La brusque décision de Bédié de transformer
les militants et sympathisants du Pdci-Rda en bétail électoral d’Alassane
Ouattara m’a remis en mémoire le discours qu’il prononça, le 4 octobre 1989, à
l’occasion de l’ouverture de la 2e session ordinaire de l'Assemblée
nationale. Ce discours aura moins marqué son époque que les cris hostiles au
régime et à son chef qui se sont fait entendre moins de six mois plus tard. Il
n’en est pas moins digne d’intérêt, et à plus d’un titre, mais surtout parce
qu’il dévoilait une facette de la personnalité de Bédié, qu’ensuite il avait
très bien su dérober aux yeux de l’opinion, mais qu’apparemment il n’éprouve
plus le besoin de cacher. En relisant ce discours, on comprend
qu’il prétende aujourd’hui disposer des bulletins de vote de ses électeurs selon son bon
plaisir. Celui qui à cette époque présidait l’Assemblée nationale y
étalait avec une odieuse désinvolture une conception des rapports du pouvoir et
de la société (ou des gouvernants et des gouvernés) particulièrement cynique
inspirée de ce qui se faisait contre les classes pauvres dans une Angleterre à
peine sortie du moyen-âge.
Ce jour-là, alors qu’il pérorait
devant un auditoire composé pour l'occasion, outre les députés, du représentant
du chef de l'Etat, de ceux des autres institutions, ainsi que du corps diplomatique,
Bédié était évidemment à cent lieues de se douter que ce qu'il appelait
« l'opinion publique véritable et responsable » pouvait être autre
chose que celle qui venait de s'exprimer aux Journée nationales du dialogue (JND),
qui se sont tenues en septembre 1989 et qui s’étaient achevées en queue de
poisson. De même, il ne pouvait pas deviner que seulement cinq mois plus tard, la
direction politique du pays serait confrontée à un défi général de la société,
en particulier des catégories qui n'étaient pas représentées aux JND, ou qui ne
l’étaient que par des porte-parole tout dévoués au pouvoir. C’est sans doute
cette inconscience de l’imminence du
danger qui explique le ton plein d’assurance de son discours, ainsi que
l'impression qu'il fit, tandis qu'il parlait des Ivoiriens, d'un cavalier
impatient, brutal et ingrat, cravachant et éperonnant jusqu'au sang une monture
fourbue et récalcitrante.
Il paraît difficile
d'imaginer qu'un homme comme lui ne fût pas capable de comprendre qu’il existe très
certainement une relation directe de cause à effet entre le fameux
« miracle ivoirien », dont il fut le chantre intarissable entre 1966
et 1977, et la déliquescence de la société ivoirienne qu'il déplorait ce jour-là.
Et pourtant... « Est-il permis, feignait-il de s'interroger, de voir dans notre prospérité d'hier la
source de nos malheurs d'aujourd'hui comme le banditisme, le vol, la corruption
et la criminalité ? ». Puis il se répondait à lui-même par cette
dénégation un peu ambiguë et tout à fait cocasse : « Le faire serait admettre que là où règne le bon Dieu règne aussi
le Diable ». C'est l'un de ces cas où démentir vaut confirmation ! Car,
c’est bien connu, toujours le bon Dieu et le Diable vont ensemble et, même,
coopèrent ; sans quoi il n'y aurait pas besoin de baptême ni de
confessionnaux. D’ailleurs Bédié le savait déjà fort bien quand il débuta sa
carrière parlementaire. Dans l'un de ses premiers discours en tant que
président de l'Assemblée nationale, après avoir énuméré les maux qui rongeaient
déjà la société ivoirienne (« l'exode rural, le chômage, la délinquance
juvénile, la criminalité »), il opinait avec gravité : « On conçoit fort bien que le modèle
traditionnel ne soit pas apte (...) à relever le défi du développement d'une
communauté qui s'élargit si vite – c'est-à-dire à satisfaire les besoins fondamentaux
des populations en matière d'aliments, de logements, d'éducation et de
santé ». N'est-ce pas clairement affirmer l'existence d'un rapport de causalité
entre le soi-disant « miracle ivoirien » et les fléaux en
question ?
*
N'ayant alors aucune raison de
douter de la solidité de son perchoir ni de celle du trône qui l’attendait,
Bédié pouvait s'offrir le luxe de rêver tout haut devant le monde entier d'une
éventuelle mise en esclavage des Ivoiriens, en citant ce passage d'un livre
qu'il venait de lire et qui l'avait apparemment transporté : « Depuis la fin du XVe
siècle, l'Angleterre était confrontée aux difficultés croissantes de
l'entretien et de l'emploi des pauvres. Le mouvement de création des
exploitations agricoles fermées avaient multiplié le nombre des vagabonds et
des mendiants. La montée de l'insécurité, les tensions et les violences
sociales avaient conduit l'Etat à freiner ces mouvements et à mettre en place
une répression sévère contre ces masses paupérisées et marginalisées en
prenant des mesures... de mise au travail forcé... Dès l'an 1520, les lois sur
les pauvres jalonneront l'histoire de l'Angleterre jusqu'au cœur du XIXe
siècle. Ce sont elles qui rendent socialement et politiquement possibles, d'une
part, la transition d'une agriculture encore féodale à une agriculture
capitaliste au XVIe siècle, puis à un secteur primaire employant de
nombreux salariés au XVIIIe siècle, et enfin à une agriculture
beaucoup plus mécanisée au XIXe siècle. Etc... »
Déjà on aurait pu s’étonner que
l’homme qui était destiné à remplacer Houphouët à la tête de
l’Etat, fasse ainsi, devant lui, l’apologie du « travail forcé » dont la suppression est à peu près son seul vrai titre de gloire[1]. Mais le plus surprenant, c’est qu'avant de se livrer à cet exercice déjà ridicule en soi, Bédié n'eut pas pris l'élémentaire précaution de vérifier l'exactitude de cette vue cavalière – c'est le mot ! – de près de cinq siècles d'histoire du développement du capitalisme en Angleterre. Il se serait aperçu qu'il s'agissait d'un détournement tout à fait honteux de plusieurs chapitres du premier livre du « Capital » de Karl Marx, dont le chapitre 27, intitulé « L'Expropriation de la population campagnarde », dans lequel on peut lire des remarques dont un homme d'Etat ivoirien pouvait en effet faire avec profit les thèmes de sa réflexion : « En Angleterre la classe travailleuse (...) fut précipitée sans transition de son âge d'or dans son âge de fer. Ce bouleversement fit peur à la législature. Elle n'avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation où la richesse nationale (wealth of the nation), c'est-à-dire l'enrichissement des capitalistes, l'appauvrissement et l'expropriation effrontée de la masse du peuple, passe pour l'ultima Thule de la sagesse d'Etat (...) Ce qu'il fallait à l'ordre de production capitaliste, c'était (...) la condition servile des masses, leur transformation en mercenaires et la conversion de leur moyen de travail en capital » ; et le chapitre 28 intitulé « La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XVe siècle. Les lois sur les salaires », qui commence ainsi : « La création du prolétariat sans feu ni lieu – licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d'expropriations violentes et répétées – allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D'autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XVe siècle et pendant tout le XVIe, dans l'ouest de l'Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres. La législation les traite en criminels volontaires ; elle suppose qu'il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s'il n'était survenu aucun changement dans leur condition ».
l’Etat, fasse ainsi, devant lui, l’apologie du « travail forcé » dont la suppression est à peu près son seul vrai titre de gloire[1]. Mais le plus surprenant, c’est qu'avant de se livrer à cet exercice déjà ridicule en soi, Bédié n'eut pas pris l'élémentaire précaution de vérifier l'exactitude de cette vue cavalière – c'est le mot ! – de près de cinq siècles d'histoire du développement du capitalisme en Angleterre. Il se serait aperçu qu'il s'agissait d'un détournement tout à fait honteux de plusieurs chapitres du premier livre du « Capital » de Karl Marx, dont le chapitre 27, intitulé « L'Expropriation de la population campagnarde », dans lequel on peut lire des remarques dont un homme d'Etat ivoirien pouvait en effet faire avec profit les thèmes de sa réflexion : « En Angleterre la classe travailleuse (...) fut précipitée sans transition de son âge d'or dans son âge de fer. Ce bouleversement fit peur à la législature. Elle n'avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation où la richesse nationale (wealth of the nation), c'est-à-dire l'enrichissement des capitalistes, l'appauvrissement et l'expropriation effrontée de la masse du peuple, passe pour l'ultima Thule de la sagesse d'Etat (...) Ce qu'il fallait à l'ordre de production capitaliste, c'était (...) la condition servile des masses, leur transformation en mercenaires et la conversion de leur moyen de travail en capital » ; et le chapitre 28 intitulé « La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XVe siècle. Les lois sur les salaires », qui commence ainsi : « La création du prolétariat sans feu ni lieu – licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d'expropriations violentes et répétées – allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D'autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XVe siècle et pendant tout le XVIe, dans l'ouest de l'Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres. La législation les traite en criminels volontaires ; elle suppose qu'il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s'il n'était survenu aucun changement dans leur condition ».
Contrairement à ce que feignait
de croire Bédié, les contemporains de ces tristes événements ne les jugèrent
pas avec le même détachement olympien qu'il affectait ce 4 octobre 1989, quand
aucun bruit irrespectueux ne se faisait encore entendre dans les rues
environnantes. Les premières mesures royales en rapport avec la ruine de la
paysannerie anglaise furent des lois pour la protéger contre les
expropriations. Ces lois furent vaines, parce que les expropriateurs étaient
les plus forts ; mais, au moins, on avait essayé cela avant de s'adonner au
massacre légal des pauvres préalablement réduits à la condition d'ilotes. Car
il faut savoir que la logique de la sorte de législation dont le président de
l'Assemblée nationale de Côte d’Ivoire rêvait à haute voix devant le monde
entier mène fatalement à l'emploi des moyens les plus expéditifs. Ainsi,
d'après Thomas More, sous le règne d'Henri VIII « soixante-douze mille
pauvres furent exécutés », parce qu'ils étaient des pauvres !
Il serait intéressant de savoir
ce que l'élu de Daoukro, circonscription de quinze mille (15.000) électeurs, avait
fait ou projetait de faire en tant que législateur pour protéger les Ivoiriens
de la ruine et de la chute dans la délinquance, avant de les menacer d'un
nouvel esclavage ! En outre, l'Angleterre de ces temps-là n'était pas, comme
l’est notre Côte d'Ivoire, une quasi colonie dont la monnaie, l’économie, la
politique intérieure et la diplomatie étaient totalement dépendantes d’intérêts
politiques, commerciaux et financiers étrangers. Malgré leur mentalité
esclavagiste, les grands propriétaires anglais étaient à leur propre compte.
Des rois et des reines d'Angleterre particulièrement jaloux de leur
souveraineté ordonnèrent ces mesures et les firent exécuter. Peut-être Bédié,
qui laisse parfois dire qu’il est fils de chef, s’imaginait-il que la Côte
d’ivoire est sa principauté, pour évoquer ces faits du prince sans éprouver du
dégoût ! On n’est pas étonné que le président de l'Assemblée nationale de
ce régime parle des Ivoiriens comme s’il s’agissait d’un bétail ; mais de
quel droit un fils de chef de Daoukro peut-il se prévaloir au-delà des limites
de son village ?
« La bourgeoisie naissante, écrit
encore Marx dans ce Chapitre 28, ne
saurait se passer de l'intervention de l'Etat ; elle s'en sert pour
"régler" le salaire, c'est-à-dire pour le déprimer au niveau
convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur
lui-même au degré de dépendance voulu ». De ce point de vue, quand on
considère les choix politiques et économiques d’Houphouët et de ses ministres,
et quand on voit la manière dont ils les justifiaient, on est obligé de
convenir qu'ils ont fait aussi bien en trente ans que les rois d'Angleterre
pendant les cinq derniers siècles ! Mais pourquoi ne pas pousser les parallèles
jusqu'au bout ? De ces rois, l'un a perdu sa tête, un autre son trône...
*
Les
interrogations de Bédié dont j’ai fait état en commençant sont d’autant plus
bizarres que tous les textes lus aux JND faisaient la relation entre la
crise et les orientations et les méthodes du pouvoir, même si cela n'apparaît
pas toujours à l'évidence.
Prenons par exemple la
contribution du porte-parole du Conseil économique et social (CES), qui définissait son institution comme
« l’une des formes de "l'écoute du peuple" qui serait un
fondement » de la politique d’Houphouët. On y lit que c'est de l’« époque de relatif bien-être [correspondant
à "la vague d'exceptionnelle prospérité des années 1970"] que naquit l'inexorable déliquescence dont
la progression devait nous conduire où nous sommes. Tout d'abord assommés par
la frénésie des dépenses futiles qui étaient le fait de personnes dont
l'aisance ne se justifiait ni par le passé, ni par les aptitudes, les Ivoiriens
y ont répondu par leur étonnant sens de l'humour, puis par une résignation un
peu boudeuse et à la fin chacun s'est dit qu'après tout pourquoi ne pas faire
comme le voisin puisque cela semblait réussir à d'autres et comportait si peu
de risque. Et pourquoi ne pas se servir si l'occasion s'y prêtait ? La notion
de bien public, de civisme, de travail bien fait devenait floue, pour finir par
s'effacer devant l'intérêt personnel. Etc. »...
On peut regretter le caractère
simpliste et la timidité de ce constat. Car, en somme, le CES
considérait la
décomposition de la société ivoirienne comme l'effet de comportements
individuels a priori, ce qui revenait à occulter la responsabilité du pouvoir
dans le processus qu'il décrivait. Or, ces comportements individuels eux-mêmes
n’étaient que les conséquences de mauvais exemples venus d'en haut : la
préférence donnée par Houphouët, à partir de 1963, aux arrivistes de toutes
origines et aux carriéristes sans scrupules ; le laxisme d'un pouvoir qui
de tout temps préféra s'entourer d'éléments corrompus et corrupteurs[2].
D’ailleurs, qui pouvait croire qu’un homme aussi puissant qu’Houphouët aurait
laissé ce pillage se poursuivre impunément s'il était lui-même parfaitement
intègre, s'il n'y trouvait pas son compte à un titre ou à un autre ? Mais,
à l'instar des 22 autres porte-parole, l'orateur du CES aussi éluda le fond du
problème, tout en fournissant d'ailleurs les bonnes clés pour le connaître.
Le
porte-parole du SYNARES, le professeur Marcel Etté, fut le seul à lier la crise
économique et sociale et la politique du régime, même s’il ne put pas se garder
d'une certaine inconséquence. En effet, de manière insistante il demanda que le
pouvoir obligeât ceux qui détenaient des capitaux à l'étranger à les rapatrier.
Or, adresser une telle demande à Houphouët revenait à dire qu'on le mettait
hors de cause alors que, de son propre aveu, il était l'Ivoirien qui possédait
le plus de biens à l'étranger, mis à l'abri de « tous ces fous »… Il
avait également tenu à dire qu'il ne fallait point compter sur un éventuel retour
de tout cet argent, le sien et celui des autres exportateurs de capitaux, parce
que les receleurs ne le permettraient jamais : « Hier il a été dit dans certaines interventions
(parce que les
orateurs ne savaient pas, ils se trompaien1 de bonne foi) de faire rentrer
l'argent qui est parti à l’extérieur. D'abord, s'il y a de l'argent à
l'extérieur à partir des Ivoiriens, il y a une réglementation internationale en
la matière. Mais en général, l'argent fuit partout lorsqu'il n'y a pas de
sécurité. Il s’en va dans les lieux sûrs. Quand l’argent se sent menacé par un
régime, il le fuit. Allez demander à nos frères dont les régimes font peur à
ceux qui possèdent : l'argent est parti, les possédants n'ont pas attendu
les résultats des élections. Et ils ne peuvent pas faire rentrer cet argent. Le
dirigeant d'un pays a demandé aux Etats-Unis de lui restituer les biens que son
prédécesseur a placés dans des banques américaines ; peine perdue. Rien ne sera
jamais remis à ce dirigeant, religieux intégriste. Car là-dessus il existe une
législation internationale. Il faut que je vous le dise : si nos frères
ont de l'argent qu’ils ont "planqué" quelque part, il me sera
difficile de le faire venir ; là-dessus, je préfère vous dire la vérité. »[3] Encore heureux qu'il y ait eu
tous ces jeunes, le 2 mars 1990, pour rappeler à nos élites qu’Houphouët
n'était pas au-dessus de tout soupçon !
*
Les interrogations faussement naïves
de Bédié appellent quelques remarques encore sur une confusion qu'on
entretient exprès pour détourner les Ivoiriens d'une saine réflexion sur les
racines de cette crise et sur les moyens de la résoudre. On veut en effet faire
croire que dire que le modèle de développement mis en œuvre en Côte d’Ivoire à
partir des années 1960 sous la responsabilité du Français Raphaël Saller, est
la principale cause des graves maladies sociales qui gangrénèrent la société
ivoirienne, c’est refuser le progrès. Ce n’est pas vrai ! C’est seulement dire que les choix qui ont été
faits alors par cet étranger, un ancien fonctionnaire colonial, et par un
Houphouët qui s’était mis au service des affairistes coloniaux dès 1950,
n’étaient pas précisément les choix qui convenaient pour servir et protéger les
intérêts nationaux des peuples de la Côte d’Ivoire. Par « choix », il
faut bien entendu comprendre les choix politiques, notamment
institutionnels, et les choix économiques et financiers.
En 1960, ni Houphouët ni Saller
n'étaient des gens qui débarquaient sur une terre inconnue et inhabitée. La
Côte d'Ivoire avait déjà une certaine histoire. Il y avait une expérience et
des projets qui, à la fois, tenaient compte de cette expérience et des
aspirations des populations ; aspirations qu'elles avaient clairement exprimées
à travers les vastes mouvements revendicatifs des années 1940-1950. Il y avait
eu le fameux discours de Jean-Baptiste Mockey[4]
devant l'Assemblée territoriale au nom de la majorité RDA. Il y avait eu la
déclaration lue au procès du 6 Février par Jacob Williams au nom de ses
coïnculpés du Comité directeur du Parti démocratique de la Côte d'Ivoire, dans
laquelle il disait : « Nous
luttons, nous lutterons contre toute politique d'expansion coloniale des trusts
étrangers en Afrique noire française, parce que nous n'avons pas le droit
d'aliéner l'avenir politique et économique de notre pays ».[5]
Ainsi parlaient les dirigeants du PDCI en ce temps-là ! II est vrai que, après
1950, presque aucun d'eux ne sut garder sa fidélité à cette ligne, mais on sait
qu'il n'y alla pas forcément de leur faute. En tout cas, et quoi qu'ils aient
pu dire ou faire ensuite, une chose est sûre : les Ivoiriens, eux, n'ont pas
choisi cette politique. C'est contre leur volonté manifeste que le pays fut
engagé bille en tête dans cette voie désastreuse, quinze ans après le discours
de Mockey, et treize ans après le procès de Grand-Bassam.
C'est en 1963 que ce choix fut
définitivement fait, alors que tous ceux qui étaient restés assez lucides pour
prévoir la catastrophe, et assez patriotes pour vouloir la prévenir, avaient
été brutalement jetés en prison et suspendus, pour certains, au seuil d'une
mort ignominieuse.
Dès lors, au moment où il
s'agissait de réparer les conséquences de ce choix désastreux sur l'état de la
société, et pour autant qu'il ne s'agissait que de cela, avant de chercher le
bon remède, il importait de bien savoir quelle était la véritable nature du
mal. Et il n'était que raisonnable de situer clairement les responsabilités là
où elles étaient vraiment. Quand un pays connaît une crise aussi grave et aussi
complexe que celle à laquelle la Côte d'Ivoire était déjà en proie, c'est qu'il
est mal gouverné, ou qu'il n'est pas gouverné du tout. Quoi qu’il en soit, la
responsabilité de la crise de notre société se situe au plus haut niveau de
l’Etat. Car, s’il y a une responsabilité de l'action, il y a aussi une
responsabilité de l'inaction.
Ce qui était en cause, c'était
précisément tout ce qui s'était fait non seulement sans le consentement des
Ivoiriens, mais contre eux, qui plus est avec des méthodes qui ne laissaient
aucun doute sur la finalité de l'entreprise. Car ce n'est certainement pas pour
le bonheur des Ivoiriens qu'en 1949-1950, on jeta en prison toute la direction
du jeune Parti démocratique de la Côte d'Ivoire, et des milliers d'hommes et de
femmes de ce pays, après en avoir massacré des dizaines d'autres. Ce n'est
certainement pas pour le bonheur des Ivoiriens qu’en 1963 et 1964, on écarta de
la direction des affaires – et avec quelle violence ! – la presque totalité des
Ivoiriens frais émoulus des universités françaises, et que, par cet odieux
exemple, on ôta tout droit de regard et de parole à tous les autres sur les
choix décisifs dont nous payons aujourd'hui les conséquences désastreuses.
Or, de tous ces malheurs, le
responsable est connu : ce ne peut être que celui qui personnifiait le pouvoir
dans notre pays ; celui qui gouvernait seul ou, pour mieux dire, étant donné
l'organisation des pouvoirs dans notre pays, celui qui pendant trente ans
couvrit de son nom et de son prestige la mise en dépendance et la mise en coupe
réglée de notre patrie ; celui qui, y détenant théoriquement tous les pouvoirs,
décidait de tout et disposait de tous, et qui bien qu'ayant le choix préféra toujours
prendre des étrangers pour le « conseiller », en fait pour desservir
directement les plus hautes fonctions de l'Etat.
N'en déplaise à Bédié, le
banditisme sous ses différentes formes, n'est pas un phénomène en soi, qui
surgit du néant indépendamment de toute cause et indépendamment des conditions
de terrain. Quand on suit son développement depuis le début, on s'aperçoit
facilement que la courbe de son évolution est parallèle à celle du prétendu
essor économique des années 1960-1970. Les premiers cambriolages furent
signalés au tout début de la prétendue période de prospérité, lorsque les
mirages et les tentations de l'argent facile, dont la religion s'instaurait
dans le pays, avaient attiré un certain nombre d'épaves de la pègre française
dont quelques-unes avaient, dit-on, leurs entrées au palais. Très précisément,
depuis ce jour de 1969 où un gang d’Européens réalisa le premier holdup de
l’histoire de la Côte d’Ivoire au détriment de la BIAO (Agence du boulevard de
Marseille), et s’empara d’un butin de 50 millions de FCFA de l’époque, équivalant
à 100 millions d’anciens francs.[6]
C'est aussi vers la même époque que le pouvoir plaça un espion pratiquement
derrière chaque Ivoirien pour peu qu'il ne fût pas d'accord avec les vues et
les orientations d’Houphouët. Grâce à quoi celui-ci pouvait se vanter en avril
1983 d'être parfaitement renseigné sur les moindres faits et gestes de chaque
Abidjanais. Nul doute que si on avait pu en faire le compte exact, on aurait
trouvé plus de gens payés pour espionner les citoyens, que de policiers et de
gendarmes chargés de les protéger. Si le régime d’Houphouët était tellement
pourri, c'est aussi et surtout parce que dès son instauration on y avait mis le
ver !
Et le ver, c’étaient (ce sont)
aussi un certain nombre d’hommes totalement indignes des rôles qu’ils tinrent (tiennent)
sur la scène politique nationale, et qui d’ailleurs ne leur avaient été (sont) confiés
que pour cela même qu’ils en étaient (sont) indignes. Aussi bien, venant d’un
Bédié tel qu’il s’est dévoilé depuis 2002, le soi-disant « Appel de
Daoukro » n’est nullement pour étonner ; ne dit-on pas que le chien
ne change jamais sa façon de s’asseoir ? Et il ne doit pas non plus nous
scandaliser au risque de nous distraire. En ces temps où certaines ambitions
veulent se donner libre cours en surfant sur les illusions d’un peuple loyal et
généreux, mais tragiquement désinformé, la combine d’inspiration françafricaine
de Bédié devrait plutôt nous inciter à bien réfléchir à qui confier, à l’avenir,
les clés de la destinée de notre patrie.
Marcel Amondji
[1] -
Il est vrai que l’intéressé lui-même avait tiré un
trait sur cette loi qui portait son nom et à laquelle, pour l’essentiel, il
avait dû son grand renom dans toute l’ancienne Afrique noire française au
milieu des années 1960 : « Chose curieuse, M. Houphouët-Boigny, depuis son
accession à la présidence de la République, ne s’est jamais référé, du moins à
ma connaissance, à cet événement. Mieux, dans une lettre datée du 27 février
1966, je lui proposais de commémorer le 20e anniversaire de cette loi et d’en
profiter pour revivifier l’Entente. Il s’y refusa. » Sans doute ne
voulait-il pas fâcher les colons en exaltant ce qu’il leur avait arraché !
(Jacques Baulin, La Politique intérieure
d’Houphouët-Boigny, p.38, note 47),
[2] -
Cf. : J. Baulin, La Politique
africaine d’Houphouët-Boigny, p.171 : « Je crois, naïvement, de mon devoir de porter ces faits [il
s’agit du détournement, par quelques étudiants membres de la direction du
MEECI, de l’argent destiné à leur association] à la connaissance du président
Houphouët-Boigny et de demander des sanctions non seulement disciplinaires,
mais pénales. Le chef de l’Etat ivoirien se contente de me répondre
froidement : "Et après ?
Vous croyez que je me fie à leur honnêteté ? Mais je préfère qu’ils
prennent mon argent, plutôt que celui des autres. Comprenez, ils nous font
gagner du temps, ils nous sont utiles…" ».
[3] - Déclaration d’Houphouët lors du Conseil national de
novembre 1983, in Fraternité Matin
14/XI/1983.
[4] -
Voir dans ce blog : Il y a 31 ans
disparaissait J.-B. Mockey, posté le 29 janvier 2012.
[5] -
B. Dadié, Carnet de prison ; p. 233-234.
[6] -
Cf. : Philippe Haeringer, Abidjan :
l’apprentissage de la violence, Le Monde diplomatique mai 1986 ; et
Fraternité Matin 20 mars 1995.
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