute Anin,
village riverain proche d’Akwêdjêmin et de Bingerville) furent mis à la raison un
certain jour, vers le milieu du 19e siècle, ne dirait-on pas qu’on
entend le gauleiter Jean-Marc Simon ou son patron Nicolas Sarkozy, se glorifiant
de leur exploit après le 11 avril 2011 ?
Les hommes
passent, et leurs moyens aussi changent… Mais notre histoire avec la France,
elle, n’a pas changé depuis plus d’un siècle et demi !
La Rédaction
Le Marigot des Palmiers |
M. Auguste
Bouët, lieutenant de vaisseau, actuellement à Paris, avait sollicité du
gouvernement, il y
a
près de trois années, la faveur d'entreprendre l'exploration d'un grand cours
d'eau de la côte d'Or (Afrique occidentale), à l’embouchure duquel nous
possédons un comptoir, celui de Grand-Bassam.
Le
ministère de la marine vient de faire publier dans le dernier numéro de la Revue coloniale le rapport
officiel et les plans de cette campagne d'exploration : nous ne donnons donc
ici que quelques détails pittoresques dont M. Auguste Bouët a cru devoir
accompagner les dessins faits, d'après ses croquis, par un de ses amis, M.
Kerjean, qui a longtemps navigué dans les parages. Ce curieux récit d'une
expédition dont les incidents périlleux, publiés d'une manière incomplète, au
mois d'août dernier, ont déjà excité tant d'intérêt ; ce récit, qui révèle en
outre des mœurs et des usages si bizarres parmi les peuplades de cette côte,
est une bonne fortune pour les lecteurs de L’Illustration. M. Auguste
Bouët a bien voulu nous promettre, après la relation de son voyage, qui sera
continuée dans ces colonnes, un autre voyage pittoresque sur tous les points de
la côte occidentale d'Afrique, depuis le Sénégal jusqu'au Gabon, avec des
illustrations par Nouveaux, jeune
peintre mort des suites de ses explorations dans ces parages.
L'Illustration, 8 juillet
1849
Dignitaires se rendant à bord du Serpent |
…Depuis longtemps
déjà j'explorais dans tous les sens les divers affluents de la Grand-Bassam,
mais il en restait encore un, le plus important de tous par les merveilles que
l'on racontait de son commerce d'huile de palme... C'était la belle et grande
rivière d'Ebrié, disait-on, que je reconnus plus tard n'être qu'un vaste lac
qui se séparait d'Abra à Grand-Bassam, et courait presque parallèlement à la
côte l’espace de 25 à 30 lieues. Jusqu'à ce jour le commerce d'huile de palme
des forêts riveraines de ce lac, qui est aussi bordé d'innombrables villages,
avait été accaparé par les Anglais, auxquels les naturels portaient leurs
produits sur le bord de la mer. Il s'agissait donc de détourner ce commerce
vers l'intérieur à notre profit : malheureusement nous avions trouvé à
l'embouchure du lac les tribus turbulentes d'Amanou, dont les plus chères
occupations sont la guerre et le pillage : jamais elles n'avaient laissé
pénétrer nos traitants qu'à une petite distance, et non sans leur faire subir
de nombreuses avanies. Une expédition militaire avait été envoyée contre ces
peuplades il y avait deux ans ; mais, entreprise avec trop peu de forces, elle
échoua. Il s'agissait donc de rétablir notre prestige dans ces parages, d'y
assurer la liberté de nos relations commerciales, d'explorer le lac dans toutes
ses parties, et d'y conclure des traités d'alliance avec les chefs des plus
puissantes tribus.
C'est pour
cet objet que mon frère m'avait envoyé dans les premiers temps à Amanou, où,
d'après ses ordres, j'avais soumis à une contribution forcée de guerre cette
population pour les dégâts et pillages commis au préjudice de notre commerce.
Intimidés par la présence d'un vapeur de guerre dont les résultats de
l'expédition d'Yahou leur avaient démontré les puissants moyens d'action, les
naturels se soumirent d'abord de bonne grâce à mes conditions ; mais depuis
le départ de l'escadre et pendant mes excursions dans les autres parties du
fleuve, leur zèle s'était considérablement ralenti ; je résolus donc d'aller
le ranimer par quelque démonstration sérieuse s'il le fallait, puis de remonter
et explorer cette rivière d'Ebrié. Malheureusement ce n'était plus comme aux
premiers jours de nos explorations dans la rivière d'Akba, chez le bon roi
Mouné ; alors l'espérance et la santé rayonnaient sur tous les visages.
Aujourd'hui mon équipage était décimé ; il ne me restait pour officiers que le
jeune capitaine de la goélette le Marigot, M. Dubuisson, atteint par les
cruelles maladies du climat, et que son énergie soutenait seule[2] ; moi-même je combattais
inutilement les progrès lents, mais sûrs, de l'empoisonnement miasmatique de
ces vastes cours d'eau enveloppés de marais ; affaibli et ne marchant plus
qu'avec peine, je sentais chaque jour mes forces diminuer. De plus, la saison
des pluies s'avançait à grands pas ; des orages fréquents, des pluies
diluviennes durant parfois toute la journée, annonçaient son approche et
rendaient nos explorations de plus en plus pénibles. Mais j'avais résolu de
terminer, à quelque prix que ce fût, l'exploration du lac d'Ebrié, et je
poursuivais mon but avec ténacité ; d'ailleurs mes braves et dévoués laptots
sénégalais me restaient encore, car peu avaient souffert des influences
meurtrières du climat : il en était de même d'un jeune sergent d'artillerie,
nommé Léon, Bas-Breton comme moi, et qui remplissait à mon bord l'office de
capitaine d'armes ; fort, vigoureux, plein de décision et de courage, il se
trouvait le seul de tous les Européens dont la santé n'eût reçu aucune
atteinte. Aussi me fût-il d'un précieux secours dans diverses circonstances où
je dus mettre à contribution son énergie[3].
Je partis donc
pour Ebrié accompagné de ma fidèle conserve la goélette le Marigot,
qui transportait
nos traitants et une certaine quantité de barriques vides pour la troque de
l'huile de palme que nous voulions essayer. Un soir nous mouillâmes
devant le grand
village d'Anné, dépendant de la tribu d'Amanou. Là,
en vue de toute la population qui semblait peu rassurée par ces préliminaires,
je fis tranquillement mes préparatifs d'attaque et de combat : les deux navires
furent embossés en travers du village, les bastingages
mis en place, et
je passai ainsi silencieusement la nuit[4].
On
concevra que mes sauvages, dont la conscience était loin d'être nettoyée de
tout méfait, ne la passèrent pas aussi tranquillement. Des feux de bois
résineux qu'ils ont l'habitude d'allumer le soir sur la plage, devant leurs
habitations, ne furent pas allumés ce jour-là ; mais nous en aperçûmes plus
loin au milieu des bois, et nous pouvions même distinguer la silhouette noire
des sauvages et les canons de leurs longs fusils que faisait briller la
réverbération des foyers.
Le lendemain
matin j'envoyai mes Bambaras interprètes au village, pour déclarer aux chefs
que, si à midi, la contribution de guerre convenue n'était pas rendue à bord,
j'attaquerais et détruirais Anné et Amanou
; que de plus,
j'exigeais la venue immédiate des chefs de ces deux tribus pour qu'ils eussent
à m'expliquer le retard apporté dans leurs payements. Nous ne tardâmes pas à
remarquer à terre une grande agitation : les femmes quittaient précipitamment
le village emportant dans les bois le mobilier de leurs maisons ; les hommes
creusaient de grands trous qu'ils garantissaient avec des branches et la terre
déblayée, et des distributions de poudre et de projectiles se faisaient de
tous côtés.
Désirant
leur montrer combien peu ces belliqueux préparatifs nous effrayaient, et quels
étaient les moyens d'action que nous avions entre les mains, je fis envoyer un
obus sur une grande case isolée des autres. L'obus traversa le mur en torchis,
éclata dans l'intérieur, abattit une partie de la case et y mit le feu ;
quelques minutes après, nous vîmes une foule de sauvages surgir tout à coup
autour de cette case sans qu'on les eût vus s'en approcher, examiner curieusement
les dégâts commis par l'obus, puis disparaître de la même manière.
"Je ne les ménageai point, et leur fis un
tableau d'ailleurs très-vrai de ce qui les attendait
s'ils ne se soumettaient pas franchement et de bonne foi à nos conventions".
|
Deux heures se passèrent ainsi :
lorsque je désespérai déjà d'arriver à mon but autrement que par la force, on
vint tout à coup m'annoncer qu'une grande pirogue poussait de terre et se
dirigeait vers le Serpent.
Elle portait un
pavillon parlementaire, et contenait mes Bambaras interprètes et plusieurs
chefs de la tribu. Peu d'instants après elle accostait, et mes Bambaras
montaient à bord accompagnés du chef d'Anné, nommé Dan, vieux noir aussi rusé
que féroce à l'occasion, du jeune chef d'Amanou, nommé Moussoua, que l'on
prétendait non moins intrépide qu'ennemi acharné des blancs, et enfin de trois
de leurs boys ou esclaves.
Je commençai par faire désarmer
ceux-ci, et ce début parut sérieusement intimider les deux chefs, qui pourtant
se rendirent, à mon invitation, sur le gaillard d'arrière, où le palabre[5] commença sur-le-champ. Je ne les
ménageai point, et leur fis un tableau d'ailleurs très-vrai de ce qui les attendait
s'ils ne se soumettaient pas franchement et de bonne foi à nos conventions.
Non-seulement, en effet, je pouvais facilement incendier leurs villages,
détruire leurs rares plantations et leurs nombreuses pirogues ; mais, en faisant
cinq ou six tours au milieu de leurs pêcheries et les renversant à l'aide de
mes roues, leur seul moyen d'existence, la pêche, leur était enlevé pour
longtemps. Le vieux Dan comprit parfaitement, et protesta de sa bonne volonté
et de son dévouement absolu ; mais, d'un autre côté, l'attitude dédaigneuse et
fière du jeune chef d'Amanou me déplut : en conséquence, je lui fis déclarer
que je le garderais en otage
jusqu'à parfait payement de la contribution de
guerre. Une heure après je recevais à bord une grande partie de cette
contribution, et le reste m'était promis pour mon retour. Je partis donc le
lendemain matin, et allai mouiller dans la journée vis-à-vis le beau village
d'Abata, que je ne connaissais que par ouï-dire, et où commençait la troque de
l'huile de palme. Dès notre arrivée, nous fûmes entourés par une innombrable
quantité de pirogues chargées de krous d'huile de palme[6]. J'y laissai le Marigot
avec les
traitants, et, après avoir pris à bord le chef même d'Abata, qui se proposa
comme pilote pour remonter le lac, je repartis le lendemain, emmenant avec moi
M. Dubuisson, dans le cas où la maladie m'enlèverait avant la fin de
l'exploitation, car il fallait bien, dans ce cas, un officier pour ramener le
navire. Il était environ trois heures de l'après-midi ; un orage épouvantable
s'était levé au moment de notre départ d'Abata, et ne nous avait pas quittés
depuis ; la foudre éclatait et tombait à tous moments autour de nous, et une
pluie torrentielle nous inondait. On ne se fait guère idée en Europe de ces
orages éclos sous le ciel torréfié de l'équateur, et dégageant une masse
électrique qui semble inépuisable. Malheur à l'Européen se débattant sous
l'influence de ce climat anormal, si, dans le moment où un pareil phénomène a
lieu, il est en la puissance d'une maladie tropicale !... Y eût-il encore
espoir de salut pour lui, que cet espoir s'évanouira en ces moments funestes,
car ce sont toujours ceux ou le mal reprend une nouvelle énergie !... Aussi
ressentions-nous tous un abattement extraordinaire qui augmentait encore notre
faiblesse. Le chef d'Abata qui nous servait de pilote ne quittait pas son poste
sur la passerelle, bien qu'il fût à peu près nu et qu'il fit une pluie battante
; à côté de lui se tenait le maître d'équipage de mes laptots, auquel il
expliquait par signes la route à suivre ; quant à moi, je m'étais mis le mieux
possible à l'abri sous une tente de l'avant des tambours, d'où je surveillais
la marche du bâtiment et les sondeurs à la perche[7] placés de chaque bord.
"L'Attitude dédaigneuse du jeune chef d'Amanou me déplut..." |
J'avoue que la fièvre et la lourdeur
de l'atmosphère m'avaient réduit à un tel état d'épuisement, que c'est à peine
si je pouvais distinguer à dix brasses du bord ; d'un autre côté, M. Dubuisson,
non moins maltraité que moi, se traînait sur l'arrière, auprès du timonier dont
il surveillait les mouvements. Le pont du navire avait plutôt l'air en ce
moment d'une cour d'hôpital que de toute autre chose. Le chef d'Abata, ayant
quitté la passerelle depuis un moment, vint me trouver avec l'un des
interprètes bambaras, et me demanda une potiche de rhum : nous passions en ce
moment devant une grande statue fétiche, placée sur le bord de la forêt, et
très-renommée dans le pays ; il voulait lui offrir une libation. En effet, il
vint se placer sur l'arrière, et là, se tournant vers la partie du rivage où se
trouvait le fétiche, il commença à verser le contenu de la potiche dans la
rivière en jetant de grands cris, et gesticulant comme un possédé. Cela fait,
il remonta sur la passerelle; mais aussitôt qu'il y fut arrivé, il se mit à en
redescendre précipitamment en criant plus fort que jamais, courut vers le
gaillard d'arrière, se jeta sur la barre du gouvernail, et la poussa toute d'un
bord... Il était trop tard !!... Le bâtiment donna un violent coup de talon,
puis un autre et s'arrêta court... Presque aussitôt les mécaniciens
s’élancèrent de la machine en criant : « Commandant ! nous sommes perdus !...
le fond du navire est crevé[8], et l'eau gagne partout !... »
En cet instant suprême, je ne
ressentis plus ni douleurs ni faiblesse. Je sautai dans la machine et fis
marcher en arrière... Ce fut inutile... le navire ne bougea pas... Je fis alors
éteindre les feux et remontai sur le pont, où, sur un signe, mes braves laptots
s'élancèrent de tous côtés à l'eau et plongèrent sous le navire pour s'assurer
de sa position... Bien que je marchasse lentement au moment de l'échouage, le Serpent
avait monté sur
un banc de roches friables, et s'y était fait une espèce de lit d'où il paraissait
fort difficile de le faire sortir... Il n'y avait pas dans cet échouage de la
faute de notre pilote, mais bien du maître d'équipage des laptots, qui, pendant
le peu d'instants employés par le premier à faire les libations à son maudit
fétiche, n'avait pas suivi, soit par négligence, soit qu'il eût mal compris, la
route qu'on lui avait indiquée ; d'autre part, les sondeurs ne purent prévenir
à temps pour stopper, rien dans l'état ni la couleur de l'eau ne marquant la
présence de ce banc, qui était tellement accore, que l'on passait subitement
d'un fond de dix pieds à un fond de deux
pieds. Le
mécanicien Lejuge plongea à trois reprises différentes pour essayer d'aveugler
les déchirures avec des paillets d'étoupe : à la troisième fois il se trompa de
route pour remonter sur l'eau, et au lieu de prendre par les côtés, prit par
l'avant, ce qui le fit se heurter plusieurs fois contre la coque du bâtiment.
Presque asphyxié, il n'eut que le temps de reparaître un instant à la surface
et de jeter un cri de détresse. Douze ou quinze laptots se précipitèrent aussitôt
à la rivière et parvinrent à le ramener à bord ; mais il était sans
connaissance, et, durant près d'une heure, notre docteur désespéra de le
rappeler à la vie[9]. Cependant nos efforts pour
aveugler la voie d'eau tant à l'intérieur qu'à l'extérieur n'avaient pas été
infructueux, et, à l'aide des pompes, des bailles et des seaux, on l'empêchait
de gagner d'une manière sensible. Je ne voulais point passer la nuit dans cette
périlleuse position sans tenter quelques moyens d'en sortir, et, à l'aide
d'ancres mouillées au loin et de petits câbles nommés grelins, j'installai un
appareil sur lequel je réunis toutes les forces de l'équipage Ce fut encore
inutilement : le pauvre Serpent ne bougea pas plus qu'auparavant.
Evidemment, il n'y avait d'autre moyen de le tirer de son échouage qu'en
l'allégeant de son charbon et de tous les grands poids qui se trouvaient à bord
: malheureusement je ne possédais, pour exécuter ce grand travail, qu'une seule
chaloupe et un petit canot ; de plus, qui m'assurait qu'en faisant à terre un
dépôt, mes hommes ne seraient pas attaqués et les objets déposés pillés ?
J'étais fort loin d'être rassuré sur les dispositions bienveillantes des
populations qui m'entouraient : j'en savais plusieurs alliées à la tribu
d'Amanou, dont nous n'étions éloignés que de cinq à six lieues ; et nul doute
que, lorsque ces derniers seraient prévenus de notre dangereuse situation, ils
n'excitassent, au risque même de la mort du jeune chef que nous avions entre
les mains, le pays à attaquer et enlever le navire à l'aide de leurs
innombrables pirogues, dont la plupart, fort grandes, peuvent contenir jusqu'à soixante
guerriers. Nous
étions certains, dans ce cas, d'être impitoyablement massacrés ; il ne nous
restait donc d'autre ressource que de faire sauter le navire dès que nous
verrions que nous avions le dessous. Je rassemblai mes braves laptots, car il
n'y avait à peu près qu'eux de valides, et je leur dépeignis en quelques mots
notre situation et tout ce que j'attendais de leur dévouement : ils me répondirent
par des acclamations. Quant à mes officiers et sous-officiers, il me restait
MM. Dubuisson et Bertrand, mon chirurgien, sur le courage et la résolution
desquels je savais pouvoir compter, ainsi que sur le capitaine d'armes Léon et
la maistrance du bord.
Je convins avec
mes officiers que, si l'attaque des naturels avait lieu cette nuit-là, et que
je succombasse un des premiers, Dubuisson prendrait le commandement du navire,
et, après lui, le capitaine d'armes Léon ; si Léon éprouvait le même sort, le
docteur Bertrand le prendrait à son tour, et ferait de son mieux, à l'aide des
maîtres et quartiers-maîtres de l'équipage noir.
Toutes ces
précautions prises, je fis charger la batterie à mitraille, apprêter les
bastingages et les armes, et placer des factionnaires sur tous les points du
bâtiment... Heureusement que le temps s'était embelli, et un beau clair de
lune nous permettait de voir à une certaine distance.
On
vint plusieurs fois me prévenir qu'on entendait à terre le bruit des tam-tams
et des trompes de guerre : de grands feux s'étendaient à perte de vue autour de
nous, et l'on distinguait de longues pirogues qui filaient silencieusement le
long du rivage. Je fis lancer de temps en temps quelques fusées pour indiquer
aux naturels que nous étions sur nos gardes : ces fusées seules étaient
capables de les effrayer et de les tenir à distance, car ils n'en avaient
jamais vu. Lorsque le jour parut, je ne tardai pas à être malheureusement
convaincu de la justesse de mes prévisions ; de nombreuses pirogues chargées de
naturels armés s'étaient rassemblées à une certaine distance du navire, et
leurs chefs semblaient se concerter sur ce qui leur restait à faire. Évidemment
leur intention avait été de nous attaquer la nuit, mais nos fusées les avaient
intimidés, comme je m'en étais douté. De nouvelles pirogues arrivaient à tout
instant, et quelques-unes, plus hardies que les autres, s'approchèrent à portée
de canon. Je fis alors venir le chef d'Abata, que je savais ami fidèle des
Français depuis la fondation du comptoir, et je lui dis que je comptais sur
lui pour aller trouver les chefs de ce rassemblement de pirogues, et les
prévenir que, si un seul coup de fusil était tiré contre le bateau à vapeur,
tous leurs villages et leurs pirogues seraient détruits comme celui de Yahou ;
qu'ils devaient bien réfléchir d'ailleurs que, le vapeur dût-il rester perdu
sur ces rochers, le grand chef des Français en enverrait bientôt trois ou
quatre autres s'il le fallait pour la remplacer, et qu'alors malheur serait à
ceux qui nous auraient attaqués !... qu'en conséquence je comptais, au
contraire, sur leur concours pour m'aider à débarquer mon charbon et relever le
navire... »
Après s'être bien fait expliquer
ces instructions, notre pilote se jeta à la nage et gagna la pirogue des
naturels la plus rapprochée. Bientôt toutes les autres vinrent l'entourer et se
masser en un groupe compact : si quelques coups à mitraille ou à obus étaient
tombés au milieu d'elles en ce moment, il ne s'en serait certainement pas échappé
dix ; mais ce n'était pas le moment. Je m'aperçus bientôt qu'une grande
hésitation se marquait dans leurs mouvements ; plusieurs même se séparèrent du
groupe et regagnèrent le rivage. Je voulus alors, en payant d’audace, décider
tout à fait la partie en ma faveur ; je fis armer un certain nombre de mes
laptots que j'envoyai dans la chaloupe sous la conduite de l'intrépide Baëdi
et d'un Bambara interprète, au milieu même des sauvages. Là, le Bambara déclara
de ma part aux chefs que j'avais absolument besoin pour débarquer mon charbon
de trois ou quatre de leurs grands canots de guerre, et qu'ils eussent à me les
envoyer sur le-champ : que du reste ils seraient récompensés de ce service par
quelques cadeaux de rhum et de tabac. Les chefs s'y refusèrent d'abord, mais
j'avais donné des ordres formels à Baëdi : il aborda sans plus de façon deux
des plus grandes pirogues, et, les faisant évacuer moitié de gré, moitié de
force, il les prit à la remorque et les amena à bord. Les sauvages, stupéfiés
de cette audace, n'osèrent pas tirer un coup de fusil, et une heure après il
n'y avait plus une seule de leurs embarcations en vue.
Toutefois, cet
isolement ne fut pas de longue durée ; d'autres pirogues ne tardèrent pas à
nous accoster, mais celles-là n'étaient pas armées et appartenaient en partie à
la grande tribu d'Abigan, dont nous n'étions pas fort éloignés. Les naturels
d'Abigan m'annoncèrent la prochaine venue de leur roi, qui avait eu
connaissance de notre échouage, et voulait m'offrir ses services. Il arriva en
effet le lendemain matin avec une pirogue chargée de moutons, de volailles et
de fruits qu'il m'offrit galamment. Je reconnus de mon mieux ces bienveillantes
attentions en lui offrant à mon tour des présents au nom du grand chef des
Français ; puis, dans la journée, je résolus de tirer parti de sa présence pour
tenter, par un dernier effort, d'enlever le Serpent
de son échouage.
En effet, tout notre charbon venait d'être débarqué, et le navire, fort allégé,
ne portait plus que faiblement sur les roches. Je fis donc monter à bord une
centaine environ de ses sauvages sujets, et les disposai sur le grelin venant
de l'ancre mouillée au large, pendant que mes laptots, ayant de l'eau seulement
jusqu'aux genoux, se plaçaient sur le banc de roches tout autour du navire. A
un signal donné, on commença à agir simultanément sur le grelin et le navire,
que les laptots essayaient de soulever, et un premier mouvement de marche se
fit sensiblement remarquer. Enfin, aux cris de joie de l'équipage et des
naturels eux-mêmes, le Serpent, cédant à ces efforts réitérés,
sortit de son dangereux échouage ; mais l'avarie était considérable, et je
devais songer à rentrer le plus tôt possible au comptoir pour la réparer, la
voie d'eau ne laissant pas un seul instant de repos à mes hommes. C'est aussi
ce que je fis dès le lendemain, aussitôt le charbon réembarqué. Quinze jours
après je franchissais la barre et prenais la mer pour regagner le Sénégal, ou
j'arrivai fort malade à la fin de mai. De là je fus dirigé sur la France ainsi
que mon chirurgien Bertrand, dont la santé se trouvait peut-être encore plus
altérée que lu mienne.
En terminant, je ne puis résister au
désir de citer un fait appartenant à l'histoire de cette
L'échouage du Serpent |
La nourriture de mes laptots se
composait de viande, de biscuit et de riz. Lors de ce malheureux échouage sur
les rochers d'Abigan, notre commis aux vivres se trouvait en proie à une fièvre
tellement violente, qu'il n'eut ni le courage, ni la force de s'occuper de la
distribution journalière des vivres. Comme il ne le dit à personne, ce fait
passa inaperçu au milieu des préoccupations de l'échouage, et nos laptots se
contentèrent durant toute la journée de leur galette de biscuit, sans même
prévenir le capitaine d'armes que j'occupais autre part. Le lendemain il en fut
de même ; et qu'on remarque bien pourtant que ces hommes travaillaient sans
relâche depuis quarante-huit heures au service des pompes, qu'ils étaient
placés sous le coup d'une lutte désespérée dans laquelle ils devaient déployer
toute leur énergie… Un seul repas aurait
manqué en cas pareil à nos matelots européens, que peut-être une sédition
funeste s'en serait suivie… Eh bien ! ce ne fut que le troisième jour, et
lorsque le navire fut à flot, que le maître d'équipage des laptots vint me
trouver, et me demanda tranquillement de vouloir bien ordonner la distribution
ordinaire des rations de viande….........
— Comment !... lui dis-je, est-ce que
les distributions de viande ne se sont pas faites ces jours derniers comme d’habitude ?
— Le commis aux vivres était bien
malade, commandant... et pendant tout le temps qu'on a été ainsi sur le point
de se battre, nous avons préféré ne rien dire !...
Ne peut-on tout oser avec de pareils
hommes ? C'était, du reste, la première fois que les laptots sénégalais sortaient de leur fleuve, où ils restent à naviguer ordinairement toute leur
vie, pour aller chercher les aventures à quatre cents lieues de leur pays. Il
avait fallu toute la confiance que je leur inspirais pour les décider à me
suivre, et leurs familles ne s'attendaient plus à les revoir. Aussi, lorsque mon pauvre Serpent, noir, avarié, coulant bas d'eau et
portant partout les marques de la pénible campagne qu'il venait d'accomplir,
franchit la barre du fleuve du Sénégal, lorsqu'il passa fièrement devant
Saint-Louis en saluant le gouverneur de ses treize coups de canon, la population
tout entière accourut sur les quais. Dès que j'eus touché terre avec mon canot,
je fus porté plutôt que conduit à l'hôtel du gouvernement. J'avoue que, malgré
l'état piteux où je me trouvais réduit, ce jour d'arrivée a été l'un des plus
beaux de ma vie !…
Auguste Bouët, LIEUTENANT DE VAISSEAU.
Source : Les grands dossiers de
L'Illustration, Les Expéditions africaines, © 1987 by Sefag et L’Illustration ; pp.
11-14 (Illustrations originales d'après des dessins de M. Kerjean).
[1] - On
appelle marigot un cours d’eau formé par les eaux pluviales, où il n’y a
presque pas de courant.
[3]
- Il vient de recevoir la décoration
de la Légion d’honneur à la promotion du 10
décembre dernier.
[4]
- Je demande pardon d'être obligé de
me servir quelquefois de termes maritimes que je ne pourrais remplacer que par
de longues périphrases. Ainsi mouiller
c'est laisser tomber l'ancre et
arrêter le navire ; une conserve
est un bâtiment naviguant en
compagnie d'un autre; s'embosser,
c'est placer le navire dans la
position la plus avantageuse pour que son artillerie puisse battre l'endroit
qu'il attaque ; enfin les bastingages
dont je parle étaient des tôles
élevées à hauteur d'homme tout autour du vapeur et destinées à nous garantir
des balles.
[7]
- Lorsqu'on se trouve dans une rivière
où il y a peu d'eau et que l'on ne connaît pas, on ne sonde plus avec le plomb
ordinaire de sonde, mais avec une perche qui avertit bien plus rapidement de la
diminution du fond.
[9]
- Plus tard il répara les avaries du Serpent et le rendit apte à reprendre la mer en
allant lui-même appliquer des tôles sous
le navire, aux endroits
déchirés, et passant les boulons dans les trous qui avaient été pratiqués â
l'intérieur : c'est une opération qui n'est d'ordinaire faisable que sur les
chantiers. Lejuge vient aussi d'être porté pour recevoir la médaille d'or comme
récompense de sa brillante conduite durant cette campagne.
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