8 novembre 2004. Jeunes Ivoiriens aux mains nues face aux chars du colonel Destremau... Soixante (60) d'entre eux au moins vont mourir |
« Quel
bonheur d’être ivoirien et d’avoir 20 ans ! », s’enflammait
Jacques Raphaël Leygues, un ambassadeur de France accrédité auprès du président
Houphouët-Boigny de 1963 à 1979. Un autre monde.
C’était l’époque du boom économique, d’un âge d’or
postcolonial qui valait à notre pays de figurer au chapitre des États en
expansion dans les manuels scolaires de son ancienne tutelle, au même titre que
l’Algérie, le Brésil ou la Corée du Sud. Le label Côte d’Ivoire était alors une
référence.
Le pays portait les promesses d’une société de progrès,
ouverte et décomplexée. Son prestige et son influence diplomatique, sa
tradition d’hospitalité faisaient l’objet d’une fierté ivoirienne à l’intérieur
et à l’extérieur. Chacun louait ces bonnes performances et rivalisait de
superlatifs, allant jusqu’à l’évocation d’un miracle ivoirien. Le principal
artisan de ce succès réfutait quant à lui cet éloge fort immodeste, considérant
qu’il n’y avait en l’espèce « ni
miracle ni mirage, Jésus de Nazareth [n’étant] pas de tous les siècles ».
Le comparatisme flamboyant a vécu, et avec lui notre
exemplarité. À force d’additionner exclusion et division, notre modèle de
société et notre culture du dialogue n’inspirent plus. Notre pays subit le
déclassement. Il est sorti du planisphère avec la disparition de celui qui
incarna sa grandeur, son unité, son sens de la liberté, soit une certaine idée
de la Côte d’Ivoire.
Par une loi de 1946 portant abolition du travail forcé,
Félix Houphouët-Boigny a su se hisser au rang des héros messianiques du
XXe siècle. C’est le point de départ du mythe d’émancipation. Son spectre
hante le roman national à la manière d’un fantasme enivrant, d’une
hallucination nostalgique, au point de donner de notre pays l’image en
trompe-l’œil d’un îlot mélancolique, passéiste et figé.
Au miroir des années Houphouët, l’expérience ivoirienne
contemporaine ressemble à une histoire projetée en négatif. En 1997, à l’issue
d’un entretien avec Guy Nairay, inamovible directeur de cabinet du président,
un dialogue prémonitoire se noua entre nous. Prémonitoire car les
recompositions politiques qui s’annoncent dès 2017 résonnent en écho à cette
conversation. « Je vois que vous
n’êtes pas houphouétiste », me dit-il, surpris par une distance
critique qu’il assimilait à de la défiance. « Ce
n’est pas de mon âge », répondis-je impassiblement.
Nairay était la plume du président et l’un des principaux
concepteurs d’un dogme dont il ne se faisait qu’exceptionnellement l’exégète.
Face à l’ironie d’une comparaison d’Houphouët-Boigny avec le Petit Père des
peuples, il protesta par l’une des formules ramassées dont il avait le secret :
« Ni livre rouge ni livre vert ».
Après un temps d’introspection, il ponctua cet échange par une confession d’une
étonnante actualité : « Nous avions
une nation à bâtir ».
L’houphouétomania est un indicateur d’angoisse, de mal-être
social. Elle tient lieu de comble quand point la peur du vide, et remplit
l’office d’un catalyseur, d’un rêve évanescent.
« Le vrai
bonheur, on ne l’apprécie que lorsqu’on l’a perdu », prévenait
d’ailleurs Houphouët-Boigny dans une maxime volontariste, une incitation à
tirer parti du réel. Or déjà se dessine sous nos yeux une Côte d’Ivoire 3.0 !
Porteuse de nouvelles tendances, de nouveaux marqueurs, de nouvelles
opportunités créatives, elle résulte de la digitalisation et des
bouleversements provoqués par une société du flux. Désireuse de parler en son
nom propre, elle ne s’exprime malheureusement que sur le mode nihiliste du
refus, s’éloigne de l’Histoire, fait progressivement son deuil de l’avenir. Sa
composition sociale recoupe celle du dividende démographique, du rajeunissement
vertigineux de la population.
Cette Côte d’Ivoire 3.0 regorge d’énergie, c’est un
potentiel à convertir en richesse. Nous ne pouvons pas nous permettre de passer
à côté. Elle représente une ultime chance de donner de l’avenir à notre pays.
Ce pays réel, sorti de lui-même, laissé à l’abandon par nos politiques
publiques, peine à se reconnaître sous les traits du pays légal. Un pays légal
que caractérisent les discours convenus, les institutions flambant neuves et
autres utopies hors sol du storytelling managérial.
Dans tous les
secteurs, ces nouvelles générations se préparent à la relève de la génération
« cabri-mort », celle qui a vu le pays renaître au multipartisme à
l’orée de ses 20 ans, celle des plus improbables sacrifices. Nous avons
vis‑à-vis d’elles devoir et responsabilité. Le devoir de sortir du
somnambulisme pour accompagner lucidement cette transition inouïe. La
responsabilité de promouvoir une société d’insertion et de transformation
tournée vers le futur.
Franck Hermann Ekra
(Analyste politique et consultant en stratégies d'images)
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Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de
provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre
ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou
l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu
informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des
mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
Source : Jeune Afrique 11 janvier 2017
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