samedi 11 octobre 2014

Quand Bédié rêvait à haute voix de « répression sévère » et de « mise au travail forcé » pour les « masses pau­périsées et marginalisées »...

 
La brusque décision de Bédié de transformer les militants et sympathisants du Pdci-Rda en bétail électoral d’Alassane Ouattara m’a remis en mémoire le discours qu’il prononça, le 4 octobre 1989, à l’occasion de l’ouverture de la 2e session ordinaire de l'Assemblée nationale. Ce discours aura moins marqué son époque que les cris hostiles au régime et à son chef qui se sont fait entendre moins de six mois plus tard. Il n’en est pas moins digne d’intérêt, et à plus d’un titre, mais surtout parce qu’il dévoilait une facette de la personnalité de Bédié, qu’ensuite il avait très bien su dérober aux yeux de l’opinion, mais qu’apparemment il n’éprouve plus le besoin de cacher. En relisant ce discours, on comprend qu’il prétende aujourd’hui disposer des bulletins de vote de ses électeurs selon son bon plaisir. Celui qui à cette époque présidait l’Assemblée nationale y étalait avec une odieuse désinvolture une conception des rapports du pouvoir et de la société (ou des gouvernants et des gouvernés) particulièrement cynique inspirée de ce qui se faisait contre les classes pauvres dans une Angleterre à peine sortie du moyen-âge.
Ce jour-là, alors qu’il pérorait devant un auditoire composé pour l'occasion, outre les députés, du représentant du chef de l'Etat, de ceux des autres institutions, ainsi que du corps diplomatique, Bédié était évidemment à cent lieues de se douter que ce qu'il appelait « l'opinion publique véritable et responsable » pouvait être autre chose que celle qui venait de s'exprimer aux Journée nationales du dialogue (JND), qui se sont tenues en septembre 1989 et qui s’étaient achevées en queue de poisson. De même, il ne pouvait pas deviner que seulement cinq mois plus tard, la direction politique du pays serait confrontée à un défi général de la société, en particulier des catégories qui n'étaient pas représentées aux JND, ou qui ne l’étaient que par des porte-parole tout dévoués au pouvoir. C’est sans doute cette inconscience  de l’imminence du danger qui explique le ton plein d’assurance de son discours, ainsi que l'impression qu'il fit, tandis qu'il parlait des Ivoiriens, d'un cavalier impatient, brutal et ingrat, cravachant et éperonnant jusqu'au sang une monture fourbue et récalcitrante.
Il paraît difficile d'imaginer qu'un homme comme lui ne fût pas capable de comprendre qu’il existe très certainement une relation directe de cause à effet entre le fameux « miracle ivoirien », dont il fut le chan­tre intarissable entre 1966 et 1977, et la déliquescence de la société ivoirienne qu'il déplorait ce jour-là. Et pourtant... « Est-il permis, feignait-il de s'interroger, de voir dans notre prospérité d'hier la source de nos malheurs d'aujourd'hui comme le banditisme, le vol, la corruption et la criminalité ? ». Puis il se répondait à lui-même par cette dénégation un peu ambiguë et tout à fait cocasse : « Le faire serait admettre que là où règne le bon Dieu règne aussi le Diable ». C'est l'un de ces cas où démentir vaut confirmation ! Car, c’est bien connu, toujours le bon Dieu et le Diable vont ensemble et, même, coopèrent ; sans quoi il n'y aurait pas besoin de baptême ni de confessionnaux. D’ailleurs Bédié le savait déjà fort bien quand il débuta sa carrière parlementaire. Dans l'un de ses premiers discours en tant que président de l'Assemblée nationale, après avoir énuméré les maux qui rongeaient déjà la société ivoirienne (« l'exode rural, le chômage, la délinquance juvénile, la criminalité »), il opinait avec gravité : «  On conçoit fort bien que le modèle traditionnel ne soit pas apte (...) à relever le défi du développement d'une communauté qui s'élargit si vite – c'est-à-dire à satisfaire les besoins fondamentaux des populations en matière d'aliments, de logements, d'éducation et de santé ». N'est-ce pas clairement affirmer l'existence d'un rapport de causalité entre le soi-disant « miracle ivoirien » et les fléaux en question ?
*
N'ayant alors aucune raison de douter de la solidité de son perchoir ni de celle du trône qui l’attendait, Bédié pouvait s'offrir le luxe de rêver tout haut devant le monde entier d'une éventuelle mise en esclavage des Ivoiriens, en citant ce passage d'un livre qu'il venait de lire et qui l'avait apparemment transporté : « Depuis la fin du XVe siècle, l'Angleterre était confrontée aux difficultés croissantes de l'entretien et de l'emploi des pauvres. Le mouvement de création des exploitations agricoles fermées avaient multiplié le nombre des vagabonds et des mendiants. La montée de l'insécurité, les tensions et les violences sociales avaient conduit l'Etat à freiner ces mouvements et à mettre en place une répression sévère contre ces masses pau­périsées et marginalisées en prenant des mesures... de mise au travail forcé... Dès l'an 1520, les lois sur les pauvres jalonneront l'histoire de l'Angleterre jusqu'au cœur du XIXe siècle. Ce sont elles qui rendent socialement et politiquement possibles, d'une part, la transition d'une agriculture encore féodale à une agriculture capitaliste au XVIe siècle, puis à un secteur primaire employant de nombreux salariés au XVIIIe siècle, et enfin à une agriculture beaucoup plus mécanisée au XIXe siècle. Etc... »
Déjà on aurait pu s’étonner que l’homme qui était destiné à remplacer Houphouët à la tête de
l’Etat, fasse ainsi, devant lui, l’apologie du « travail forcé » dont la suppression est à peu près son seul vrai titre de gloire[1]. Mais le plus surprenant, c’est qu'avant de se livrer à cet exercice déjà ridicule en soi, Bédié n'eut pas pris l'élémentaire précaution de vérifier l'exactitude de cette vue cava­lière – c'est le mot ! – de près de cinq siècles d'histoire du développement du capita­lisme en Angleterre. Il se serait aperçu qu'il s'agissait d'un détournement tout à fait honteux de plusieurs chapitres du premier livre du « Capital » de Karl Marx, dont le chapitre 27, intitulé « L'Expropriation de la population campagnarde », dans lequel on peut lire des remarques dont un homme d'Etat ivoirien pouvait en effet faire avec profit les thèmes de sa réflexion : « En Angleterre la classe travailleuse (...) fut précipitée sans transition de son âge d'or dans son âge de fer. Ce bouleversement fit peur à la législature. Elle n'avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation où la richesse nationale (wealth of the nation), c'est-à-dire l'enrichissement des capitalistes, l'appauvrissement et l'expropriation effrontée de la masse du peuple, passe pour l'ultima Thule de la sagesse d'Etat (...) Ce qu'il fallait à l'ordre de production capitaliste, c'était (...) la condition servile des masses, leur transformation en mercenaires et la conversion de leur moyen de travail en capital » ; et le chapitre 28 intitulé « La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XVe siècle. Les lois sur les salaires », qui commence ainsi : « La création du prolétariat sans feu ni lieu – licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d'expropriations violentes et répétées – allait néces­sairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D'autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XVe siècle et pendant tout le XVIe, dans l'ouest de l'Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vaga­bonds et de pauvres. La législation les traite en criminels volontaires ; elle suppose qu'il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s'il n'était survenu aucun changement dans leur condition ».
Contrairement à ce que feignait de croire Bédié, les contemporains de ces tristes événements ne les jugèrent pas avec le même détachement olympien qu'il affectait ce 4 octobre 1989, quand aucun bruit irrespectueux ne se faisait encore entendre dans les rues environnantes. Les premières mesures royales en rapport avec la ruine de la paysan­nerie anglaise furent des lois pour la protéger contre les expropriations. Ces lois furent vaines, parce que les expropriateurs étaient les plus forts ; mais, au moins, on avait essayé cela avant de s'adonner au massacre légal des pauvres préalablement réduits à la condition d'ilotes. Car il faut savoir que la logique de la sorte de législation dont le président de l'Assemblée nationale de Côte d’Ivoire rêvait à haute voix devant le monde entier mène fatalement à l'emploi des moyens les plus expéditifs. Ainsi, d'après Tho­mas More, sous le règne d'Henri VIII « soixante-douze mille pauvres furent exécutés », parce qu'ils étaient des pauvres !
Il serait intéressant de savoir ce que l'élu de Daoukro, circonscription de quinze mille (15.000) électeurs, avait fait ou projetait de faire en tant que législateur pour protéger les Ivoiriens de la ruine et de la chute dans la délinquance, avant de les menacer d'un nouvel esclavage ! En outre, l'Angleterre de ces temps-là n'était pas, comme l’est notre Côte d'Ivoire, une quasi colonie dont la monnaie, l’économie, la politique intérieure et la diplomatie étaient totalement dépendantes d’intérêts politiques, commerciaux et financiers étrangers. Malgré leur men­talité esclavagiste, les grands propriétaires anglais étaient à leur propre compte. Des rois et des reines d'Angle­terre particulièrement jaloux de leur souveraineté ordonnèrent ces mesures et les firent exécuter. Peut-être Bédié, qui laisse parfois dire qu’il est fils de chef, s’imaginait-il que la Côte d’ivoire est sa principauté, pour évoquer ces faits du prince sans éprouver du dégoût ! On n’est pas étonné que le président de l'Assemblée nationale de ce régime parle des Ivoiriens comme s’il s’agissait d’un bétail ; mais de quel droit un fils de chef de Daoukro peut-il se prévaloir au-delà des limites de son village ?
« La bourgeoisie naissante, écrit encore Marx dans ce Chapitre 28, ne saurait se passer de l'intervention de l'Etat ; elle s'en sert pour "régler" le salaire, c'est-à-dire pour le déprimer au niveau convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu ». De ce point de vue, quand on considère les choix politiques et économiques d’Houphouët et de ses ministres, et quand on voit la manière dont ils les justifiaient, on est obligé de convenir qu'ils ont fait aussi bien en trente ans que les rois d'Angleterre pendant les cinq derniers siècles ! Mais pourquoi ne pas pousser les parallèles jusqu'au bout ? De ces rois, l'un a perdu sa tête, un autre son trône...
*
Les interrogations de Bédié dont j’ai fait état en commençant sont d’autant plus bizarres que tous les textes lus aux JND faisaient la relation entre la crise et les orientations et les méthodes du pouvoir, même si cela n'apparaît pas toujours à l'évidence.
Prenons par exemple la contribution du porte-parole du Conseil économique et social (CES), qui  définissait son institution comme « l’une des formes de "l'écoute du peuple" qui serait un fondement » de la poli­tique d’Houphouët. On y lit que c'est de l’« époque de relatif bien-être [cor­respondant à "la vague d'exceptionnelle prospérité des années 1970"] que naquit l'inexo­rable déliquescence dont la progression devait nous conduire où nous sommes. Tout d'abord assommés par la frénésie des dépenses futiles qui étaient le fait de personnes dont l'aisance ne se justifiait ni par le passé, ni par les aptitudes, les Ivoiriens y ont répondu par leur étonnant sens de l'humour, puis par une résignation un peu boudeuse et à la fin chacun s'est dit qu'après tout pourquoi ne pas faire comme le voisin puisque cela semblait réussir à d'autres et comportait si peu de risque. Et pourquoi ne pas se servir si l'occasion s'y prêtait ? La notion de bien public, de civisme, de travail bien fait devenait floue, pour finir par s'effacer devant l'intérêt personnel. Etc. »...
On peut regretter le caractère simpliste et la timidité de ce constat. Car, en somme, le CES
considérait la décomposition de la société ivoirienne comme l'effet de comportements individuels a priori, ce qui revenait à occulter la responsabilité du pouvoir dans le processus qu'il décrivait. Or, ces comportements individuels eux-mêmes n’étaient que les conséquences de mauvais exemples venus d'en haut : la préfé­rence donnée par Houphouët, à partir de 1963, aux arrivistes de toutes origines et aux carriéristes sans scrupules ; le laxisme d'un pouvoir qui de tout temps préféra s'entourer d'éléments corrompus et corrup­teurs[2]. D’ailleurs, qui pouvait croire qu’un homme aussi puissant qu’Houphouët aurait laissé ce pillage se poursuivre impunément s'il était lui-même parfaitement intègre, s'il n'y trouvait pas son compte à un titre ou à un autre ? Mais, à l'instar des 22 autres porte-parole, l'orateur du CES aussi éluda le fond du problème, tout en fournissant d'ailleurs les bonnes clés pour le connaître.
Le porte-parole du SYNARES, le professeur Marcel Etté, fut le seul à lier la crise économique et sociale et la politique du régime, même s’il ne put pas se garder d'une certaine inconséquence. En effet, de manière insistante il demanda que le pouvoir obligeât ceux qui détenaient des capitaux à l'étranger à les rapatrier. Or, adresser une telle demande à Houphouët revenait à dire qu'on le mettait hors de cause alors que, de son propre aveu, il était l'Ivoirien qui possédait le plus de biens à l'étranger, mis à l'abri de « tous ces fous »… Il avait également tenu à dire qu'il ne fallait point compter sur un éventuel retour de tout cet argent, le sien et celui des autres exportateurs de capitaux, parce que les receleurs ne le permettraient jamais : « Hier il a été dit dans certaines interventions (parce que les orateurs ne savaient pas, ils se trompaien1 de bonne foi) de faire rentrer l'argent qui est parti à l’extérieur. D'abord, s'il y a de l'argent à l'extérieur à partir des Ivoiriens, il y a une réglementation internationale en la matière. Mais en général, l'argent fuit partout lorsqu'il n'y a pas de sécurité. Il s’en va dans les lieux sûrs. Quand l’argent se sent menacé par un régime, il le fuit. Allez demander à nos frères dont les régimes font peur à ceux qui possèdent : l'argent est parti, les possédants n'ont pas attendu les résultats des élections. Et ils ne peuvent pas faire rentrer cet argent. Le dirigeant d'un pays a demandé aux Etats-Unis de lui restituer les biens que son prédécesseur a placés dans des banques américaines ; peine perdue. Rien ne sera jamais remis à ce dirigeant, religieux intégriste. Car là-dessus il existe une législation internationale. Il faut que je vous le dise : si nos frères ont de l'argent qu’ils ont "planqué" quelque part, il me sera difficile de le faire venir ; là-dessus, je préfère vous dire la vérité. »[3] Encore heureux qu'il y ait eu tous ces jeunes, le 2 mars 1990, pour rappeler à nos élites qu’Houphouët n'était pas au-dessus de tout soupçon !
*
Les interrogations faussement naïves de Bédié appellent quelques remarques encore sur une confu­sion qu'on entretient exprès pour détourner les Ivoiriens d'une saine réflexion sur les racines de cette crise et sur les moyens de la résoudre. On veut en effet faire croire que dire que le modèle de développement mis en œuvre en Côte d’Ivoire à partir des années 1960 sous la responsabilité du Français Raphaël Saller, est la principale cause des graves maladies sociales qui gangrénèrent la société ivoirienne, c’est refuser le progrès. Ce n’est pas vrai !  C’est seulement dire que les choix qui ont été faits alors par cet étranger, un ancien fonctionnaire colonial, et par un Houphouët qui s’était mis au service des affairistes coloniaux dès 1950, n’étaient pas précisément les choix qui convenaient pour servir et protéger les intérêts nationaux des peuples de la Côte d’Ivoire. Par « choix », il faut bien entendu comprendre les choix politiques, notamment institutionnels, et les choix économiques et financiers.
En 1960, ni Houphouët ni Saller n'étaient des gens qui débarquaient sur une terre inconnue et inhabitée. La Côte d'Ivoire avait déjà une certaine histoire. Il y avait une expérience et des projets qui, à la fois, tenaient compte de cette expérience et des aspirations des populations ; aspirations qu'elles avaient clairement exprimées à travers les vastes mouvements revendicatifs des années 1940-1950. Il y avait eu le fameux discours de Jean-Baptiste Mockey[4] devant l'Assemblée territoriale au nom de la majorité RDA. Il y avait eu la déclaration lue au procès du 6 Février par Jacob Williams au nom de ses coïnculpés du Comité directeur du Parti démocratique de la Côte d'Ivoire, dans laquelle il disait : « Nous luttons, nous lutterons contre toute politique d'expansion coloniale des trusts étrangers en Afrique noire française, parce que nous n'avons pas le droit d'aliéner l'avenir politique et économique de notre pays ».[5] Ainsi parlaient les dirigeants du PDCI en ce temps-là ! II est vrai que, après 1950, presque aucun d'eux ne sut garder sa fidélité à cette ligne, mais on sait qu'il n'y alla pas forcément de leur faute. En tout cas, et quoi qu'ils aient pu dire ou faire ensuite, une chose est sûre : les Ivoiriens, eux, n'ont pas choisi cette politique. C'est contre leur volonté manifeste que le pays fut engagé bille en tête dans cette voie désastreuse, quinze ans après le discours de Mockey, et treize ans après le procès de Grand-Bassam.
C'est en 1963 que ce choix fut définitivement fait, alors que tous ceux qui étaient restés assez lucides pour prévoir la catastrophe, et assez patriotes pour vouloir la prévenir, avaient été brutalement jetés en prison et suspendus, pour certains, au seuil d'une mort ignominieuse.
Dès lors, au moment où il s'agissait de réparer les conséquences de ce choix désas­treux sur l'état de la société, et pour autant qu'il ne s'agissait que de cela, avant de chercher le bon remède, il importait de bien savoir quelle était la véritable nature du mal. Et il n'était que raisonnable de situer clairement les responsabilités là où elles étaient vraiment. Quand un pays connaît une crise aussi grave et aussi complexe que celle à laquelle la Côte d'Ivoire était déjà en proie, c'est qu'il est mal gouverné, ou qu'il n'est pas gouverné du tout. Quoi qu’il en soit, la responsabilité de la crise de notre société se situe au plus haut niveau de l’Etat. Car, s’il y a une responsabilité de l'action, il y a aussi une responsabilité de l'inaction.
Ce qui était en cause, c'était précisément tout ce qui s'était fait non seulement sans le consentement des Ivoiriens, mais contre eux, qui plus est avec des méthodes qui ne laissaient aucun doute sur la finalité de l'entreprise. Car ce n'est certainement pas pour le bonheur des Ivoiriens qu'en 1949-1950, on jeta en prison toute la direction du jeune Parti démocratique de la Côte d'Ivoire, et des milliers d'hommes et de femmes de ce pays, après en avoir massacré des dizaines d'autres. Ce n'est certainement pas pour le bonheur des Ivoiriens qu’en 1963 et 1964, on écarta de la direction des affaires – et avec quelle violence ! – la presque totalité des Ivoiriens frais émoulus des universités françaises, et que, par cet odieux exemple, on ôta tout droit de regard et de parole à tous les autres sur les choix décisifs dont nous payons aujourd'hui les conséquences désastreuses.
Or, de tous ces malheurs, le responsable est connu : ce ne peut être que celui qui personnifiait le pouvoir dans notre pays ; celui qui gouvernait seul ou, pour mieux dire, étant donné l'organisation des pouvoirs dans notre pays, celui qui pendant trente ans couvrit de son nom et de son prestige la mise en dépendance et la mise en coupe réglée de notre patrie ; celui qui, y détenant théoriquement tous les pouvoirs, décidait de tout et disposait de tous, et qui bien qu'ayant le choix préféra toujours prendre des étrangers pour le « conseiller », en fait pour desservir directement les plus hautes fonctions de l'Etat.
N'en déplaise à Bédié, le banditisme sous ses différentes formes, n'est pas un phénomène en soi, qui surgit du néant indépendamment de toute cause et indépendamment des conditions de terrain. Quand on suit son développement depuis le début, on s'aperçoit facilement que la courbe de son évolution est parallèle à celle du prétendu essor écono­mique des années 1960-1970. Les premiers cambriolages furent signalés au tout début de la prétendue période de prospérité, lorsque les mirages et les tentations de l'argent facile, dont la religion s'instaurait dans le pays, avaient attiré un certain nombre d'épaves de la pègre française dont quelques-unes avaient, dit-on, leurs entrées au palais. Très précisément, depuis ce jour de 1969 où un gang d’Européens réalisa le premier holdup de l’histoire de la Côte d’Ivoire au détriment de la BIAO (Agence du boulevard de Marseille), et s’empara d’un butin de 50 millions de FCFA de l’époque, équivalant à 100 millions d’anciens francs.[6] C'est aussi vers la même époque que le pouvoir plaça un espion pratiquement derrière chaque Ivoirien pour peu qu'il ne fût pas d'accord avec les vues et les orientations d’Houphouët. Grâce à quoi celui-ci pouvait se vanter en avril 1983 d'être parfaitement renseigné sur les moindres faits et gestes de chaque Abidjanais. Nul doute que si on avait pu en faire le compte exact, on aurait trouvé plus de gens payés pour espionner les citoyens, que de policiers et de gendarmes chargés de les protéger. Si le régime d’Houphouët était tellement pourri, c'est aussi et surtout parce que dès son instauration on y avait mis le ver !
Et le ver, c’étaient (ce sont) aussi un certain nombre d’hommes totalement indignes des rôles qu’ils tinrent (tiennent) sur la scène politique nationale, et qui d’ailleurs ne leur avaient été (sont) confiés que pour cela même qu’ils en étaient (sont) indignes. Aussi bien, venant d’un Bédié tel qu’il s’est dévoilé depuis 2002, le soi-disant « Appel de Daoukro » n’est nullement pour étonner ; ne dit-on pas que le chien ne change jamais sa façon de s’asseoir ? Et il ne doit pas non plus nous scandaliser au risque de nous distraire. En ces temps où certaines ambitions veulent se donner libre cours en surfant sur les illusions d’un peuple loyal et généreux, mais tragiquement désinformé, la combine d’inspiration françafricaine de Bédié devrait plutôt nous inciter à bien réfléchir à qui confier, à l’avenir, les clés de la destinée de notre patrie. 

Marcel Amondji


[1] - Il est vrai  que l’intéressé lui-même avait tiré un trait sur cette loi qui portait son nom et à laquelle, pour l’essentiel, il avait dû son grand renom dans toute l’ancienne Afrique noire française au milieu des années 1960 : « Chose curieuse, M. Houphouët-Boigny, depuis son accession à la présidence de la République, ne s’est jamais référé, du moins à ma connaissance, à cet événement. Mieux, dans une lettre datée du 27 février 1966, je lui proposais de commémorer le 20e anniversaire de cette loi et d’en profiter pour revivifier l’Entente. Il s’y refusa. » Sans doute ne voulait-il pas fâcher les colons en exaltant ce qu’il leur avait arraché ! (Jacques Baulin, La Politique intérieure d’Houphouët-Boigny, p.38, note 47),
[2] - Cf. : J. Baulin, La Politique africaine d’Houphouët-Boigny, p.171 : « Je crois, naïvement, de mon devoir de porter ces faits [il s’agit du détournement, par quelques étudiants membres de la direction du MEECI, de l’argent destiné à leur association] à la connaissance du président Houphouët-Boigny et de demander des sanctions non seulement disciplinaires, mais pénales. Le chef de l’Etat ivoirien se contente de me répondre froidement : "Et après ? Vous croyez que je me fie à leur honnêteté ? Mais je préfère qu’ils prennent mon argent, plutôt que celui des autres. Comprenez, ils nous font gagner du temps, ils nous sont utiles…" ».
[3] - Déclaration d’Houphouët lors du Conseil national de novembre 1983, in Fraternité Matin 14/XI/1983.
[4] - Voir dans ce blog : Il y a 31 ans disparaissait J.-B. Mockey, posté le 29 janvier 2012.
[5] - B. Dadié, Carnet de prison ; p. 233-234.
[6] - Cf. : Philippe Haeringer, Abidjan : l’apprentissage de la violence, Le Monde diplomatique mai 1986 ; et Fraternité Matin 20 mars 1995.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire