mercredi 1 mars 2017

«  …une énorme histoire française avec encore beaucoup de points d’interrogation  »

Rencontre au siège newyorkais des Nations unies
Entre Laurent Gbagbo et la France, ce fut une décennie d'incompréhension et de défiance. Le divorce s'est conclu par une guerre ouverte dans les rues d'Abidjan.
Le 11 avril  2011, Laurent Gbagbo n’a pas été extrait par l'armée française de la résidence présidentielle où il s’était retranché avec les siens, mais c’est tout comme. Ce sont les blindés et les hélicoptères français de l’opération «  Licorne  » qui ont ouvert la voie aux fantassins de l’ex-rébellion ayant rallié Alassane ­Ouattara, le vainqueur de l’élection présidentielle qui s’était tenue quatre mois plus tôt. Pour Laurent Gbagbo, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : depuis le coup d’Etat raté du 19 septembre  2002 mué en rébellion, Paris n’a cessé de comploter contre lui pour préserver ses intérêts et ­placer son affidé.
Dans un pays où fut inventé le concept de «  Françafrique  », la rhétorique martelée sans relâche a permis à M. Gbagbo, élu en 2000 dans des conditions qu’il a lui-même jugées « calamiteuses  » d’endosser les habits du héraut d’une ­seconde décolonisation. Une posture. De l’aveu de son porte-parole, Bernard Houdin, «  Laurent Gbagbo est un produit de la culture française et n’a jamais rien fait contre les entreprises françaises  ».

Dialogue de sourds

Dès lors, comment expliquer le divorce ? «  Gbagbo, c’est une énorme histoire française avec encore beaucoup de points d’interrogation  », avance Gildas Le Lidec, l’ambassadeur de France à Abidjan entre 2002 et 2005. «  La relation se dégrade à partir de la défaite de Lionel Jospin en 2002  », juge Guy Labertit, l’ex-délégué du PS à l’Afrique et rare socialiste français à avoir conservé des relations avec son camarade ivoirien. Deux ans plus tôt, le premier ministre de l’époque s’était opposé à Jacques Chirac qui préconisait une intervention militaire pour réinstaller au pouvoir Henri Konan Bédié, tout juste déposé par un coup d’Etat, le 24 décembre  1999. «  Les deux problèmes de Gbagbo, pour Chirac, étaient qu’il avait contribué à la chute de Bédié, qu’il voyait comme l’héritier d’Houphouët, et qu’il était mal élu, raconte Michel de Bonnecorse, l’ancien «  M.  Afrique  » de l’Elysée. Puis cela s’est envenimé lorsque l’on a refusé de dégommer les rebelles en 2002 qui s’étaient repliés sur Bouaké. Tout de suite après, les proches de Gbagbo ont parlé de double jeu alors que l’on avait fourni des armes à leurs soldats et protégé ­Abidjan d’une nouvelle attaque.  »
Dès lors, un dialogue de sourds s’installe entre l’ex-puissance coloniale et sa vitrine africaine. A Abidjan, on attend de la France qu’elle «  libère  » le pays de ces rebelles soutenus par le Burkina Faso. A l’Elysée, on dénonce les dérives «  fascistes  » du pouvoir ivoirien. Dans des courriers adressés à ses proches que Le Monde a pu consulter l’ambassadeur Renaud Vignal, aujourd’hui disparu, écrit, en novembre 2002, un mois avant son rappel à Paris  : «  Nous entrons de plus en plus dans la nuit totalitaire.  »

«  Bavure manipulée  »

La politique française à l’égard de la Côte d’Ivoire est alors divisée entre tenants du «  tout sauf Gbagbo  » et du «  rien sans Gbagbo  ». Les soldats de l’opération «  Licorne  » doivent s’interposer entre deux camps qui ne veulent pas la paix. «  Une erreur stratégique fondamentale qui expliquera tout l’échec de notre intervention  », tranche Gildas Le Lidec.
Viennent ensuite les négociations interivoiriennes, organisées à Linas-Marcoussis en janvier 2003, où certains ambitionnent de «  transformer Gbagbo en reine d’Angleterre  » en le dépossédant d’une partie de ses pouvoirs régaliens. Un fiasco qu’il retournera à son avantage, laissant ses proches attiser le sentiment antifrançais. Il atteindra son paroxysme en novembre 2004. Le 4, l'armée ivoirienne lance une offensive pour reprendre le contrôle du nord du pays. L’opération «  Dignité  » est un échec, mais le 6, deux Soukhoï bombardent la base française à Bouaké, tuant neuf soldats et un civil américain.
Les raisons de cet acte demeurent encore mystérieuses. Les services français y voient la main des durs du régime, qui entendent ainsi camoufler la défaite. L’entourage de Laurent Gbagbo avance la thèse d’«  une bavure manipulée  » par la France pour justifier un renversement. Dans la foulée, l’aviation ivoirienne est détruite, des colonnes de blindés tricolores foncent sur Abidjan. Dans la capitale économique ivoirienne, alors que les patriotes pro-Gbagbo enflamment la rue et les symboles de la présence de l’ancien colon, les soldats de «  Licorne  » tirent sur des manifestants. Des dizaines d’Ivoiriens – le nombre exact reste inconnu – sont tués. Cet événement marque une rupture dans la crise franco-ivoirienne.
Le dernier acte se jouera sept ans plus tard, en avril 2011. Alors que Laurent Gbagbo refuse de céder le pouvoir, en dépit de sa défaite dans les urnes certifiée par les ­Nations unies, Nicolas Sarkosy lance l’armée à l’assaut de la résidence présidentielle. Laurent Gbagbo, après avoir su si bien manœuvrer une classe politique française, est pris de court. Jusqu’au bout, il n’a pas voulu croire à cet engagement décisif de la France. Une erreur d’analyse qui s’est avérée fatale pour son pouvoir.

Titre original : « Côte d’Ivoire : une relation tumultueuse entre le président déchu et la France ».

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La Rédaction

Source : Le Monde 05 février 2016

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