A cause de l'ampleur des tueries, du niveau de
brutalité et de sa durée relativement courte, le massacre d'Addis-Abeba (19-21
février 1937) est sans aucun doute l'une des plus grandes atrocités du XXe
siècle.
Entretien réalisé pour Africa4 par David Styan, enseignant à Birkbeck College, University of
London avec Ian Campbell, consultant en développement et environnement qui
vient de publier « The Addis Ababa Massacre, Italy’s National Shame ».
Qu'est-ce que « Le massacre d'Addis-Abeba » ? Que s'est-il exactement
passé pendant ces trois jours sombres de février 1937 ?
Le massacre d'Addis Abeba a eu lieu en
1937 lors de l'occupation militaire de l'Ethiopie par l'armée
italienne. Il s'agissait d'un massacre aveugle d'environ 20 000 hommes,
femmes et enfants éthiopiens, principalement entre le 19 et le 21
février. Le massacre a été initialement déclenché par une attaque à la
grenade manquée contre le haut commandement italien lors d'un événement public
dans les locaux du palais de l'empereur Hailé Sélassié, qui avait été
réquisitionné par l'armée de Mussolini. Les Chemises noires italiennes et
les civils ont eu carte blanche pour tuer les Ethiopiens pendant trois jours.
Pourquoi le massacre semble-t-il avoir été dissimulé depuis si longtemps ?
Le massacre a toujours été bien connu en
Éthiopie, mais il a d'abord été largement dissimulé à la communauté
internationale par le gouvernement britannique, qui voulait éviter d'offenser
Mussolini, et d'éviter un rapprochement avec Hitler. Plus tard, après que
l'Italie a changé de camp pour rejoindre les Alliés, le gouvernement de
Churchill a contrecarré les efforts éthiopiens pour traduire en justice les
principaux suspects de crimes de guerre italiens, car le Royaume-Uni voulait
que les autorités fascistes concernées continuent à gouverner sans tomber dans
le giron communiste.
En quoi ce livre est-il important ?
Le livre est important pour trois raisons :
il s'agit de la première tentative de procéder à une évaluation complète de la
nature et de l'ampleur du massacre, et de mettre en corrélation les récits
locaux et internationaux; deuxièmement, il met en lumière un événement
fondateur presque inconnu en dehors de l'Ethiopie ; et troisièmement, sur
le plan international, par rapport à la Seconde Guerre mondiale, il montre que
la violence fasciste italienne en Éthiopie a été le creuset et le précurseur de
la violence fasciste et nazie en Europe. Ceci est vrai pour les techniques
telles que le bombardement aérien massif de civils, la guerre chimique et les
lance-flammes, ainsi que les méthodes de contre-insurrection sous la forme
d'une répression exemplaire à travers, par exemple, l'exécution d'otages et de
proches et les camps de concentration.
Ce livre prolonge vos récits basés sur des entretiens personnels sur les
violences italiennes en Ethiopie. Pouvez-vous nous expliquer comment vous
avez connu les deux douzaines de témoins oculaires âgés dont les témoignages
vous permettent de reconstituer si vivement les événements d'il y a 80 ans ?
Tous les témoins oculaires interrogés dont
les récits apparaissent dans le livre ont été suivis par un processus laborieux
de réseaux personnels à travers les communautés de personnes âgées à Addis
Abeba, progressant généralement d'une famille à l'autre par le bouche à
oreille, et étant parfois contactés par des informateurs à la fin de mes
conférences à l'Université d'Addis Abeba. Le fil conducteur qui reliait la
plupart des informateurs dans les premières années était le mystère de qui était
derrière le complot pour tuer Graziani. Cette méthode laborieuse a été la
principale raison pour laquelle la recherche a duré environ deux
décennies. La technique que j'utilisais n'aurait pas fonctionné si je
n'avais pas vécu principalement à Addis-Abeba, car cela demandait beaucoup de
patience, de confiance et de ténacité. La méthode d'interview était celle
d'un entretien avec l'aide d'un interprète lorsque l'anglais et l'amharique de
l'interviewé se révélaient inadéquats. Dans certains cas (mais pas tous),
des enregistrements audio ont été réalisés. Plusieurs des personnes
interrogées l’ont été à plusieurs reprises, parfois sur le site même des
atrocités. Comme une grande partie du contenu du livre est nouveau et
inédit, j'ai décidé de publier les informations personnelles des interviewés, y
compris leurs antécédents, avec des photographies, afin que les lecteurs (en
particulier les lecteurs éthiopiens) sachent qui ils étaient et puissent ainsi
évaluer leur crédibilité.
Le livre contient de nombreuses photos prises lors des massacres. D'où
viennent-elles ?
Le livre contient une annexe expliquant
l'origine des photographies du massacre, avec des notes sur la façon dont
l'information contenue dans ces photographies a été interprétée pour mes
recherches. À mon avis, presque toutes les photographies des victimes du
massacre ont été prises soit par des soldats italiens réguliers, soit par des
chemises noires [l'analyse de Campbell fait la distinction entre les actions
des fascistes, les carabiniers et les civils italiens pendant le
massacre]. Elles ont été trouvées dans des dossiers de bureau, ou sur leur
personne, par les forces libératrices en 1941. Certains des officiers
supérieurs réguliers prenaient des photographies semi-officiellement, et les
réimprimaient pour distribution aux rangs inférieurs comme cartes
postales. Comme il restait peu de chemises noires en Éthiopie en 1941 (la
plupart avaient été redéployée en Espagne), il est raisonnable de supposer que
la plupart des photos du livre étaient en possession de soldats
réguliers. Il est également probable qu'un grand nombre d'entre elles a
été prise par des agents réguliers à l'aide d'appareils photo qu'ils avaient
confisqués à des résidents étrangers d'Addis-Abeba pendant le massacre. Je
doute que beaucoup de photos aient été prises par les ouvriers
militarisés. La personne qui a d'abord attiré l'attention sur les
photographies de ces atrocités italiennes en les emmenant à Londres pour les
publier était Sylvia Pankhurst. J'ai eu la chance d'obtenir les autorisations
nécessaires pour avoir accès à ses archives.
Votre livre est avant tout un compte-rendu empirique méticuleux et
accessible, heure par heure, du massacre lui-même. Pourtant, pour les
historiens africains et italiens, il est susceptible d'avoir des implications
analytiques considérables à long terme. Pouvez-vous décrire brièvement
certains de vos arguments plus généraux ?
Je dirais que la recherche soulève deux questions qui ont des implications
profondes sur notre compréhension de l'histoire du XXe siècle :
(1) - L'invasion de l'Éthiopie a été la première étape du grand plan de
Mussolini pour le « Fascisme international ». Cette invasion devait être
la première d'une série d'invasions et d'annexions d'États-nations plus
faibles. Cela n'a vraiment rien à voir avec le colonialisme, qui est
malheureusement la rubrique sous laquelle certains historiens italiens étudient
actuellement le sujet. Les documents italiens montrent que l'intention
était de démanteler la structure politique existante, d'enrôler les hommes dans
les forces armées italiennes et de transformer la terre en un complexe
militaro-industriel pour exploiter les réserves minérales dont les Italiens
espéraient l'existence en Ethiopie. D'où l'accent mis sur un réseau
routier global et de nombreux aéroports. Cela faciliterait ensuite
l'expansion vers le nord-ouest, à travers le Soudan et l'Égypte, vers les
colonies françaises et vers les Balkans. À l'époque, il était illégal en
droit international d'envahir un État-nation reconnu, mais il était légal de
prendre le contrôle et de coloniser des terres non dominées par un État-nation.
Cependant, Mussolini qualifia l'invasion de « colonialisme », lui
donnant un semblant de légitimité. Comme l'Éthiopie se trouvait au
sud, plutôt qu'au nord, de la mer Rouge, il était possible aux Italiens de
faire en sorte que l'invasion ne diffère pas du colonialisme britannique ou
français ;
(2) - L'aspect le plus choquant de mes
recherches – dont je n'avais aucune idée quand j'ai commencé à démêler le
complot visant à tuer Graziani – est l'extraordinaire brutalité et cruauté du
régime fasciste italien. Comme la plupart des gens, j'avais la vague
impression que le fascisme était une version vaguement comique du
nazisme. Une impression générale existait sur l'apparente incompétence de
l'armée italienne qui était le résultat de leur chaleur naturelle et de leur
réticence à causer du tort à quelqu'un d'autre. Rien ne pourrait être plus
éloigné de la vérité. Ma recherche a démontré que jusqu'à l'époque du
massacre industrialisé de la Shoah, l'Italie était le premier pays dans le
monde à mener une répression exemplaire cruelle contre des civils non armés, et
que c'était Hitler qui suivait les méthodes de Mussolini, et non
l'inverse. J'en suis également venu à réaliser que toute nation est
capable à la fois d'atrocités telles que le massacre d'Addis-Abeba, et de les
conduire en toute impunité. Il n'y a pas une seule nation qui ait le
monopole de la violence gratuite ; c'est une question de lavage de
cerveaux et de conditionnement, à laquelle le régime de Mussolini était très
bon. C'est la leçon du massacre d'Addis-Abeba.
Dans quelle mesure pouvons-nous comparer ce massacre à d'autres massacres
de masse en Afrique coloniale ?
En termes de conditions physiques et de
logistique, la phase initiale du massacre (tirer sur une foule piégée avec des
mitrailleuses) se compare au massacre d'Amritsar, bien que le massacre
d'Addis-Abeba ait été beaucoup plus important. Cependant, la comparaison
avec les massacres coloniaux n'est pas appropriée, parce que l'Ethiopie n'était
pas un candidat au colonialisme. C'était un État-nation à part entière et
internationalement reconnu, avec un régime politique existant et un membre de
la Société des Nations, avec un ambassadeur à Rome, comparable aux autres nations
envahies par l'Italie et l'Allemagne, comme l'Albanie, la Yougoslavie et la
Pologne. L'invasion devait mener à l'annexion, dans laquelle les priorités
étaient le démantèlement du gouvernement, la liquidation de l'intelligentsia et
la conscription des hommes dans l'armée italienne. La comparaison la plus
proche serait donc avec la Yougoslavie, qui, comme l'Ethiopie, fut également
envahie et militairement occupée par l'Italie (avec l'aide de
l'Allemagne). Les Italiens ont mené des massacres similaires à Ljubljiana –
souvent perpétrés par les mêmes commandants militaires qui avaient mené de tels
massacres en Ethiopie. Quel que soit l'étalon de comparaison utilisé, en
termes d'ampleur des massacres, de niveau de brutalité et de durée relativement
courte, le massacre d'Addis-Abeba est sans aucun doute l'une des plus grandes
atrocités du XXe siècle.
Vincent Hiribarren
Source : http://www.lebanco.net
02 novembre 2017
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