vendredi 17 mars 2017

En Côte d’Ivoire, la jeunesse fait le deuil de l’avenir

8 novembre 2004. Jeunes Ivoiriens aux mains nues
face aux chars du colonel Destremau...
Soixante (60) d'entre eux au moins vont mourir
« Quel bonheur d’être ivoirien et d’avoir 20 ans ! », s’enflammait Jacques Raphaël Leygues, un ambassadeur de France accrédité auprès du président Houphouët-Boigny de 1963 à 1979. Un autre monde.
C’était l’époque du boom économique, d’un âge d’or postcolonial qui valait à notre pays de figurer au chapitre des États en expansion dans les manuels scolaires de son ancienne tutelle, au même titre que l’Algérie, le Brésil ou la Corée du Sud. Le label Côte d’Ivoire était alors une référence.
Le pays portait les promesses d’une société de progrès, ouverte et décomplexée. Son prestige et son influence diplomatique, sa tradition d’hospitalité faisaient l’objet d’une fierté ivoirienne à l’intérieur et à l’extérieur. Chacun louait ces bonnes performances et rivalisait de superlatifs, allant jusqu’à l’évocation d’un miracle ivoirien. Le principal artisan de ce succès réfutait quant à lui cet éloge fort immodeste, considérant qu’il n’y avait en l’espèce « ni miracle ni mirage, Jésus de Nazareth [n’étant] pas de tous les siècles ».
Le comparatisme flamboyant a vécu, et avec lui notre exemplarité. À force d’additionner exclusion et division, notre modèle de société et notre culture du dialogue n’inspirent plus. Notre pays subit le déclassement. Il est sorti du planisphère avec la disparition de celui qui incarna sa grandeur, son unité, son sens de la liberté, soit une certaine idée de la Côte d’Ivoire.
Par une loi de 1946 portant abolition du travail forcé, Félix Houphouët-Boigny a su se hisser au rang des héros messianiques du XXe siècle. C’est le point de départ du mythe d’émancipation. Son spectre hante le roman national à la manière d’un fantasme enivrant, d’une hallucination nostalgique, au point de donner de notre pays l’image en trompe-l’œil d’un îlot mélancolique, passéiste et figé.
Au miroir des années Houphouët, l’expérience ivoirienne contemporaine ressemble à une histoire projetée en négatif. En 1997, à l’issue d’un entretien avec Guy Nairay, inamovible directeur de cabinet du président, un dialogue prémonitoire se noua entre nous. Prémonitoire car les recompositions politiques qui s’annoncent dès 2017 résonnent en écho à cette conversation. « Je vois que vous n’êtes pas houphouétiste », me dit-il, surpris par une distance critique qu’il assimilait à de la défiance. « Ce n’est pas de mon âge », répondis-je impassiblement.
Nairay était la plume du président et l’un des principaux concepteurs d’un dogme dont il ne se faisait qu’exceptionnellement l’exégète. Face à l’ironie d’une comparaison d’Houphouët-Boigny avec le Petit Père des peuples, il protesta par l’une des formules ramassées dont il avait le secret : « Ni livre rouge ni livre vert ». Après un temps d’introspection, il ponctua cet échange par une confession d’une étonnante actualité : « Nous avions une nation à bâtir ».
L’houphouétomania est un indicateur d’angoisse, de mal-être social. Elle tient lieu de comble quand point la peur du vide, et remplit l’office d’un catalyseur, d’un rêve évanescent.
« Le vrai bonheur, on ne l’apprécie que lorsqu’on l’a perdu », prévenait d’ailleurs Houphouët-Boigny dans une maxime volontariste, une incitation à tirer parti du réel. Or déjà se dessine sous nos yeux une Côte d’Ivoire 3.0 ! Porteuse de nouvelles tendances, de nouveaux marqueurs, de nouvelles opportunités créatives, elle résulte de la digitalisation et des bouleversements provoqués par une société du flux. Désireuse de parler en son nom propre, elle ne s’exprime malheureusement que sur le mode nihiliste du refus, s’éloigne de l’Histoire, fait progressivement son deuil de l’avenir. Sa composition sociale recoupe celle du dividende démographique, du rajeunissement vertigineux de la population.
Cette Côte d’Ivoire 3.0 regorge d’énergie, c’est un potentiel à convertir en richesse. Nous ne pouvons pas nous permettre de passer à côté. Elle représente une ultime chance de donner de l’avenir à notre pays. Ce pays réel, sorti de lui-même, laissé à l’abandon par nos politiques publiques, peine à se reconnaître sous les traits du pays légal. Un pays légal que caractérisent les discours convenus, les institutions flambant neuves et autres utopies hors sol du storytelling managérial.
Dans tous les secteurs, ces nouvelles générations se préparent à la relève de la génération « cabri-mort », celle qui a vu le pays renaître au multipartisme à l’orée de ses 20 ans, celle des plus improbables sacrifices. Nous avons vis‑à-vis d’elles devoir et responsabilité. Le devoir de sortir du somnambulisme pour accompagner lucidement cette transition inouïe. La responsabilité de promouvoir une société d’insertion et de transformation tournée vers le futur.

Franck Hermann Ekra
(Analyste politique et consultant en stratégies d'images)


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Source : Jeune Afrique 11 janvier 2017

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