vendredi 1 mars 2019

Le testament politique de Bernard Zadi, par Macaire Etty


Publié à titre posthume, un an après sa mort, Mes dernières paroles pour l’Afrique[1] de Bernard Zadi est un manifeste clairement destiné à l’élite intellectuelle ivoirienne, et au-delà, africaine ; car les problèmes qui se posent à l’intelligentsia ivoirienne sont les mêmes dans tous les pays africains.
Zadi part d’un constat douloureux. Face à la désertion des intellectuels ivoiriens et africains de leur mission de guides, d’éclaireurs et de sentinelles, en faveur du champ politique, la cité (dans le sens qu’entend Platon) ivoirienne, sans lumières et sans guides, a sombré dans un état de déliquescence avancée. Dans ce livre, il relève, parmi tant d’autres, cinq causes de cette déréliction : l’âpreté au gain, le refus de l’autocritique, la capture linguistique, le hiatus entre les régimes politiques et les traditions africaines et, enfin, la balkanisation de l’Afrique. Ces « ténias » ont, lentement mais sûrement, déconstruit la société ivoirienne, l’exposant à tous les dangers et à tous les prédateurs. Au bout du processus, menacent l’inertie et le chaos. Et le maître de réagir, à travers cette interrogation rhétorique : « L’élite ivoirienne et africaine doit-elle s’accommoder, insouciante et aboulique, de cette situation de naufrage ? » (Page 32). La réponse tombe sans ambigüité : « Non ! Elle doit perdre ses illusions, s’organiser pour découvrir sa mission et l’accomplir, courageusement, dignement, afin de mettre fin au processus de pillage de notre continent » (pages 33). Mais comment procéder ? C’est une telle problématique qui a amené le maître, après une longue observation de notre société, à proposer comme thérapie le « MODEL », (mouvement des élites pour les lumières), dont le présent livre est le manifeste. Il s’agit d’appeler les enseignants, les chercheurs, les étudiants, les journalistes de haut niveau, les créateurs d’art et de littérature, tous ceux qui se réclament intellectuels à se « rassembler autour d’une idée : la renaissance de l’Afrique-mère, l’édification de puissants mouvements de lumière », « à se débarrasser de tout complexe d’infériorité vis-à-vis de tout pouvoir, de toute puissance et de toute force que ce soit » et à « mettre à l’ordre du jour » de leurs réflexions les valeurs propres à aider au « renouveau de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique » (page 53). En termes autres, il urge que notre pays se pousse une tête bien sienne, une élite déterminée à éclairer de ses lumières la masse et à se constituer en contre-pouvoir de sorte que ses vues infléchissent sur la marche de la nation. Car comme le dit si bien Gustave Le Bon, « Le véritable progrès démocratique n’est pas d’abaisser l’élite au niveau de la foule, mais d’élever la foule vers l’élite » (in Hier et demain).
Une lecture attentive du livre de Zadi révèle qu’il constitue un document de référence, un guide, une boussole pour réorienter l’intelligentsia ivoirienne, qui, il faut le dire, déboussolée, émiettée, navigue à vue. Il pose des bases solides d’unification des tendances intellectuelles ivoiriennes et africaines. L’ouvrage se veut la fondation d’un édifice d’idées appelées à illuminer toute la nation, voire toute l’Afrique. Le livre de Zadi, par son projet philosophique, [s’il est] exploité à bon escient, est susceptible de désenvoûter tous les intellectuels « possédés » par des esprits comme la politique, l’argent et le tribalisme. Il a le pouvoir de recentrer les valeurs qui fondent la société humaine et africaine.
Au niveau de la forme, l’ouvrage se distingue par sa brièveté, sa clarté et son pragmatisme. L’utilisation d’un niveau de langue moyen, accessible …est aussi impressionnante. Un acte d’humilité qui traduit le souci de Zadi de communiquer et de se faire comprendre. De ce fait, le livre a une valeur didactique énorme et une admirable dimension pédagogique.
Bien que doté d’un élan « enthousiasmant », les intellectuels ivoiriens qui doivent se l’approprier ont le devoir d’approfondir certains points du manifeste en faisant preuve d’esprit critique et d’ouverture. Les rapports entre le mouvement et la politique ont besoin d’être mieux expliqués à partir des questions suivantes : le Mouvement est certes apolitique, mais prendrait-il position face à des questions politiques cruciales engageant le destin de la nation ? Se garderait-il d’être un mouvement de dénonciation et de critique ? Les membres ayant le droit de militer dans des partis politiques, s’ils sont élus députés ou nommés ministres, continueront-ils d’être membres du Mouvement avec tout le risque que cela contient ? D’autres obstacles méritent d’être évoqués. La société à éduquer est viciée et corrompue. Les intellectuels ou du moins les universitaires, depuis 1990, sont devenus les idéologues des partis politiques. Ils ont troqué leur toge contre des postes de responsabilité dans l’administration publique et contre de l’argent. Les journalistes clochardisés ne doivent leur survie que par la production de « papiers alimentaires » et souvent porteurs de germes de division et de haine.
La graine du maître aura-t-elle une terre où s’ensemencer et germer ? Trouverons-nous dans ce pays un homme détaché, désintéressé, mû par de nobles intentions, pour tirer le train ? Jean Dion écrit : « La richesse, le confort et, accessoirement, l’ineptie d’une nation se mesurent aux sujets de préoccupation de ses élites » (in le journal québécois Le Devoir du 11 février 1999).
Le maître a fait son devoir en laissant aux Ivoiriens un testament. A l’élite de jouer sa partition en s’imposant comme un véritable modèle.

M. Etty

Source : Le Nouveau Courrier 12 avril 2013


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[1] - Frat-Mat éditions, 2013.

1 commentaire:

  1. Je crois que la situation de la Côte d'ivoire appelle moins une entreprise didactique pour éclairer les populations qu'un changement de comportement dans la gestion des affaires du pays. Ceux que nous appelons les élites sont des personnes de niveau universitaire qui ont pour cette raison chaussé les bottes abandonnées par les colons au moment de leur départ. Il ne convient pas de les appeler des intellectuels. Ce qu'on attend d'eux, c'est à la fois une meilleure analyse de la situation du pays pour bien la gérer et une grande écoute de ceux qui prennent le temps de réfléchir sur les situations sociales et les besoins des populations. Faisons attention à l'image de l'intellectuel guidant le peuple en Afrique et l'inondant de sa lumière.

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