On n’avait pas encore enseveli l’ami Séry Bailly qu’un autre ami s’en allait. Barthélemy Kotchy, professeur de lettres, président honoraire de l`ASCAD, est mort le 19 janvier. Je l’ai connu de nom et l’ai peut-être entrevu une ou deux fois du temps que nous étions étudiants, lui à Toulouse et moi à Strasbourg. C’était en 1960, l’année de l’« indépendance façon » mais aussi l’année où je présidais l’Union générale des étudiants de Côte d’Ivoire (UGECI) alors que le système houphouéto-foccartien nous avait déclaré la guerre. Quelques-uns de nos soutiens les plus fermes venaient de Toulouse et ils avaient noms Marcel Etté, Barthélémy Kotchy, entre autres. En février 1995, lors de mon premier retour au pays après 36 ans d’errance pour des raisons de convenance personnelle, parmi les trois ou quatre maisons, hors celles de mes proches parents, où mon épouse et moi avons été reçus, il y eut celle des Kotchy. Et cela devint une habitude. A chacun de mes retours suivants, je n’ai jamais manqué d’y faire halte au moins une fois. Nous nous voyions aussi à Paris chaque fois qu’il y passait.
La dernière fois que j’ai revu celui que j’appelais Barth, c’est au mois de juin 2017. Il m’avait invité à déjeuner et ce fut l’occasion de lier connaissance avec René Edi, le seul de ses proches parents encore vivants que je connaisse et à qui je présente mes condoléances.
Un autre proche de Barth m’était bien connu. Déjà à Bingerville, où il était élève à l’EPS et où il venait quelques fois rendre visite à mon père. Puis nous fumes compagnons sur la frégate L’Aventure, de Port-Bouët à Dakar, puis sur le paquebot Médie II, de Dakar à Marseille. Il s’appelait Ernest Boka…
A l’occasion de cet hommage, et comme nous sommes dans la semaine de la Journée internationale des femmes, nous voulons au nom de Barthélémy Kotchy associer celui d’une femme, Marguerite Sacoum, la veuve d’Ernest Boka et l’une des héroïnes du mouvement anticolonialiste ivoirien des années quarante du siècle dernier, dont il a célébré le courage, l’abnégation et la dignité dans le texte ci-après.
Marcel Amondji (11 mars 2019)
PAR BARTHÉLÉMY KOTCHY
Le lundi 30 juillet à 20 h 30, Marguerite Sacoum, la mère, s'est
éteinte brusquement dans la plus grande discrétion. C'est une page de
l'histoire de la lutte anticolonialiste menée par ces femmes qui se sont
distinguées par leur marche sur la prison de Grand-Bassam où croupissaient les
militants politiques du PDCI-RDA, qui vient d'être tournée. Mais l'histoire de
la Côte d'Ivoire combattante ne saurait enfouir à jamais dans l'abîme ceux et
celles qui ont sacrifié une bonne partie de leur tendre jeunesse, de leur
beauté juvénile, pour que vive la Côte d'Ivoire moderne, hors du joug colonial.
C'est pourquoi entre les plus beaux noms celui de Marguerite Sacoum
sera le plus beau. Aux historiens politologues, je laisse le soin d'immortaliser
celle qui fut une jeune mère parmi les mères qui ont contribué a fonder la Côte
d'Ivoire d'aujourd'hui.
Aussi, pour évoquer le souvenir de celle qui nous quitte, avons-nous
choisi de traiter le thème de la Mère qui lui sied si bien en cette circonstance.
En effet, ce concept « Mère » est un concept global. Il signifie toute
femme qui a engendré et dont le fruit de sa reproduction est une des
composantes de la nation et contribue ainsi d'une manière ou d'une autre à son
développement. À ce niveau, nous pouvons dire que la Mère est en général
fondatrice parce qu'elle est la base, le socle de toute famille, de tout pays.
Sous l'angle politique, Marguerite Sacoum, comme nous le disions plus
haut, est une des mères de la nouvelle Côte d'Ivoire. Enfin, sous un angle
étroit et strictement familial, c'est la femme par rapport aux enfants, celle
qui les a conçus et qui assure leur protection, leur éducation. C'est dans ce
contexte que nous voudrions aborder notre intervention.
Donc, je me bornerai à évoquer le souvenir de la Mère généreuse et
tutélaire, dont l'amour le plus puissant est symbolisé par trois valeurs
cardinales, à savoir : le courage, l'abnégation et la dignité.
1/ Le courage
Quand en 1957, en vacances en Côte d'Ivoire, je rencontrai pour la
première fois la tante Marguerite Sacoum aux côtés de l'oncle Ernest Boka,
c'était une femme élégante, rayonnant de toute sa splendeur, signe de lueur de
la victoire de cette longue et âpre lutte contre les colonialistes. Nous étions
effectivement à l'aurore de la Loi-cadre.
Quand en novembre 1968, je regagnai définitivement la Côte d'Ivoire, je
retrouvai Marguerite Sacoum, solitaire, déchue de tous ses privilèges
politiques ; démunie, mais entourée de ses cinq enfants mineurs dont elle
devait pourvoir aux besoins quotidiens. Et elle n'avait pour seule ressource
que le petit commerce de la vente des galettes (alloco).
Faut-il s'étonner de cette déchéance ? La Côte d'Ivoire venait de vivre
une période de tempête sauvage, celle que notre ami Samba Diarra qualifie, à
juste titre, « de faux complots ». C'est à l'occasion de cette tragi-comédie
que le père de ses deux derniers enfants fut immolé en holocauste.
Face au montage ignominieux tendant à salir Ernest Boka, la Mère Sacoum
dut prendre énergiquement position pour défendre sa mémoire et la marque
d'honneur future de ses petits héritiers. Des lors, elle et sa progéniture
furent considérés comme de véritables parias. Elle n'avait pratiquement plus
d'amis, sort réservé d'ailleurs aux familles des prisonniers des prétendus
complots.
C'est alors que Marguerite Sacoum, la Mère, se remit debout, armée de
courage pour assumer son destin et celui de ses enfants. Voilà la Mère, engagée
naguère dans la lutte anticolonialiste, muée aujourd'hui en « mère courage »
qui doit bander sa volonté et réunir toute sa force morale, toute son énergie
physique, prendre de nouvelles dispositions de cœur pour affronter toutes
sortes d'adversités afin de sauver les enfants. Il lui fallait :
-
d'abord, se battre pour préserver le
patronyme qu'on voulait leur arracher ; or le nom en Afrique n'est pas
seulement un signe identitaire, mais encore et surtout une force vitale
héréditaire ;
-
ensuite, assumer les charges de leur éducation
et de leur protection ;
-
enfin, les sentant menacés physiquement, à
l'instar de Joseph et de Marie qui, pour sauver Jésus, le nouveau-né, du
massacre d'Hérode, l'éloignèrent de Bethléem, la Mère Marguerite Sacoum aussi,
dut faire le sacrifice financier pour envoyer à l'étranger ses descendants et
les préserver ainsi de tout danger. Peu lui chaut, toute cette gamme de
menaces, de médisances et d'humiliations. Elle sut donc demeurer impassible
mais vigilante et haut les cœurs (sursum corda) dans la lutte et dans
la foi.
Seuls comptent alors
pour elle la vie et l'avenir de ses enfants. C'est sous cet angle que son
courage sera renforcé par le sens aigu de l'abnégation.
2/ L'abnégation
Je voudrais me référer ici au vocabulaire ecclésiastique « abnégation
» pour caractériser cet autre pan de vie de la Mère. Le concept signifie alors
« renoncement, sacrifice pour autrui de ce qui est pour soi l'essentiel ».
En effet, qui aurait
pu penser un seul instant que celle qui avait déjà offert à la Côte d'Ivoire, comme
nous le soulignions plus haut, par le biais de son parti, fo PDCI-RDA, une
partie de sa jeunesse et qui, par conséquent, était appelée à jouir pleinement
du reste de son existence, devait tout d'un coup renoncer à tout, pour le
bonheur de ses enfants.
De ce fait, elle qui
était, pour ainsi dire, prédestinée à vivre autrement dans une résidence
somptueuse a choisi de demeurer dans sa modeste maison de Belleville, à
Treichville. Elle qui aurait pu continuer à se parer de bijoux d'or, à
s'habiller somptueusement et à vivre paisiblement sa vie, a décidé de se vêtir
désormais plus sobrement et de s'engager dans une lutte âpre pour sauver le
fruit de ses entrailles. Elle qui naguère était considérée comme un des moteurs
féminins de son parti, le PDCI-RDA, toujours au rendez-vous de toutes les
manifestations importantes, a dû tout d'un coup, rompre, pendant un bon moment,
les amarres qui l'attachaient aux structures fondamentales de son parti.
Aussi choisit-elle
dorénavant une existence austère d'ermite toute vouée aux durs labeurs et à la
prière, en vue de construire l'avenir de ses enfants. Mais elle ne pouvait
concevoir ce don de soi, cet amour profond pour autrui sans cultiver la
dignité.
3/ La dignité
Malgré toutes les vicissitudes traversées, jamais je n'ai vu ni entendu
Marguerite se lamenter sur sa vie quotidienne. Au contraire, face aux malheurs,
elle a toujours adopté une attitude stoïque. Aussi m'a-t-elle souvent rappelé
l'enseignement du philosophe grec Zénon dont la doctrine morale consistait à
n'obéir qu'à la raison, à se rendre maître de soi, à pratiquer l'effort et à
supporter avec fermeté les malheurs de la vie.
Cette conception du philosophe Zénon devant la douleur et le malheur
correspond quelque peu à la conception de la vie de la Mère Marguerite Sacoum.
Bien sûr que, face à la douleur, au malheur, elle ne gémit ni ne pleure. Mais
elle prie et se bat ; elle agit alors pour transformer le malheur en bonheur,
l'échec en victoire. Sa vie est une lutte constante contre elle-même pour
trouver la mesure pour améliorer son existence, celle de ses enfants et de son
environnement, car la dignité, c'est avant tout le respect qu'on a pour
soi-même, la noblesse qu'on imprime à son comportement, à tous les actes qu'on
pose. Elle abhorre les bassesses, elle exige de la hauteur « Semper in altum ». Toujours le
dépassement. Aussi est-elle soutenue par le courage moral, l'effort,
l'abnégation.
Nous comprenons alors pourquoi la Mère n'a jamais accepté de chercher à
emprunter les voies faciles. Pour elle, dès lors, la dignité est sœur de la
lutte, parce qu'elle concourt à l'amélioration de l'existence, donc de la
réussite.
C'est en définitive par la porte étroite du courage, de l'abnégation,
de la dignité que Marguerite Sacoum « Mère courage », selon le dramaturge
allemand Berthold Brecht, qu'elle a contribué à poser les jalons de
l'Indépendance de la Côte d'Ivoire et à élever dignement ses cinq enfants.
Alors, cette Mère a-t-elle réussi sa vie ?
Si la réussite pour
certains est synonyme de l'accumulation matérielle sans aucun fondement moral
et spirituel, je dirai que la Mère Marguerite Sacoum a vécu pour rien. Or selon
moi, la réussite, c'est avant tout la réalisation progressive de tous les buts
que l'on s'est fixés. Marguerite a été effectivement une mère accomplie :
d'abord à l'égard de la nation, elle a participé à sa transformation par la
lutte politique ; ensuite au regard de ses enfants, elle s'est acharnée à leur
donner une bonne éducation et une solide formation.
Aujourd'hui, elle
peut donc servir de boussole à la génération présente et future.
Mère Marguerite Sacoum, ta mission sur terre est bien terminée. Tu peux
reposer en paix en terre ivoirienne !
B. Kotchy (Abidjan, le 21 février 2001)
Source : « Quand
Barthélémy raconte N’Guessan-Kotchy », Nei-Ceda, Abidjan 2012 ;
pp. 151-155.
([1]) - Avant de
devenir l’épouse en secondes noces d’Ernest Boka, Marguerite Sacoum avait été l’une
des principales animatrices des sections féminines du Mouvement
anticolonialiste ivoirien, qui furent particulièrement actives durant l’année
cruciale 1950. D’après Henriette Diabaté, « La
prise de conscience par les femmes du rôle qu’elles pouvaient jouer a été en
grande partie suscitée par Marguerite Sacoum, dont l’époux, Jacob Williams,
était l’un des prisonniers ». Elle fut à l’initiative, notamment, de
la célèbre « Marche des femmes sur Grand-Bassam ».
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