Je n’avais rien compris à ce que
l’écrivain Slimane Zeghidour appelle « le secret de famille de la République ».
Au fil de mon enquête, j’ai découvert un monde
souterrain
Lorsque j’ai pris en charge
l’instruction de l’affaire Elf, j’avais en face de moi les puissants du pétrole
français, je n’aimais pas leur arrogance, la façon qu’ils avaient de se servir
dans les caisses, mais lorsqu’ils invoquaient les intérêts supérieurs du pays,
j’étais prête à les croire.
Je sortais de plusieurs années en
détachement au ministère des Finances, entourée de hauts fonctionnaires
intègres, d’une compétence absolue.
J’avais confiance dans les institutions
de mon pays d’adoption. Je n’imaginais pas que la finalité des dirigeants des
sociétés nationales du pétrole fût autre chose que le bien commun. Je traquais
les dérives et non le système lui-même.
Pourtant, au fil de mon enquête, j’ai
découvert un monde souterrain. Magistrate, limitée par le cadre de ma saisine
et des compétences nationales, je devais m’arrêter sur le seuil de certaines
portes, qui menaient vers l’étranger.
Je découvrais des chemins qu’il aurait
été passionnant de remonter, des connexions qui m’ahurissaient. Avec des
chiffres, des comptes, nous avions sous nos yeux le déchiffrage d’un vaste
réseau de corruption institutionnalisé, dont les fils étaient reliés en direct
à l’Elysée.
Ce n’était pas mon rôle d’en tirer les
conclusions politiques, mais j’en ai gardé l’empreinte. Nous avions dessiné
alors un vaste schéma, que j’ai toujours avec moi. Il fait huit mètres une fois
déplié.
Il serpente depuis le bureau d’un
directeur des hydrocarbures d’Elf, jusqu’à des comptes obscurs alimentés par le
Gabon, aux mains d’Omar Bongo : quarante ans de pouvoir et une difficulté
récurrente à distinguer sa tirelire et sa famille d’une part, le budget de
l’Etat et le Gouvernement d’autre part.
J’emporte souvent ce schéma avec moi, au
fil des rendez-vous. Je l’étale sur les tables, un peu comme un capitaine au
combat sort ses vieilles cartes.
Les positions ont
sans doute varié, les techniques de camouflage se sont sophistiquées, mais le
système est là : les tyrans sont des amis que la France a placés au pouvoir et
dont elle protège la fortune et l’influence par de vastes réseaux de corruption
; en échange ils veillent sur les intérêts et les ressources des entreprises
françaises venues creuser le sol. Tout ce beau monde a intérêt à ce que rien,
jamais, ne stimule ni les institutions ni l’économie des pays.
La France aide à appauvrir le Gabon.
Et si je m’arrête un instant au Gabon,
qu’est-ce que j’y vois ? Un pays riche qui exporte plus de treize milliards de
dollars de pétrole brut par an et affiche un PIB par habitant largement
au-dessus de la moyenne africaine (6 397 $) ? Ou un pays pauvre où l’espérance
de vie est estimée à 55 ans pour les femmes et 53 pour les hommes, ce qui leur
laisse un an de moins que les Malgaches nés sur un sol sans pétrole ? Le taux
de mortalité infantile est au Gabon particulièrement élevé, le taux de
vaccination contre la rougeole est de 40% contre une moyenne de 79% dans les
pays en développement.
Voilà où en est le Gabon, chasse gardée
de la France, fournisseur des trésors du pétrole et de l’uranium, fief de
Total-Elf, la première capitalisation boursière française.
Si les habitants de Libreville n’ont pas
bénéficié de la richesse de leur pays, c’est parce que la France s’est
accaparée ses ressources minières, avec la complicité d’un Président, enrôlé
dès son service militaire par l’armée française et ses services secrets. Placé
à la tête du pays à 32 ans par Paris, il était alors le plus jeune chef d’Etat
du monde. La France contrôle son armée, ses élections et protège sa fortune.
En retour, Omar Bongo fait table ouverte
plusieurs fois par an, Avenue Foch ou l’Hôtel Crillon, où il reçoit les hommes
politiques, des publicitaires et les journalistes français qui comptent. Chacun
se presse à ces audiences.
Dans les années 1990, un homme politique
français de premier plan, alors en fonction, bénéficiait en parallèle d’un
contrat de « consultant » signé par Omar Bongo et largement rémunéré. De Roland
Dumas, le Président gabonais dit qu’il est un « ami intime ». Prévoyant, il
apprécie aussi Nicolas Sarkozy, venu « prendre conseil » en tant que candidat à
l’élection présidentielle.
Lorsqu’au cours de
l’instruction nous avons perquisitionné au siège de la FIBA, la banque
franco-gabonaise, nous avons consulté le listing des clients qui paraissait
tenu à la plume sergent-major. C’était une sorte de Who’s Who de la France en
Afrique, qui en disait long sur l’envers de la République et des médias.
La France fait semblant d’aider des pays qui sont riches en matières premières.
A ceux qui croient encore à l’aide
désintéressée de la France en Afrique, il suffit de consulter les chiffres du
PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). La corrélation est
régulière entre le montant de l’aide française et la richesse en matières
premières.
En clair, celui qui n’a rien dans son
sous-sol ne doit pas attendre grand-chose de Paris. Il n’est pas étonnant de
retrouver le Gabon comme l’un des premiers bénéficiaires de l’aide publique
française au développement. Le résultat est affligeant en termes de système de
santé et d’éducation. L’argent s’est perdu en route. Il est justement fait pour
cela.
Il ne s’agit pas d’une dérive mais d’une
organisation cohérente et raisonnée. Dans chaque audition durant notre
instruction, nous entendions parler de pressions physiques, d’espionnage
permanent et de barbouzes.
Les perquisitions dans la tour Elf à la
Défense livraient une moisson de documents révélant la confusion des genres,
nous les transmettions au Parquet de Nanterre, qui se gardait bien d’ouvrir des
enquêtes. Car Elf hier, Total aujourd’hui, est un Etat dans l’Etat, conçu par
Pierre Guillaumat, un ancien ministre de la Défense, patron des services
secrets et responsable du programme nucléaire français, afin de servir les
intérêts géopolitiques de Paris.
La Norvège a utilisé son pétrole pour
construire et assurer le paiement des retraites futures. La France se sert
d’Elf Total pour affirmer sa puissance.
La compagnie intervient dans le golfe de
Guinée, au Nigeria, au Congo-Brazzaville, en Angola… Tous ces pays ont connu la
guerre civile et la dictature, derrière laquelle la main française s’est fait
sentir. Le chaos, lorsqu’il se produit, ne trouble pas le système. Il n’est
qu’à voir l’Angola en guerre pendant des dizaines d’années, mais dont aucune
goutte de pétrole, jamais, n’a raté sa destination.
Pendant la guerre, les affaires
continuaient. Les banques françaises, Bnp-Paribas en tête, ont même profité de
l’occasion pour élaborer des montages financiers destinés aux pays en guerre, à
des taux affolants, tout en sachant qu’elles ne prenaient pas le moindre
risque. L’argent, là aussi, n’a pas été perdu pour tout le monde. C’est un miroir
dans lequel il ne faut pas trop souvent regarder les élites françaises.
Depuis que j’ai ouvert le dossier Elf
dans mon bureau de la Galerie financière, j’ai voyagé physiquement et
intellectuellement bien loin de la Seine et de ses quais gris et bleus… J’ai
appris en marchant. A l’arrivée, le tableau est effrayant.
L’Afrique a refait de moi une
Norvégienne, fière de l’être. Mon pays est riche, mais, il se souvient d’avoir
été pauvre, un peuple d’émigrants regardant vers le nouveau monde américain.
Son esprit de conquête, ses allures
vikings sont des traces d’un passé très lointain. Vinrent ensuite les tutelles,
danoise puis suédoise, dont il fallut se libérer. Il envoya vers l’Afrique des
missionnaires protestants, personnages austères au visage buriné, taillé par la
parole chrétienne et l’œuvre humanitaire, plutôt que des nouveaux colons, comme
on les croise encore dans les quartiers d’expatriés blancs.
Pendant que la France fondait Elf, la
Norvège mettait en place l’exploitation des ressources de la mer du Nord,
accumulant un fonds de réserve, aussitôt placé pour les générations futures et
soigneusement contrôlé. Ce petit pays des terres gelées est devenu la première
nation donatrice en dollars par habitant.
Bien sûr, les pétroliers norvégiens ne
sont pas des enfants de chœur. De récentes enquêtes ont montré que certains
d’entre eux ont versé des commissions et que la tentation d’abuser de leur
pouvoir est permanente. Mais la Norvège n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait
de son pétrole. Ce que j’ai vu, les rapports internationaux qui l’attestent,
est une œuvre d’espoir.
La République
française, à la même époque, a mis en place en Afrique un système loin de ses
valeurs et de l’image qu’elle aime renvoyer au monde. Comment des institutions
solides et démocratiques, des esprits brillants et éclairés, ont-ils pu tisser
des réseaux violant systématiquement la loi, la justice et la démocratie ?
Pourquoi des journalistes réputés, de tout bord, ont-ils toléré ce qu’ils ont
vu ? Pourquoi des partis politiques et des ONG, par ailleurs prompts à
s’enflammer, n’ont-ils rien voulu voir ?
L’indépendance politique a été largement une mascarade en Afrique de
l’Ouest
Je ne condamne pas. J’ai partagé cet
aveuglement. J’étais comme eux, avant de glisser l’œil dans le trou de la
serrure et de prendre la mesure de ce secret de famille : la France reste un
empire et ne se remet pas de sa puissance perdue. L’indépendance politique a
été largement une mascarade en Afrique de l’Ouest.
L’Occident a fermé les yeux, car la
France se prévalait d’être le « gendarme » qui défendait la moitié du continent
contre le communisme. Les Français ont laissé faire car, astucieusement, De
Gaulle et ses successeurs ont présenté leur action comme un rempart contre
l’hydre américaine. Elf était l’une des pièces maîtresses de cette partie
géopolitique.
Le double jeu a été facilité par la
certitude, ancrée dans les mentalités, que « là-bas, c’est différent ». Là-bas,
c’est normal la corruption, le népotisme, la guerre, la violence. Là-bas, c’est
normal la présence de l’armée française, les proconsuls à l’ambassade ou à
l’état-major, les camps militaires. Là-bas, c’est normal l’instruction des
gardes présidentielles. Là-bas, c’est normal la captation des richesses
naturelles.
D’ailleurs, « tout le monde fait pareil ».
Jeune ou vieux, de gauche ou de droite, nul Français ne songe à s’offusquer de
voir nos soldats mener, presque chaque année, une opération militaire en
Afrique, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Rwanda, quand tous se gaussent de cette
Amérique venue faire la police en Irak, en maquillant d’un fard démocratique
les intérêts géopolitiques et pétroliers de Washington. Il y a pourtant bien
des symétries.
J’ai vu récemment un documentaire sur la
guerre du Biafra, quatre ou cinq demi-heures de témoignage brut des principaux
acteurs, sans commentaires. Je suis restée sans voix. A ceux qui sont nés après
1970, le Biafra ne dit rien. Dans cette région du Nigeria, riche en pétrole,
une ethnie, chrétienne et animiste armée par la France, réclama l’indépendance.
S’ensuivit une guerre meurtrière de trois ans, révolte financée depuis l’Elysée
via des sociétés suisses.
La télévision
française aimait alors montrer les enfants affamés que les militaires français
ramenaient par avion pour les soigner, jamais elle ne laissait voir la cargaison
de l’aller, remplie d’armes. A l’image maintenant, les anciens collaborateurs
de Jacques Foccart, repus dans leurs fauteuils Louis XV, détaillent sans
émotion ces montages illégaux. Les officiers, lieutenants d’alors, généraux
d’aujourd’hui, racontent ce bon tour le sourire aux lèvres. Fin du
documentaire. Pas un mot, pas une ligne dans les livres d’histoire.
La France vit encore comme si en Afrique, elle était chez elle…
Des drames comme celui-ci, l’Afrique en
contient des dizaines, soigneusement passés sous silence. Les massacres des
Bamiléké au Cameroun par la France du général De Gaulle, le génocide des Tutsi
commis par un régime soutenu par François Mitterrand, les assassinats
d’opposants, les manipulations d’élections. Le passif de la France sur le
continent africain n’a rien à envier à l’impérialisme américain en Amérique
latine ou au Moyen-Orient.
Il est à la mode parmi les intellectuels
français de se plaindre du mouvement de repentance qui s’est répandu depuis
quelques années. Les bienfaits de la colonisation, à inscrire dans les manuels
scolaires, ont même fait l’objet d’une proposition de loi, largement soutenue
par les députés.
Bien sûr, l’histoire de la France en
Afrique ou en Asie du sud-est a compté aussi des aventuriers sincères, explorateurs,
instituteurs ou pionniers, qui ont fait corps avec les pays qu’ils ont
découverts. A Madagascar, les Vazas, ces pieds noirs malgaches, ne cessent de
louer devant moi l’état des routes et des infrastructures françaises au moment
de l’indépendance.
Mais les peuples sont comme les
familles. On ne peut pas faire le tri de la mémoire. Il est des secrets
soigneusement cachés dont l’onde portée va bien au-delà d’une ou de deux
générations. Les enfants héritent de tout : du malheur comme du bonheur, de la
richesse comme des dettes.
La République française paie aujourd’hui
la facture de son passé. Il suffit de dérouler la liste des appellations
officielles des Maghrébins nés dans un département français avant 1962 ou sur
le sol hexagonal depuis les années 1970. Par la loi, ils furent et sont des
Français comme les autres.
Les gouvernements successifs n’ont
pourtant cessé d’inventer des périphrases : « indigène musulman », « sujet
africain non naturalisé », « JFOM » (Jeune français originaire du Maghreb), « jeune
issu de l’immigration », « fils de harkis », « jeune des quartiers », « Arabo-musulman
», « Français d’origine arabe », « Français musulman »…
La France vit encore comme si en
Afrique, elle était chez elle, et comme si, ses enfants d’ascendance africaine
n’étaient pas Français. Le développement de la Françafrique, notre tolérance
vis-à-vis des réseaux, tout ramène à ce secret colonial, cet empire qui hante
les esprits comme un fantôme. Oui, Total, la première entreprise française, est
riche et prospère.
Mais la manière dont la firme s’est
bâtie fait partie de l’héritage. Qui osera un jour rendre au Nigeria, au
Cameroun, au Gabon, au Congo-Brazzaville, ce que la France leur doit ? Qui
contestera les contrats conclus par Areva pour l’uranium du Niger ou ceux des
mines d’or de Sadiola au Mali, deux pays parmi les plus pauvres du globe, qui
ne touchent qu’une part dérisoire des richesses prélevées dans leur sol ? La
République a contracté une dette qu’il lui faudra bien honorer.
Notre prospérité est nourrie de
richesses que nous détournons. A certains de ces sans-papiers qui risquent leur
vie pour gagner l’Europe, il pourrait-être versé une rente au lieu d’un avis
d’expulsion. Je rêve pour ce pays que j’aime, d’un réveil collectif.
Une France digne de
son idéal et de son héritage de 1789 est incompatible avec la Françafrique : ce
qu’une génération a fait, une autre peut le défaire. C’est possible.
Les intertitres sont de la rédaction.
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