lundi 11 mars 2019

NOTRE HOMMAGE AU PROFESSEUR BATHÉLÉMY KOTCHY


On n’avait pas encore enseveli l’ami Séry Bailly qu’un autre ami s’en allait. Barthélemy Kotchy, professeur de lettres, président honoraire de l`ASCAD, est mort le 19 janvier. Je l’ai connu de nom et l’ai peut-être entrevu une ou deux fois du temps que nous étions étudiants, lui à Toulouse et moi à Strasbourg. C’était en 1960, l’année de l’« indépendance façon » mais aussi l’année où je présidais l’Union générale des étudiants de Côte d’Ivoire (UGECI) alors que le système houphouéto-foccartien nous avait déclaré la guerre. Quelques-uns de nos soutiens les plus fermes venaient de Toulouse et ils avaient noms Marcel Etté, Barthélémy Kotchy, entre autres. En février 1995, lors de mon premier retour au pays après 36 ans d’errance pour des raisons de convenance personnelle, parmi les trois ou quatre maisons, hors celles de mes proches parents, où mon épouse et moi avons été reçus, il y eut celle des Kotchy. Et cela devint une habitude. A chacun de mes retours suivants, je n’ai jamais manqué d’y faire halte au moins une fois. Nous nous voyions aussi à Paris chaque fois qu’il y passait.
La dernière fois que j’ai revu celui que j’appelais Barth, c’est au mois de juin 2017. Il m’avait invité à déjeuner et ce fut l’occasion de lier connaissance avec René Edi, le seul de ses proches parents encore vivants que je connaisse et à qui je présente mes condoléances.
Un autre proche de Barth m’était bien connu. Déjà à Bingerville, où il était élève à l’EPS et où il venait quelques fois rendre visite à mon père. Puis nous fumes compagnons sur la frégate L’Aventure, de Port-Bouët à Dakar, puis sur le paquebot Médie II, de Dakar à Marseille. Il s’appelait Ernest Boka…
A l’occasion de cet hommage, et comme nous sommes dans la semaine de la Journée internationale des femmes, nous voulons au nom de Barthélémy Kotchy associer celui d’une femme, Marguerite Sacoum, la veuve d’Ernest Boka et l’une des héroïnes du mouvement anticolonialiste ivoirien des années quarante du siècle dernier, dont il a célébré le courage, l’abnégation et la dignité dans le texte ci-après.

Marcel Amondji (11 mars 2019)


HOMMAGE À MARGUERITE SACOUM[1]
PAR BARTHÉLÉMY KOTCHY

Le lundi 30 juillet à 20 h 30, Marguerite Sacoum, la mère, s'est éteinte brusquement dans la plus grande discrétion. C'est une page de l'histoire de la lutte anticolonialiste menée par ces femmes qui se sont distinguées par leur marche sur la prison de Grand-Bassam où croupissaient les militants politiques du PDCI-RDA, qui vient d'être tournée. Mais l'histoire de la Côte d'Ivoire combat­tante ne saurait enfouir à jamais dans l'abîme ceux et celles qui ont sacrifié une bonne partie de leur tendre jeunesse, de leur beauté juvénile, pour que vive la Côte d'Ivoire moderne, hors du joug colonial.
C'est pourquoi entre les plus beaux noms celui de Marguerite Sacoum sera le plus beau. Aux historiens politologues, je laisse le soin d'immortaliser celle qui fut une jeune mère parmi les mères qui ont contribué a fonder la Côte d'Ivoire d'aujourd'hui.
Aussi, pour évoquer le souvenir de celle qui nous quitte, avons-nous choisi de traiter le thème de la Mère qui lui sied si bien en cette circonstance.
En effet, ce concept « Mère » est un concept global. Il signifie toute femme qui a engendré et dont le fruit de sa reproduction est une des composantes de la nation et contribue ainsi d'une manière ou d'une autre à son développement. À ce niveau, nous pouvons dire que la Mère est en général fondatrice parce qu'elle est la base, le socle de toute famille, de tout pays.
Sous l'angle politique, Marguerite Sacoum, comme nous le disions plus haut, est une des mères de la nouvelle Côte d'Ivoire. Enfin, sous un angle étroit et strictement familial, c'est la femme par rapport aux enfants, celle qui les a conçus et qui assure leur protection, leur éducation. C'est dans ce contexte que nous voudrions aborder notre intervention.
Donc, je me bornerai à évoquer le souvenir de la Mère généreuse et tutélaire, dont l'amour le plus puissant est symbolisé par trois valeurs cardinales, à savoir : le courage, l'abnégation et la dignité.

1/ Le courage
Quand en 1957, en vacances en Côte d'Ivoire, je rencontrai pour la première fois la tante Marguerite Sacoum aux côtés de l'oncle Ernest Boka, c'était une femme élégante, rayonnant de toute sa splendeur, signe de lueur de la victoire de cette longue et âpre lutte contre les colonialistes. Nous étions effectivement à l'aurore de la Loi-cadre.
Quand en novembre 1968, je regagnai définitivement la Côte d'Ivoire, je retrouvai Marguerite Sacoum, solitaire, déchue de tous ses privilèges politiques ; démunie, mais entourée de ses cinq enfants mineurs dont elle devait pourvoir aux besoins quotidiens. Et elle n'avait pour seule ressource que le petit commerce de la vente des galettes (alloco).
Faut-il s'étonner de cette déchéance ? La Côte d'Ivoire venait de vivre une période de tempête sauvage, celle que notre ami Samba Diarra qualifie, à juste titre, « de faux complots ». C'est à l'occasion de cette tragi-comédie que le père de ses deux derniers enfants fut immolé en holocauste.
Face au montage ignominieux tendant à salir Ernest Boka, la Mère Sacoum dut prendre énergiquement position pour défendre sa mémoire et la marque d'honneur future de ses petits héritiers. Des lors, elle et sa progéniture furent considérés comme de véritables parias. Elle n'avait pratiquement plus d'amis, sort réservé d'ailleurs aux familles des prisonniers des prétendus complots.
C'est alors que Marguerite Sacoum, la Mère, se remit debout, armée de courage pour assumer son destin et celui de ses enfants. Voilà la Mère, engagée naguère dans la lutte anticolonialiste, muée aujourd'hui en « mère courage » qui doit bander sa volonté et réunir toute sa force morale, toute son énergie physique, prendre de nou­velles dispositions de cœur pour affronter toutes sortes d'adversités afin de sauver les enfants. Il lui fallait :
-   d'abord, se battre pour préserver le patronyme qu'on voulait leur arracher ; or le nom en Afrique n'est pas seulement un signe iden­titaire, mais encore et surtout une force vitale héréditaire ;
-   ensuite, assumer les charges de leur éducation et de leur protection ;
-   enfin, les sentant menacés physiquement, à l'instar de Joseph et de Marie qui, pour sauver Jésus, le nouveau-né, du massacre d'Hérode, l'éloignèrent de Bethléem, la Mère Marguerite Sacoum aussi, dut faire le sacrifice financier pour envoyer à l'étranger ses descendants et les préserver ainsi de tout danger. Peu lui chaut, toute cette gamme de menaces, de médisances et d'humiliations. Elle sut donc demeurer impassible mais vigi­lante et haut les cœurs (sursum corda) dans la lutte et dans la foi.
Seuls comptent alors pour elle la vie et l'avenir de ses enfants. C'est sous cet angle que son courage sera renforcé par le sens aigu de l'abnégation.

2/ L'abnégation
Je voudrais me référer ici au vocabulaire ecclésiastique « abnéga­tion » pour caractériser cet autre pan de vie de la Mère. Le concept signifie alors « renoncement, sacrifice pour autrui de ce qui est pour soi l'essentiel ».
En effet, qui aurait pu penser un seul instant que celle qui avait déjà offert à la Côte d'Ivoire, comme nous le soulignions plus haut, par le biais de son parti, fo PDCI-RDA, une partie de sa jeunesse et qui, par conséquent, était appelée à jouir pleinement du reste de son existence, devait tout d'un coup renoncer à tout, pour le bonheur de ses enfants.
De ce fait, elle qui était, pour ainsi dire, prédestinée à vivre autrement dans une résidence somptueuse a choisi de demeurer dans sa modeste maison de Belleville, à Treichville. Elle qui aurait pu continuer à se parer de bijoux d'or, à s'habiller somptueusement et à vivre paisiblement sa vie, a décidé de se vêtir désormais plus sobrement et de s'engager dans une lutte âpre pour sauver le fruit de ses entrailles. Elle qui naguère était considérée comme un des moteurs féminins de son parti, le PDCI-RDA, toujours au rendez-vous de toutes les manifestations importantes, a dû tout d'un coup, rompre, pendant un bon moment, les amarres qui l'attachaient aux structures fondamentales de son parti.
Aussi choisit-elle dorénavant une existence austère d'ermite toute vouée aux durs labeurs et à la prière, en vue de construire l'avenir de ses enfants. Mais elle ne pouvait concevoir ce don de soi, cet amour profond pour autrui sans cultiver la dignité.

3/ La dignité
Malgré toutes les vicissitudes traversées, jamais je n'ai vu ni entendu Marguerite se lamenter sur sa vie quotidienne. Au contraire, face aux malheurs, elle a toujours adopté une attitude stoïque. Aussi m'a-t-elle souvent rappelé l'enseignement du philosophe grec Zénon dont la doctrine morale consistait à n'obéir qu'à la raison, à se rendre maître de soi, à pratiquer l'effort et à supporter avec fermeté les malheurs de la vie.
Cette conception du philosophe Zénon devant la douleur et le malheur correspond quelque peu à la conception de la vie de la Mère Marguerite Sacoum. Bien sûr que, face à la douleur, au malheur, elle ne gémit ni ne pleure. Mais elle prie et se bat ; elle agit alors pour transformer le malheur en bonheur, l'échec en victoire. Sa vie est une lutte constante contre elle-même pour trouver la mesure pour améliorer son existence, celle de ses enfants et de son environ­nement, car la dignité, c'est avant tout le respect qu'on a pour soi-même, la noblesse qu'on imprime à son comportement, à tous les actes qu'on pose. Elle abhorre les bassesses, elle exige de la hau­teur « Semper in altum ». Toujours le dépassement. Aussi est-elle soutenue par le courage moral, l'effort, l'abnégation.
Nous comprenons alors pourquoi la Mère n'a jamais accepté de chercher à emprunter les voies faciles. Pour elle, dès lors, la dignité est sœur de la lutte, parce qu'elle concourt à l'amélioration de l'existence, donc de la réussite.
C'est en définitive par la porte étroite du courage, de l'abnégation, de la dignité que Marguerite Sacoum « Mère courage », selon le dramaturge allemand Berthold Brecht, qu'elle a contribué à poser les jalons de l'Indépendance de la Côte d'Ivoire et à élever dignement ses cinq enfants.
Alors, cette Mère a-t-elle réussi sa vie ?
Si la réussite pour certains est synonyme de l'accumulation matérielle sans aucun fondement moral et spirituel, je dirai que la Mère Marguerite Sacoum a vécu pour rien. Or selon moi, la réussite, c'est avant tout la réalisation progressive de tous les buts que l'on s'est fixés. Marguerite a été effectivement une mère accomplie : d'abord à l'égard de la nation, elle a participé à sa transformation par la lutte politique ; ensuite au regard de ses enfants, elle s'est acharnée à leur donner une bonne éducation et une solide formation.
Aujourd'hui, elle peut donc servir de boussole à la génération présente et future.
Mère Marguerite Sacoum, ta mission sur terre est bien terminée. Tu peux reposer en paix en terre ivoirienne !

B. Kotchy (Abidjan, le 21 février 2001)

Source : « Quand Barthélémy raconte N’Guessan-Kotchy », Nei-Ceda, Abidjan 2012 ; pp. 151-155.


([1]) - Avant de devenir l’épouse en secondes noces d’Ernest Boka, Marguerite Sacoum avait été l’une des principales animatrices des sections féminines du Mouvement anticolonialiste ivoirien, qui furent particulièrement actives durant l’année cruciale 1950. D’après Henriette Diabaté, « La prise de conscience par les femmes du rôle qu’elles pouvaient jouer a été en grande partie suscitée par Marguerite Sacoum, dont l’époux, Jacob Williams, était l’un des prisonniers ». Elle fut à l’initiative, notamment, de la célèbre « Marche des femmes sur Grand-Bassam ». 

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