Pour sortir d’un entre-soi parfois
stérile, des pays du Maghreb prennent pied dans les organisations régionales
africaines. Comment trouvent-ils des relais de croissance et de puissance en
Afrique ? Économiste, journaliste et officiels maghrébins et ouest-africains
ont donné en exclusivité leur analyse à Sputnik sur cette question complexe.
En visite officielle en Côte d'Ivoire, le roi du Maroc s'apprête à dévoiler une plaque de rue à son nom |
Confrontés à la paralysie congénitale de l'Union du Maghreb Arabe (UMA)
qui plombe leur intégration régionale, des États d'Afrique du Nord
s'inscrivent, simultanément, dans un processus d'« infiltration » des
organisations africaines subsahariennes. Ces velléités ne font qu'acter la mort
de l'UMA, prise en otage, ab initio, par la question du Sahara occidental et la
grande discorde algéro-marocaine.
Décrite comme la plus dynamique et la plus intégrée des
communautés économiques régionales (CER) africaines, la CEDEAO (Communauté
économique des États d'Afrique de l'Ouest) exerce, ainsi, un attrait croissant
sur les pays maghrébins. Cet ensemble de 15 États francophones, anglophones et
lusophones représentant un marché de 340 millions de personnes, se penchera le
16 décembre prochain à Lomé, sur une candidature du Maroc pour intégrer la CEDEAO en tant que membre à part entière.
Pour sa part, la Mauritanie avait arraché, l'été dernier, un
statut de membre associé au sein de la même CEDEAO, alors que la Tunisie y
bénéficie désormais d'un statut de membre observateur, le même qu'elle avait
négocié avec succès avec le Marché commun de l'Afrique orientale et australe
(COMESA), une autre organisation régionale subsaharienne.
Ces différentes formules (membre, membre associé, membre
observateur) pour lesquelles ont respectivement opté le Maroc, la Mauritanie et
la Tunisie, s'adossent à des approches particulières à chacun de ces pays.
Le Maroc constitue sans doute le cas le plus «abouti» de cette
tendance. Cette adhésion s'entend, pour le Royaume chérifien, comme une
consécration d'un périple spectaculaire entamé, il y a quelques années déjà, et
rythmé par de nombreuses tournées subsahariennes. Le volume des échanges s'en
était trouvé considérablement augmenté (une croissance annuelle moyenne de 9,1%
sur la période 2008-2016), grâce à des leviers économiques et financiers
actionnés en synergie, alors qu'on multipliait, par ailleurs, les gestes
symboliques en direction du continent, comme la diffusion inédite du fameux
discours du trône à partir de la capitale sénégalaise Dakar. Le point culminant
de cette épopée aura été, finalement, la réintégration de l'Union africaine
(UA), après 33 années d'absence.
Plus tardive, et sans doute moins pugnace, a été jusque-là
l'approche tunisienne. Privée d'un appui logistique comparable, et grevée par
le bouleversement institutionnel et sociopolitique de l'après 2011, les
autorités tunisiennes ont tout de même multiplié depuis 2015 les initiatives en
direction des voisins subsahariens.
En 2017, la Tunisie a ouvert deux nouvelles ambassades au
Burkina Faso et au Kenya, portant ainsi à dix le nombre de ses représentations
diplomatiques en Afrique subsaharienne, alors que l'ouverture de cinq bureaux
commerciaux est prévue prochainement. Une nouvelle ligne aérienne reliant Tunis
à Cotonou, au Bénin, verra le jour à la mi-décembre, alors qu'une ligne
maritime directe reliant la Tunisie à l'Afrique de l'Ouest devrait être
opérationnelle dans les mois à venir. Objectif : arriver à booster les
échanges commerciaux avec l'Afrique subsaharienne, plus précisément l'Afrique
de l'Ouest, qui stagnent à moins de 1%.
*«
En Tunisie, plus de 70% de nos échanges sont avec l'Union européenne. Si
on veut développer notre commerce, il faut que nous nous orientions vers
les pays de la CEDEAO qui regorgent d'un grand potentiel », a justifié, lundi, le ministre tunisien du Commerce, Omar el
Bahi. Une déclaration prononcée à l'occasion de la signature d'un mémorandum
posant les jalons d'une coopération économique renforcée entre la CEDEAO et la
Tunisie.
«
Il s'agit d'un premier pas pour permettre aux deux partis de mieux se
connaître. (…) Une feuille de route [permettra d'envisager] l'amélioration des
relations commerciales »,
a déclaré à la même occasion Marcel De Souza, président de la commission de la
CEDEAO.
Côté tunisien, on préfère rester raisonnable. Il ne s'agit « pour l'heure » que d'explorer les
possibilités d'un statut de membre observateur en se gardant d'évoquer la
question de l'intégration pure et simple, à la marocaine. Du moins, pas avant
d'en découvrir l'issue en décembre prochain, lors du sommet de Lomé : « Nous sommes encore au début ! Notre
objectif est d'être là en tant qu'observateur, et pas en tant que membre à part
entière », a précisé le chef de la diplomatie tunisienne, Khemaïes
Jhinaoui, qui plaide en même temps pour «
un développement progressif » des rapports économiques avec la CEDEAO. Le
ministre du Commerce rappelle, de son côté, que le choix de la Tunisie est
celui d'un membre observateur « pour
commencer ».
Principal défi identifié par les observateurs : arriver à
dépasser les déclarations de bonnes intentions sur «un continent porteur» et
obtenir que les initiatives tunisiennes s'inscrivent plutôt dans une stratégie
proportionnée aux moyens concrets dont dispose le pays.
« La Tunisie a perdu un véritable
crédit qui était lié à l'image de Bourguiba. Elle s'est ensuite laissée
emporter par l'effet de mode, celui de la conquête de l'Afrique, en imitant le
Maroc alors qu'elle n'en a pas les moyens, regrette Hichem Ben Yaïche, rédacteur en chef de trois revues
africaines, New African, African Business et African Banker, dans une
déclaration à Sputnik. La Tunisie
doit asseoir une vision stratégique africaine au lieu de se cantonner dans des
discours qui ne s'adossent pas à sa réalité. À quoi bon se disperser en
rejoignant plusieurs espaces régionaux à la fois, COMESA et CEDEAO, s'il y a
peu de chose à offrir ? ».
Bouraoui Limam, directeur de l'information et de la
communication du ministère des Affaires étrangères tunisien, reconnaît les
contraintes posées par la conjoncture, qu'il ramène à « des moyens limités »
liés notamment aux soubresauts post-2011. Il insiste, pour autant, sur « la détermination de la Tunisie à redonner
à l'Afrique une place centrale parmi ses partenaires stratégiques », qui
sont également des partenaires « naturels ». «Le chemin est long pour rattraper le temps perdu, mais le choix de
l'Afrique est irréversible (…) Nous avons déjà franchi des pas concrets dans ce
sens, a déclaré cet officiel tunisien à Sputnik. Il y a eu plusieurs visites bilatérales,
couronnées le plus souvent par des accords économiques, culturels,
scientifiques, sans oublier les forums d'affaires qu'on a accueillis, et
toujours, avec un travail d'accompagnement et de pédagogie fourni en amont
auprès des acteurs économiques pour attirer leur attention sur le fait que
l'Afrique, c'est nous », détaille-t-il.
La Mauritanie, enfin, a choisi la voie médiane qui en fait un
membre associé de la CEDEAO, alors qu'elle avait été invitée, lors du sommet de
juin dernier des chefs d'État de la communauté ouest-africaine, à réintroduire
une demande de réintégration. Nouakchott avait en effet claqué la porte de la
CEDEAO, en 2000, alors qu'elle faisait partie de ses cofondateurs en 1975.
« La Mauritanie sait qu'elle doit,
elle aussi, jouer la carte de l'Afrique subsaharienne. Néanmoins, elle voudrait
que ce soit un retour progressif et maîtrisé. On ne change pas du jour au
lendemain de choix géopolitiques. C'est en termes de cohérence qu'il faut
analyser son positionnement », analyse
Hichem Ben Yaïche.
Chantre
d'une longue tradition africaniste et à l'origine, naguère, du fameux Cen-Sad
(Communauté des États Sahélo-sahariens), la Libye se trouve embourbée depuis
2011 dans une grave crise politico-sécuritaire qui la contraint à limiter son
ambition à la sauvegarde de son intégrité territoriale.
L'évocation des rapports entre la Libye et l'Afrique
subsaharienne se réduisent, aujourd'hui, aux jonctions terroristes que son
territoire peut «offrir» pour les éléments de Boko Haram nichés dans le bassin
du Lac Tchad, ou ceux d'Al-Qaïda Au Maghreb Islamique (AQMI) présents en
Afrique de l'Ouest. De façon plus récente, et autrement plus choquante, elle a
défrayé la chronique avec des scènes de vente aux enchères de migrants
subsahariens qui ont suscité l'émoi de tout un continent.
Loin de se complaire dans une forme d'autarcie, l'Algérie refuse
pour autant de s'inscrire dans un schéma d'intégration classique. Pour Anisse
Terrai, économiste algérien s'exprimant à Sputnik :
« la politique économique de l'Algérie s'est toujours tournée vers le
développement des capacités de production nationales et vers le marché
intérieur. Profitant de la rente des hydrocarbures, et par la suite pris à son
piège, le pays ne s'est jamais tourné vers l'exportation hors hydrocarbures ni
vers l'investissement étranger hors hydrocarbures dans les autres pays
africains. Ainsi, dans la
politique étrangère de l'Algérie et dans sa relation avec les autres pays, les
aspects politiques priment sur les questions économiques. À titre d'exemple, à
l'occasion du 50e anniversaire de l'Organisation de l'Union africaine, devenu
l'Union africaine en 1999, l'Algérie a effacé la dette de 14 pays africains
pour un total de plus de 900 millions de dollars américains, sans aucune
contrepartie ».
Côté subsaharien, ces pénétrations maghrébines sont diversement
appréciées. L'adhésion du Maroc est loin de faire l'unanimité pour des
motivations liées à des craintes de la concurrence des produits marocains, au
sein d'un ensemble qui reste, malgré tout, assez fragile.
Mais le royaume chérifien sait aussi compter sur des alliés
solides, ceux-là mêmes qui lui avaient déblayé la route de la réintégration de
l'Union africaine, début 2017, nonobstant l'opposition feutrée de la présidente
de l'exécutif de l'organisation à l'époque, la Sud-africaine Nkosazana
Dlamini-Zuma.
Pour le patron de la CEDEAO, en tout cas, ces offensives
nord-africaines sont loin de constituer une ineptie. À la question de savoir si
des pays maghrébins s'invitant à la table de l'organisation de l'Afrique de
l'Ouest ne porteraient pas atteinte à sa cohésion intrinsèque, Marcel de Souza
a soulevé, dans une déclaration à Sputnik, l'exception de non-étanchéité des
frontières des communautés.
En visite officielle en Côte d'Ivoire, le roi du Maroc,
le roi du Maroc visite un chantier
« L'Union africaine a bien défini
(dans sa charte) cinq Communautés économiques régionales. Mais ces cinq
communautés ne sont pas étanches. Lorsqu'un pays veut avoir une coopération
plus poussée avec une CER, cela n'est pas interdit. Nous pensons que nous
pouvons renforcer et améliorer nos relations pour qu'en matière commerciale
on puisse avancer ».
Mais la part du tactique et du stratégique reste à déterminer
dans ces initiatives, d'autant plus que l'Afrique s'analyse aussi comme un
choix « par défaut » pour ces pays d'Afrique du Nord.
Un choix à défaut de pouvoir compter, en toute circonstance,
avec l'inversion des cycles économiques, sur une Europe dont l'introversion
croissante est un corollaire de son intégration.
Un choix à défaut de pouvoir relancer la locomotive maghrébine
restée piégée dans le conflit sahraoui. Du côté de la rue Tensift Agdal, à
Rabat, siège de l'UMA, on assiste impuissant à ces défections.
Safwane
Grira
Source : https://fr.sputniknews.com 21
novembre 2017
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